La spatialisation sonore entre au Panthéon
À l’occasion de la panthéonisation de l’écrivain Maurice Genevoix le 11 novembre 2020, le Président de la République française a passé commande d’une œuvre duale et pérenne au plasticien Anselm Kiefer et au compositeur Pascal Dusapin. Ce dernier a créé In Nomine Lucis, pièce électroacoustique spatialisée pour chœur de chambre, qui accompagne les six vitrines réalisées par Anselm Kiefer en hommage aux disparus de la Grande guerre. L’ingénierie innovante du dispositif de quelques soixante-dix haut-parleurs est de Thierry Coduys avec la complicité de la société Amadeus. C’est La Manufacture Sonore qui a réalisé ce chantier d’installation complexe à l’échelle du monument.
Une composition pour la voix
Les dimensions et la géométrie du lieu se prêtaient naturellement à l’écriture spatiale mais le temps de réverbération supérieur à 7 secondes imposait des contraintes sur le contenu sonore de l’œuvre. “Impossible de travailler sur des matières riches en transitoires comme un piano”, explique Thierry Coduys. “La voix, en revanche, nous paraissait une bonne idée.” Pascal Dusapin s’imagine le Panthéon comme un immense poumon de pierres qui se prendrait à chanter. Deux axes de création se dégagent. Les comédien.ne.s Florence Darel et Xavier Gallet enregistrent les noms de 15 000 soldats disparus pendant la Guerre de 14 pour un premier dispositif mémoriel assez simple : cette base de données est projetée de façon aléatoire au niveau du parterre sur des petites enceintes C 6 Amadeus. Mais la dimension compositionnelle et spatiale de l’œuvre prend réellement corps dans l’écriture des quinze chœurs, enregistrés a capella et en latin, par les dix-sept chanteurs de l’ensemble Accentus (sous la direction de Richard Wilberforce). Pascal Dusapin a composé en s’imposant une convergence harmonique permettant une recomposition, a posteriori, entre les pupitres des différentes pièces. Une première œuvre issue du montage de ces matériaux est donnée à entendre pour la cérémonie de panthéonisation de Maurice Genevoix. Parallèlement, une configuration muséale pérenne prend la forme de 220 séquences courtes diffusées aléatoirement toutes les quinze minutes. Par la suite, une troisième version de 42 minutes sera recomposée et proposée en soirées concerts à un public convié à une expérience immersive déambulatoire dans le Panthéon.
Des enceintes sur-mesure
Pour faire “chanter les pierres” du Panthéon, Thierry Coduys imagine dans un premier temps un maillage de 128 sources de petites dimensions (5 ou 8 pouces). Mais les essais effectués avec Amadeus ne sont pas concluants. Gaetan Byk, dirigeant de la société, nous explique : “Nous nous sommes vite aperçus que ce type de petites sources coaxiales n’était pas opérant dans le lieu en termes de projection du son. Nous avons essayé les standards que nous avions en gamme – C 12 et C 15 – qui intègrent un vrai pavillon guide d’ondes. Le résultat était sans appel. Ces enceintes ont été élaborées initialement pour la salle Firmin Gémier du Théâtre national de Chaillot avec un cahier des charges bien spécifique : conserver la modularité du point source tout en offrant un contrôle de directivité jusqu’à 800 Hz, une octave plus bas que les enceintes coaxiales traditionnelles. L’autre particularité est la compacité inhabituelle, avec une pointe en diamant à l’arrière permettant l’angulation sans augmenter l’encombrement”. Cette dernière caractéristique convenait parfaitement pour l’installation en corniche au Panthéon. C’est donc finalement cinquante-quatre enceintes C 12 passives qui sont retenues pour la couronne principale à 16 m de hauteur, complétées par huit modèles C 15 actifs disposés en pourtour de la coupole à 30 m de haut. “Nous avons poussé encore le développement de la gamme pour le Panthéon”, précise Gaetan Byk. “Michel Deluc (acousticien et directeur de la R&D) a conçu des guides d’ondes spécifiques avec une directivité parfaitement conique de 60° selon tous les axes.”
Une finition pierre
Gaetan Byk poursuit : “Le deuxième grand axe de recherche a été l’intégration esthétique des haut-parleurs. À l’origine, nous souhaitions développer des enceintes en pierre. C’était techniquement réalisable mais cela imposait le sous-traitement de l’ensemble du processus d’usinage, contraintes auxquelles s’ajoutaient des problématiques de poids. Nous sommes donc restés dans notre méthode de fabrication en orientant la recherche sur un aspect de finition pierreux appliqué sur le bois. Nous avons sollicité des spécialistes en restauration du patrimoine qui possédaient ces techniques de mélange de chaux, de résine, de poudre de pierre concassée et de pigments de couleurs. Au final, le pigment retenu (du charbon mêlé à la chaux blanche et à la poudre de pierre) donne un rendu légèrement grisé, comme sali par le temps. Le résultat est bluffant”. À noter que pour le parterre, deux finitions de C 6 ont été réalisées : un aspect pierre pour les enceintes fixées au mur et un aspect bois pour les modèles disposés au-dessus des portes de l’édifice. “Nous prenons plaisir à sans cesse nous dépasser, nous renouveler, à explorer matières et technologies sous toutes leurs formes. Ces soixante-dix enceintes revêtues de pierre, faisant corps avec le monument, sont la plus pure expression de notre savoir-faire et des valeurs que nous défendons. La société Amadeus est devenue un espace où artisanat d’art et innovations se conjuguent et se complètent”, conclut-il.
De la redondance à tous les étages
Dans le cadre très officiel de la cérémonie de panthéonisation, tous les flux audionumériques ont été sécurisés et doublés via le protocole Dante. Le choix de l’amplification s’est imposé. Il fallait des amplis d’installation multi-canaux compatibles Dante et des ressources DSP importantes pour calibrer l’ensemble du dispositif. Il a fallu compenser les variations d’impédance inhérentes aux très grandes longueurs de câble, variables d’une enceinte à l’autre. Ce sont les modèles Ottocanali 4K4 (250 W par canal/8 ohms) du constructeur italien Powersoft qui ont été retenus. Au total, l’installation comporte dix amplis huit canaux, répartis dans trois baies : les régies sud et nord sont situées au niveau des corniches et assurent l’amplification des C 12 et des C 6 au parterre. Une troisième régie au niveau de la coupole alimente les huit enceintes C 15 bi-amplifiées. Le poste de commande se trouve en rez-de-chaussée ; il comporte deux unités de lecture audio 128 pistes MT 128 de Broady Solutions (une unité principale et un back-up) connectées via Dante aux switchs Cisco SG300-20 primaire et secondaire. Ces derniers transmettent le flux audionumérique aux réseaux de fibre optique via leurs modules SFP mini GBIC. Le signal est réceptionné dans les régies des étages supérieurs et attaque les amplis Powersoft à partir des switchs Cisco des baies d’amplificateurs.
À pied d’œuvre
Le chantier d’installation a été confié à La Manufacture Sonore, sous la direction technique de Yohan Progler et Vincent Butori. Ils ont monté une équipe pluridisciplinaire de dix personnes, pour un chantier XXL de trois semaines au total. “Notre force a été de fournir une expertise large et non standardisée issue de la diversité de nos parcours respectifs. Pour ce projet, il fallait des techniciens dépassant leurs compétences premières. Par exemple, nous avons su mettre à profit notre expérience d’installation dans des bâtiments classés, problématiques que nous rencontrons souvent dans les théâtres”, explique Vincent Butori. “La première étape a été l’intervention de riggers/cordistes pour la pose d’une ligne de vie”, se souvient Yohan Progler. “Nous avons planifié leur intervention en deux temps du fait de la symétrie du bâtiment. La ligne a été posée d’ouest en est sur le côté nord, le temps de faire cette partie de l’installation, puis les cordistes sont revenus pour la déplacer de l’autre côté.” Vincent Butori complète : “Le lieu restait ouvert durant les travaux, ce qui nous imposait de dénaturer le moins possible l’espace de visite. Il y avait une équipe en corniche, une autre dans la nacelle et une troisième au sol pour gérer le zonage et le balisage”. L’étude des passages de câbles in situ, supervisée par un architecte des Bâtiments de France, n’a pas été une mince affaire. Il a fallu intégrer très rapidement la connaissance du monument, dans ses moindres recoins. Vincent Butori ajoute : “Pour acheminer la fibre optique, nous somme passés par des endroits qui n’avaient pas été visités depuis des décennies. Au final, seulement deux carottages ont été nécessaires dans les escaliers en pierre”.
L’installation et le câblage des haut-parleurs a représenté la plus grosse partie du chantier. Pas moins de 5,5 km de cuivre ont été tirés en plus des 800 m de fibre optique. “Les trois roads de l’équipe ont acheminé les enceintes et les longueurs de câbles en corniche par les escaliers en pierre des coursives. C’était une tâche extrêmement physique”, explique Yohan Progler. “Pour se faire une idée, les câbles les plus longs mesuraient 180 m en 4 x 2,5 mm2. Il a fallu les monter à dos d’homme puis les dérouler le long des corniches, accrochés à la ligne de vie à 16 m de haut.”
Les enceintes C 12 sont installées sur une platine support en acier spécialement conçue pour l’occasion et sécurisées par une élingue. Les C 15 en coupole sont supportées par des pieds en acier K&M et montées sur des lyres pour l’inclinaison. La pose des huit C 6 au niveau 0 s’est révélée relativement chronophage, le temps d’étudier des descentes de câbles discrètes depuis les régies en corniche. Par chance, des évidements datant de la construction du lieu pour le hissage des pierres ont permis de traverser la dalle en surplomb.
Un bel instrument à régler
Une fois le dispositif opérationnel, l’équipe de Thierry Coduys, assistée des ingénieurs d’Amadeus, a pris le relais durant les nuits pour une première étape de calibration. Un membre de La Manufacture Sonore restait également pour transmettre les informations à l’équipe de jour le temps de finaliser le chantier.
Gaetan Byk : Sur la couronne principale des cinquante-quatre C 12 en corniche, la position s’est révélée cohérente assez rapidement. Le tilt présentant le bon rapport son direct/son réverbéré a été rapidement validé. En revanche, le réglage des C 15 disposées autour de la Coupole nous a donné du fil à retordre. L’architecture génère de tels phénomènes de réflexions que le son direct se trouvait noyé et inintelligible. Nous avons privilégié une diffusion en indirect sur les vitraux du dôme. Ce choix est en cohérence avec la composition de Pascal Dusapin suggérant une dimension céleste qui tombe du dôme.
Thierry Coduys : Nous avons rapidement compris le potentiel de l’instrument de composition spatiale. C’est vraiment comme cela qu’il faut l’appeler. Avec un tel dispositif électroacoustique dans un espace comme le Panthéon, il ne s’agit plus seulement de projection du son. D’un point de vue psychoacoustique, cette découverte de l’instrument que nous apprenons petit à petit à maîtriser était passionnante.
Le développement spatial
Après différents essais, l’équipe retient l’algorithme KNN (K-nearest neighbors) dans le processeur Holophonix fourni par Amadeus pour le traitement des 128 canaux potentiels. Le principe du KNN est d’utiliser les k-enceintes les plus proches de la source virtuelle pour la sonoriser. Le son est réparti sur ces enceintes avec des différences de niveau sonore calculées par le processeur. “Pascal Dusapin et Thierry Coduys souhaitaient créer une expérience vivante, en donnant du mouvement aux chœurs écrits par Pascal Dusapin. Deux approches ont ainsi été explorées. La première a consisté en l’écriture précise de trajectoires parcourant le Panthéon, du nord au sud ou depuis la coupole vers le sol, par exemple ; la seconde impliquait le développement d’algorithmes génératifs contrôlant le déplacement d’ensembles de sources sonores en s’inspirant notamment de modèles physiques (simulation de vol de nuées d’oiseaux, modèles satellitaires ou stochastiques, …). Nous avons utilisé deux logiciels pour le développement de ces algorithmes, IanniX et Max ; le premier pour la gestion des trajectoires et le second pour la création des interfaces de jeu mises à la disposition de Thierry Coduys pour l’interprétation et le mixage des pièces”, explique Adrien Zanni, ingénieur/développeur chez Amadeus.
Thierry Coduys : Nous souhaitions éclater les pupitres des chœurs pour pouvoir spatialiser et brasser les basses, les altos, les sopranos provenant des différentes partitions et repositionner toutes ces sources dans l’espace. Pour le mixage objet, l’interface de contrôle ne pilotait pas de niveau mais des paramètres de vitesse, d’explosion, de trajectoires, de sens de trajectoires, … Nous mixions la nuit en enregistrant directement le résultat dans le MT 128. Pascal Dusapin se déplaçait dans le Panthéon pour valider les propositions. L’ensemble a été enregistré puis remonté sur 128 pistes. Au final, nous avons découpé des petites séquences qui sont manipulées par un algorithme gérant la lecture en exploitation.
Suite à la commande exceptionnelle d’une œuvre pérenne par la Présidence en 2020, le Panthéon s’est doté d’un instrument électroacoustique hors norme, fruit du développement et de la créativité d’une équipe de passionnés du son spatialisé. Souhaitons que la pièce de Pascal Dusapin puisse être à nouveau programmée en version concert pour que le public prenne toute la mesure de la composition sonore associée aux vitrines d’Anselm Kiefer. Espérons aussi que de nouvelles créations pourront se saisir de cet outil ambitieux dédié au son immersif qui, dans sa version muséale actuelle, reste sans doute sous-exploité.
- Amplification : 10 Ottocanali 4K4 Powersoft
- Switchs réseau : 8 Cisco SG300-20, modules fibre optique SFP mini GBIC
- Diffusion parterre : 8 Amadeus C 6 passives ( 1 x 6’’ LMF ; 1 x 1’’ HF)
- Diffusion corniche : 54 Amadeus C 12 passives (1 x 12’’ LF ; 1 x 1,75’’ HF)
- Diffusion coupole : 8 Amadeus C 15 bi-amplifiées (1 x 15’’ LF ; 1 x 3,5’’ MF, 1 x 1,75’’ HF)
- Lecteurs multimédia : 2 MT 128 Broady Solutions
Générique
- Pascal Dusapin : compositeur
- Thierry Coduys : mise en œuvre
- Guillaume Jacquemin : développeur
- Florence Darel, Xavier Gallet : comédien.ne.s
- Chœur de chambre Accentus, direction Richard Wilberforce
- Amadeus : Gaetan Byk (directeur), Adrien Zanni (développeur, chercheur-doctorant), Clément Vallon (ingénieur du son, technicien et formateur), Michel Deluc (acousticien, électroacousticien et directeur de la R&D)
- La Manufacture Sonore : Vincent Butori, Yohan Progler (direction technique)assistés de : Jean-Marc Noiran (chef roads), Paul Rias et Patrick Clitus (roads), Adrien Hollocou et Jules Fernagut (câbleurs), Nicolas Duval (câbleur fibre optique), Mallory Ragon, Gaëlle Lenoble et Simon Gasque (cordistes/riggers)