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L’ère du shoot

Un billet d’humeur de Sébastien Riou

Il y a peu, j’étais présent à un festival d’été comme il y en a tant dans nos belles régions. Il est 22 h, la nuit tombe, les têtes d’affiche commencent à jouer. Je suis comme d’habitude autour de la position de régie, bien (dé)formé par 30 ans de console. Bof, le mix n’est pas terrible, le style pas ma came, en plus ça joue fort : je décide de m’éloigner pour changer d’ambiance. Le site est un champ de foire tout en longueur clôturé des deux côtés ; je me tourne donc dans la direction opposée à la scène et marche à travers la foule compacte. Au bout de 50 m, cela s’éclaircit, mais je n’ai toujours pas changé d’ambiance : le son est aussi fort, désagréable. Je continue. Au bout de 100 m, je me trouve maintenant encadré par les buvettes, et le niveau sonore est autour de 100 dB. J’ai du mal à entendre les gens (qui crient) autour de moi et je commence à ne pas me sentir très bien. J’accélère, toujours dans la même direction, la scène n’est maintenant plus qu’une vignette colorée, mais j’en prends encore plein la poire. Bigre. Je suis à près de 200 m de ma position d’origine et je cherche une issue pour échapper au son. Mais il n’y en a pas, je suis à découvert. Je finis par me cacher derrière les toilettes où la cabine en plastique me donnera un peu de répit dans la panique montante : prisonnier du son ! Il fut un temps où, la tête dans le château, je cherchais cette emprise : en free party ou même aujourd’hui calé devant mes enceintes HiFi, la tête au sommet du sacro-saint triangle équilatéral, mais là je n’’ai pas choisi ! Je suis à 300 m du système et je ne sors pas de sa ligne de mire : le “shoot”(1) n’a jamais si bien porté son nom et il a été fait consciencieusement.

Photo © MJ

Flashback

En 1984, j’assiste à mon premier concert et c’est déjà un festival, le modèle séminal, le premier de tous en France : Elixir. Sur le site de Saint-Pabu, 50 ha de dunes herbeuses près de Brest, c’est Woodstock in Breizh. 20 000 personnes, et moi sur les épaules de mon père. À 100 m de la scène, l’après-midi, nous ne voyons pas grand-chose, à peine une dame aux cheveux verts qui se trémousse : Nina Hagen nous parle d’extraterrestres sur son reggae psyché. Mais j’entends la musique de loin, et du haut de mes 9 ans, cela ne fait pas mal, c’est chouette, ce n’est pas fort. Plus tard dans la journée, plus près, je sens dans mon corps les basses de Kim Wilde, c’est elle que je suis venu voir (et je la vois, à 30 m !). Enfin, dans la nuit noire, le tonnerre rockabilly des Stray Cats me fait me cacher dans le col de mon papa qui n’en rate pas une miette au premier rang. Des souvenirs pour la vie.

À l’époque, la sono ce sont deux assemblages d’enceintes hétérogènes mais c’est Bob Le Louarn, futur boss d’Eurolive, qui est aux manettes et il s’y connaît déjà le bougre. Il faut du doigté et de sérieuses capacités en soudure pour s’en sortir. Le son est bon (tout le monde le dit), et comme les lois de la physique l’ont décidé, la pression sonore est divisée par quatre à chaque doublement de la distance mesurée depuis le château. Cela paraît beaucoup ? En fait pas tant que cela, et deux fois moins de pression (-6 dB SPL) n’est absolument pas ressenti comme deux fois moins fort (faites l’expérience).

Christian Heil l’a bien compris, et lorsqu’il sort la révolution V-Dosc en 1992, il sait qu’il passe pour un magicien. Le son ne s’éteint plus quand on s’éloigne : deux fois plus loin c’est juste deux fois moins de pression, une paille. En plus avec la WST (Wavefront sculpture technology) le système est ultra directif (si la longueur de la “banane” est suffisante), sans interférences, et s’incrémente par tranche de 2°. La couverture de l’audience est totalement prédictive : c’est le début de l’ère du shoot.

Prédiction de la couverture acoustique d’un système son en salle

En 30 ans, la technologie est adoptée par tous les constructeurs et est devenue indispensable pour les méga concerts où l’on se doit de distribuer à chacun sa dose de son, chèrement payée. 40 000, 80 000, 120 000 personnes : c’est devenu la jauge la plus rentable pour les promoteurs. Pour le Super Bowl Halftime Show 2025 de Kendrick Lamar, on compte 200 K2 (l’héritier actuel du V-Dosc) et une centaine de caissons de graves pour 80 000 spectateur.rice.s. Autant vous dire que pas un cm² du stade n’échappera au refrain du rappeur : “They’re not like us !”.

Non, ils ne sont pas comme nous ces chasseurs de dB. Le silence est fatal, l’affaiblissement la marque des perdants. Pourtant, la législation s’empare de la question, et l’association AGI-SON œuvre efficacement depuis de nombreuses années dans ce sens pour éduquer les acteurs et faire que celle-ci n’entrave pas l’expression artistique. Dans le décret son de 2017, si difficile à appliquer, il est bien stipulé : “Créer des zones de repos auditifs ou ménager des périodes de repos (temps de pause) au cours desquelles le niveau ne dépasse pas la règle d’égale énergie fondée sur la valeur de 80 dB(A) équivalents sur 8 h”. Le cou de papa quand c’est trop fort ; ou la zone backstage où tu n’entends que la moitié du son mais tu sais que le concert est d’enfer, juste à l’électricité dans l’air. Parce que le son, on aime ça ; on s’en repaît, on s’y vautre, on s’y perd. Mais plus que le son, ce qu’on aime c’est la musique. Live. Et la musique en direct ce n’est pas une histoire de pression ni de couverture, encore moins de shoot (vous me voyez venir) : c’est du plaisir, une émotion incompréhensible et complexe, un moment. Un souvenir pour la vie. Alors mesdames et messieurs les shooteurs fous du line-array, faites-nous une fleur : plantez-vous. Oubliez un coin, 10 m au fond, ou même, tiens, le plein milieu pour voir ! Nous n’y entendrons rien ? Ben ce sera l’occasion de partager des mots doux. Et quand nous voudrons en prendre plein les oreilles, nous trouverons le meilleur spot. Ne vous en faites pas pour nous, nous sommes super bons pour ça.

(1).  Prédiction de la couverture acoustique d’un système de sonorisation

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