Fantasmagoria

Parler de la mort de manière tendre

Toutes les photos sont de © Martin Argyroglo

© Martin Argyroglo

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À l’approche des vingt ans de Vivarium Studio, Philippe Quesne nous entraîne dans un théâtre raconté par une communauté de pianos orchestrés de manière autonome. Au travers d’apparitions captivantes, de danses funéraires, de sons envoûtants nous parlant de la mort, cette dernière œuvre d’une grande poésie et d’artifices nous plonge dans l’univers singulier des fantasmagories. Philippe Quesne nous invite dans un théâtre de non-humains pour nous amener à nous questionner sur notre rapport aux objets et à la matière.

Inspiration

Fantasmagoria est la deuxième œuvre mécanisée de Philippe Quesne. Elle s’inscrit dans une suite naturelle du travail de l’artiste qui avait déjà expérimenté certains automatismes à travers Microcosm, une installation présentée et récompensée à la Quadriennale de Prague en 2019. Cette dernière, faisant dialoguer un piano automate et d’autres objets mécaniques dans un salon vitré, permet au metteur en scène de se rapprocher toujours un peu plus du théâtre d’objet et d’arriver à la création de Fantasmagoria, sa première pièce théâtrale de non-humains. Sur scène, des pianos esseulés et délabrés invoquent les esprits, nous envoûtent par jets de fumée, de feu, d’apparitions volatiles de squelettes, … Des mécanismes magiques à l’instar des premières machines célibataires dont s’est inspiré Philippe Quesne. “Ce genre était ce que j’avais envie de questionner dans cette pièce ; des spectacles automatisés comme à l’époque d’après la Révolution française avec la lanterne magique, les apparitions de dames blanches, de spectres, de fantômes”, confie le metteur en scène. Philippe Quesne s’inspire notamment du fantasmagore, savant et physicien Étienne-Gaspard Robertson qui déployait des spectacles de fantasmagories à l’époque trouble post Terreur où les spectateurs cherchent à se faire peur, à se confronter à la mort pour s’en délivrer. Le parallèle s’installe au moment où Philippe Quesne développe quant à lui ses propres lanternes magiques “pendant le temps de la pandémie où beaucoup de questions se soulevaient de cet état du monde, de virus que nous croyions disparus et qui resurgissent”.

Dans Fantasmagoria, la voix de Robertson nous accompagne en jouant les bonimenteurs et nous livrant ses questionnements sur la vie, la peur et la beauté de la mort. Il nous guide dans un univers raconté au travers d’apparitions d’esprits habitant ces pianos qui voudraient vivre à nouveau. Le texte s’est aussi tissé avec des extraits du Livre des esprits d’Allan Kardec ou encore des textes de la poétesse Laura Vasquez, Vous êtes de moins en moins réels.

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Matérialité

“La matière est le lien qui enchaîne l’esprit ; c’est l’instrument qui le sert et sur lequel, en même temps, il exerce son action.”
Livre I, chapitre 2, Le Livre des esprits, Allan Kardec

D’entrée de jeu, le spectateur découvre ces drôles d’interprètes occupant entièrement un endroit neutre apparemment abandonné et où un semblant de vie s’est arrêtée brutalement. Quinze pianos éparpillés sur scène ; certains sont debout, d’autres couchés ou encore suspendus. Ils sont entourés d’enceintes, de hauts parleurs, de morceaux de pianos, de tabourets renversés, … Les pianos semblent tous désossés ou bien cassés. Illuminés depuis l’intérieur, nous devinons qu’une âme y gît encore. Touches, claviers, caisses, marteaux feutrés, cordes, sommiers, les entrailles des pianos nous sont dévoilées dans une ambiance calfeutrée qui rassure et laisse peut-être le spectateur à ses souvenirs : des leçons reculées de solfège, un piano familial niché au fond d’un salon depuis quelque temps en mémoire d’un membre disparu, un piano hérité et impossible à accorder. Ne pourrions-nous pas d’ailleurs voir dans l’esthétique de cet étrange meuble des traits humains : dents, mâchoire, pieds, poumons, cordes vocales ? Le piano est aussi le premier instrument utilisé lors des premières séances de cinéma mises en musique, descendant des spectacles de fantasmagories. Ayant souvent utilisé le piano dans ses propres pièces, le choix de cet élément scénographique était intuitif pour Philippe Quesne. Certains proviennent de donations d’habitants de Lausanne, d’autres sont issus d’anciennes scénographies du metteur en scène même. “À Lausanne, il y avait aussi des pianos assez célèbres qui avaient accompagné la magnifique création d’objets animés d’Heiner Goebbels, Stifters Dinge.” En somme, tous sont des écrins d’âmes. “Nous avons donné l’occasion à ces pianos de revivre un spectacle qui leur est totalement dédié. […] C’était aussi une manière de rendre hommage à d’illustres prédécesseurs, créateurs qui ont eux-mêmes développé des pièces mécanisées”, explique Philippe Quesne.

“Les Esprits occupent-ils une région déterminée, limitée et constante ? […] Les Esprits ont-ils une forme déterminée, limitée et constante ?”
Livre II, chapitre 1, Le Livre des esprits, Allan Kardec

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Si l’homme a sa mécanique, les pianos de Fantasmagoria aussi, avec pour chacun d’entre eux une partition bien particulière et sophistiquée, comme si chaque esprit qui en sortait se matérialisait à sa manière. Tous les événements sur scène fonctionnent avec un système MIDI : les différentes séquences, les jets de fumée, de flammes, l’activation des moteurs sont déclenchés par des repères sur la partition sonore. Trois pianos ont leurs touches mécanisées et jouent une partie de la mélodie alors que d’autres possèdent des systèmes motorisés et cachés : lumières, membranes d’enceintes faisant vibrer cordes ou carcasses, moteurs faisant voyager les pianos suspendus, coussins d’airs soulevant et refermant le couvercle des pianos. Comme dans un concert, chaque instrument a une ligne bien définie et millimétrée. Chaque son produit participe à l’humanisation des instruments mais aussi à la création musicale de Pierre Desprats. “Cela a vraiment été un travail de plateau et la musique s’est créée au fur et à mesure aussi, en observant ce que produisait les objets, en inventant des mélodies et en travaillant sur ce montage de voix et de textes enregistrés qui sont dits par deux acteurs”, confie le metteur en scène. En plus d’apporter de la parole et de la poésie, ces voix, présentes dès le début de la pièce, sont une accroche humaine qui lie d’empathie le spectateur aux interprètes. Ainsi, à chaque séquence, le spectateur se fait embarquer par la magie produite des différents mécanismes physiques mais aussi par les mélodies, parfois dissonantes, et des textes tantôt murmurés, chantés, criés, lus, nous parlant d’une forme de beauté de la mort. L’équilibre est justement trouvé entre voix et sons pour laisser le champ libre au public de décrocher de temps en temps le regard ou libérer le mental. Si les voix s’arrêtent parfois, un piano souffleur infatigable en fond de scène redonne le tempo.

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Ubiquité

“La matière fait-elle obstacle aux Esprits ? Non ils pénètrent tout : l’air, la terre, les eaux, le feu même leur sont également accessibles.”
Livre I, chapitre 2, Le Livre des esprits, Allan Kardec

Malgré la technicité de la machinerie, Philippe Quesne garde une sensibilité pour le côté artisanal, notamment pour les apparitions des fantômes et squelettes se mouvant, se superposant dans l’entièreté de l’espace. Les moyens sont ainsi limités à quelques vidéoprojecteurs dont un projetant sur un cyclorama au lointain prenant toute la surface de l’arrière-scène. Il permet aussi la projection de face venant sur un grand tulle en avant-scène. Si Robertson utilisait des miroirs sans tain à 45°, le metteur en scène invente également ses fantascopes en créant trois écrans de fumée verticaux jaillissant des pianos par un système de courant d’air maîtrisé. Ces derniers permettent d’arrêter le flux des images animées, projetées par trois autres vidéoprojecteurs placés derrière les pianos. Toute cette composition donne une impression de squelettes flottant sur différents plans et hantant un espace devenu nébuleux et brumeux. Fantasmagoria illustre habilement la manière dont les fondamentaux de la science servent à l’art et à l’invention des imageries, sans pour autant aller vers un spectacle surtechnologique mais usant des techniques plus ancestrales et magiques du théâtre.

Une perméabilité entre la scène et la salle s’installe, comme une invitation aux spectateurs à s’engager plus physiquement dans cet écrin. Quelques séquences en mémoire. Des rondes macabres jaillissent doucement des pianos, s’amplifient pour se mêler petit à petit à une horde de squelettes sortant d’une forêt lointaine dont les pas sont marqués par des bruits de timbales. Les sons des pianos se transforment en accord de guitare électrique, les pianos sifflent, certains tournent sur eux-mêmes, tout est noir et un harmonica déchire l’espace, comme si un esprit enfermé soudain se libérait. Sur le texte doux de Laura Vasquez, l’atmosphère devient chaude et orangée, une mélodie de guitare/piano nous berce, quelques flammes crépitent et les esprits semblent s’envoler.

L’accord créé entre le rythme des images, l’enveloppement du son et les mécanismes des pianos cadence la pièce, faisant voyager le spectateur entre moments d’inquiétude et d’autres plus suspendus ou insolites. Philippe Quesne joue ainsi avec ces animations, les ambiances lumineuses de Nico de Rooij et les sons comme un montreur de tour de fête foraine. Il nous plonge dans ce jeu du visible et de l’invisible en nous envoûtant par l’imagerie de la mort tout en laissant à nu sur scène la technique ; une manière d’assumer les matériaux tels qu’ils sont, un peu comme lors d’un concert d’orchestre où il est possible de voir une perche de micro, des partitions, tous les objets inhérents à la diffusion.

© Martin Argyroglo

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Des machines pas si célibataires

Nous nous plaisons à penser qu’au bout du compte, ces machines ne sont finalement pas si célibataires. Cette communauté de pianos s’animerait-elle sans le rapport au public ? À travers Fantasmagoria, Philippe Quesne cherche à émouvoir le public devant les objets. Il questionne l’attention que nous portons sur les choses, les objets, les matériaux. Au fond, malgré ses imageries de squelettes et fantômes, la pièce n’est en rien macabre. “Il y avait une idée de transposer des atmosphères de contes, de légendes, de forêt, une certaine forme de douceur de voir des squelettes s’envoler, de parler de la mort de manière tendre”, livre le metteur en scène. Elle a en effet un côté enchanteur, où le spectateur aimerait presque que les pianos se recomposent “par magie” à la fin de ce conte. Finalement, le spectateur est hypnotisé dans un tourbillon de mille os finissant sur un court-circuit nous faisant retourner comme une toccata fuga à la scène initiale. Nous restons suspendus dans l’émerveillement comme au réveil d’un rêve mais cette fois partagé et vécu collectivement. La machine est finalement rodée, affinée au cours des dernières représentations du dernier Festival d’Automne. La troupe de pianos est prête à partir en tournée sur les planches des théâtres de Zurich, Roubaix et bien d’autres.

 

 

  • Conception, mise en scène, scénographie : Philippe Quesne
  • Création musicale : Pierre Desprats
  • Collaboration artistique : Élodie Dauguet
  • Création lumière : Nico de Rooij
  • Voix : Isabelle Prim, Èlg, Pierre Desprats
  • Collaboration dramaturgique : Éric Vautrin
  • Accessoires : Mathieu Dorsaz
  • Collaboration technique : Marc Chevillon
  • Assistante : Fleur Bernet
  • Animation 3D : Bertran Suris, Philippe Granier
  • Construction des décors : Atelier du Théâtre Vidy-Lausanne
  • Production : Elizabeth Gay, Sylvain Didry
  • Régie générale : Quentin Brichet
  • Régie vidéo :Matthias Schnyder, Nicolas Gerlier,
  • Régie son : Ludovic Guglielmazzi
  • Régie plateau : Paulo Da Silva, Fabio Gagetta
  • Régie lumière : Michel Duvivier, Farid Deghou
  • Production : Théâtre Vidy-Lausanne, Vivarium Studio

Avec la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings

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