“Une bonne scénographie comporte un vide”
Concepteur de décors et d’espaces sonores, éclairagiste, costumier ou encore photographe de plateau, le Belge Michel Boermans est bien plus qu’un scénographe : il est un homme de théâtre, au sens large du terme. Un touche-à-tout passionné qui coordonne depuis 1990 la pédagogie du département théâtre de l’INSAS (Institut supérieur des arts de la scène) de Bruxelles. Une fonction dont il se retire cette année pour prendre sa retraite. L’occasion de revenir avec lui sur une partie de sa carrière et sur les enseignements très transversaux de l’INSAS.
Comment avez-vous découvert le théâtre ?
Michel Boermans : Dans une classe d’école maternelle, avec une institutrice hors du commun. Une salle de spectacle se trouvait dans le complexe scolaire et nous faisions tous les ans une ou deux représentations. Curieusement, plusieurs de mes confrères sont passés par la même “filière” : nous avions eu la même institutrice et la même expérience qui nous avaient amenés à continuer le théâtre. Mes parents étaient par ailleurs extrêmement attachés au théâtre. Ils m’y ont emmené alors que j’étais très jeune. Je suis né à Liège et cette ville est associée à la longue histoire d’un festival de théâtre contemporain qui a été fondé à peu près en même temps que celui de Nancy, créé par Jack Lang. D’ailleurs, un grand nombre des troupes qui sont passées dans ce festival sont aussi passées à Nancy. Très jeune, j’ai été confronté à la fois à un théâtre plutôt classique au Théâtre national de Belgique et à des compagnies proposant des formes théâtrales beaucoup plus contemporaines. C’est ainsi que je me suis retrouvé à faire du théâtre.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement “accroché” à cette discipline ?
M. B. : C’est vraiment difficile à dire. Il me semblait que c’était l’endroit où le monde était à portée de main, où nous pouvions le saisir, le raconter ou le refaire. Lorsque j’étais à l’école secondaire (ce qui correspond au collège et lycée en France), il y avait une troupe de théâtre extrêmement active que j’ai rejointe et avec laquelle j’ai travaillé pendant très longtemps. Mais je n’ai jamais voulu devenir acteur, même si j’ai joué. Les coulisses m’ont toujours paru être l’endroit le plus magique d’un théâtre.
Pour quelles raisons ?
M. B. : Parce que c’était une sorte de monde à part, en dehors de tout, qui permettait de construire quelque chose, d’être dans le secret de ce qui était en train de se faire, tout en étant soi-même le spectateur. Mais un spectateur très particulier, puisque nous connaissions en grande partie les clés de la création.
Vous êtes vous-même diplômé de l’option théâtre de l’INSAS. Pourquoi vous êtes-vous finalement dirigé vers la scénographie ?
M. B. : À l’INSAS, depuis que l’école existe (1962), il y a deux cursus : un cursus interprétation dramatique et un qui aujourd’hui s’appelle “théâtre et techniques de communication”. Ce dernier est le chemin qu’empruntent les étudiants qui veulent rejoindre le plateau sans suivre celui de l’acteur. Il forme à un peu tous les métiers du théâtre. Cela est de plus en plus formalisé depuis quelques années. Mais jusqu’à six ans en arrière, c’est au travers de leur travail de fin d’études que les étudiants affirmaient la branche du théâtre qu’ils allaient choisir. Il y a désormais un master clairement identifié écriture, un centré sur la production et un autre sur la scénographie. Ce dernier propose soit de concevoir des décors et des costumes, soit de l’éclairage, soit de l’environnement sonore. C’est le parcours que j’ai suivi. Il y a toujours eu dans celui-ci une dimension “jeu” (manière d’arriver au plateau par l’expérience physique). Dimension qui, depuis vingt ans, est devenue beaucoup plus importante et nous permet de régler de très nombreuses questions sans avoir à les poser et à débattre. Le fait même d’être sur le plateau permet aux étudiants de comprendre intuitivement et physiquement une série de paramètres de construction d’un spectacle.
Et donc pourquoi la scénographie ?
M. B. : Un peu par hasard. Mais aussi parce que l’école, à l’époque, était une sorte de grand chantier permanent. Ce qu’elle est toujours un peu. Je me suis retrouvé dans une promotion d’acteurs avec la volonté collective de faire les choses nous-mêmes, c’est-à-dire de remplir les trous de la formation et chacun est un peu allé spontanément vers ce qu’il savait faire. Il se trouve que je savais planter des clous et tenir une scie sans me blesser. J’avais également déjà travaillé comme machiniste ou comme électricien et j’étais capable de régler un projecteur. J’ai découvert que non seulement cela me plaisait, mais que j’y arrivais avec un certain succès, tandis que d’autres parvenaient à faire d’autres choses. Donc nous avons fait chacun ce que nous faisions le mieux, en quelque sorte, et cela m’a comblé car je n’ai jamais arrêté. Mais d’une façon assez large car j’ai pu à la fois élaborer des costumes, des décors, du son, de l’éclairage, de la vidéo, … Ces outils un peu stables me conviennent mieux que le matériel humain qu’est l’acteur.
Vous avez notamment participé en tant que scénographe à l’aventure du Théâtre mobile de Marc Liebens, à Bruxelles, au début des années 80’. Que retirez-vous de cette expérience ?
M. B. : D’abord d’avoir rencontré des gens étonnants pour qui je me suis retrouvé à faire des décors un peu par hasard. J’y ai rencontré Claude Lemaire, qui était la scénographe de la compagnie pendant un certain temps et j’ai alors vu pour la première fois quelqu’un travailler comme scénographe, dans une démarche plus contemporaine puisque dans mes études à l’INSAS, j’ai dû avoir en tout et pour tout trente heures de scénographie et trente heures d’éclairage. Ces gens avaient une approche du théâtre incluant une démarche de dramaturgie, presque au sens allemand du terme. Et ils n’ont pas hésité à me confier des responsabilités, ce que personne d’autre n’aurait fait.
Vous avez contribué à faire sortir le théâtre des lieux qui lui étaient assignés, notamment au travers de la création du Théâtre Océan Nord aménagé dans une ancienne usine. Aujourd’hui, avec la pandémie, n’assistons-nous pas au retour de cette réflexion sur les espaces dédiés au spectacle alors que nous pouvons avoir l’impression que les arts dits vivants sont prisonniers des salles ?
M. B. : Nous avons été nomades à un moment donné. Puis nous avons eu besoin de poser nos valises. Nous avons alors trouvé ce qui est devenu le Théâtre Océan Nord, en 1986. Nous nous sommes installés dans une ancienne usine d’embrayages et de plaquettes de freins. Pas du tout avec l’idée d’en faire un lieu de spectacle, mais plutôt une fabrique de théâtre avec des ateliers, des salles de répétition, … Nous avons tout de suite été dépassés par la demande de présenter au public les travaux qui s’y répétaient et nous sommes donc devenus un lieu de spectacle.
Je pense que dans ce domaine il existe des différences entre la France et la Belgique, et ce sur plusieurs plans. Lorsque nous commencions à être très actifs dans les années 80’, les lieux institutionnels étaient totalement verrouillés sur le territoire de la Fédération de Wallonie-Bruxelles. Le premier lieu qui s’est ouvert au milieu des années 70’ s’est appelé le Théâtre du Parvis et s’est créé dans une commune socialiste de Bruxelles, avec comme fondateur Marc Liebens. Toute la première génération de ce que nous avons appelé ici le “jeune théâtre” s’est retrouvée dans ce creuset qui a bouillonné pendant trois ans. En sortant de ce lieu, ses animateurs n’en ont pas trouvé d’autres pour les accueillir et ont commencé à rechercher des lieux alternatifs. Bruxelles, à l’époque, était riche de lieux ex-industriels, il y avait des friches partout. Il était possible de trouver des endroits non excentrés et dans lesquels bricoler un théâtre. Même si cela n’était pas revendiqué, je crois que cela a aussi correspondu à une volonté de sortir de l’institution théâtrale et de ce qu’elle représentait. Il s’est ouvert de nombreux lieux. Nous nous sommes retrouvés dans des cathédrales industrielles inchauffables, avec des hauteurs immenses. Mais cela a tout de même produit des aventures fortes car en sortant des murs des théâtres, nous avons pu raconter et mettre en scène d’autres réalités. Puis, certains de ces lieux ont survécu et se sont professionnalisés, en quelque sorte.
Je ne sais pas de quoi sera fait le futur, car la plupart de ces endroits sont restés sauvages et si des normes de circulation ou de ventilation s’imposaient à eux, ceux-ci n’auraient pas les moyens de s’y conformer. Mais de très nombreuses générations d’étudiants, une fois sorties de l’école, sont restées à Bruxelles à cause de cette multiplication de lieux potentiels et de cette facilité à mener un projet, à trouver des endroits adaptés aux montants des subventions obtenues et ouverts à la jeune création. Et ce aussi bien en théâtre qu’en danse.
La présence de ces lieux a-t-elle contribué à alimenter le contenu des formations de l’INSAS ?
M. B. : Oui car l’École défend, depuis sa fondation la possibilité de faire du théâtre dans une grande variété de lieux. Elle n’a jamais eu de salle de spectacle. Elle occupe les locaux d’une ancienne école secondaire qui a été construite à la fin du XIXe siècle. Elle comprend un immense préau couvert en son centre et des ailes qui rayonnent sur les côtés. Cela correspond à ce que les étudiants vont trouver en sortant de l’école. Cela a donc une très grande influence sur l’esthétique et la pratique de la scénographie qui va être la leur puisque même si nous les emmenons dans des salles de spectacle, notamment pour les fins d’études des acteurs, leur plus grande expérience sera d’avoir travaillé dans d’anciennes salles de classe avec 5,50 m de hauteur sous plafond. Et la plus grande salle que nous avons est une ancienne salle de gymnastique. Les accroches ont été bricolées en fonction des possibilités de chacun des espaces. Cela leur permet d’aller partout, en quelque sorte, et de ne pas penser la scénographie comme étant destinée à un plateau équipé, avec un budget conséquent, un atelier derrière, une équipe d’éclairage, … Ils sont dans ce que nous appelons le “théâtre de guérilla” : si vous avez quelque chose à dire, vous trouverez toujours comment le dire. Alors, dites-le.
Pour les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi, est-ce important de pouvoir s’adapter à différents types de lieux ?
M. B. : Je pense que oui. Mais c’est aussi une différence entre la France et la Belgique : le champ professionnel est issu de tout ce que je viens de vous décrire et non de la présence de théâtres à l’italienne dans chaque préfecture, avec des salles mythiques dans les plus grandes villes, avec des moyens importants, … Ici, en 1970, il y avait le Théâtre national, le Théâtre du Parc, le Rideau de Bruxelles. Puis s’est ajouté le Théâtre de Poche. Mais tout ce dont nous parlions auparavant s’est construit en dehors d’une tradition du théâtre, avec un champ professionnel qui n’était pas du tout aussi structuré qu’il l’est en France, avec une hiérarchie de professions. Lorsque j’ai commencé, nous étions sensés faire le son, la lumière, conduire le camion, monter le décor, … Chacun d’entre nous savait faire un peu tout cela. C’était la pratique majoritaire. L’école s’est adaptée à cela et a continué à former les gens sur le modèle de la polyvalence.
C’est pour cela que, pour vous, “l’objectif à atteindre” est celui où “le travail scénographique se dissout entièrement dans le mélange qu’est le spectacle” ?
M. B. : Pour moi oui. Un spectacle n’est fait que d’un ensemble de compétences et de talents qui se rassemblent. Et si l’un d’entre eux est trop visible, c’est souvent au détriment du spectacle dans son entier.
L’œuvre scénographique n’existe donc jamais pour elle-même ?
M. B. : Pour moi non. Mais je sais que c’est assez mal vécu par un certain nombre de mes collègues. J’ai un souvenir assez fort d’un Festival d’Avignon In dans lequel nous étions allés jouer. Une photographe faisait le tour des plateaux pour photographier les dispositifs scéniques des différentes créations. Je me souviens de ma perplexité en regardant les images, en me disant que cela n’avait aucun sens et ne racontait absolument pas le spectacle. Il manquait l’essentiel. Cela reste une base de ce que j’ai essayé d’expliquer à des étudiants : le scénographe crée un alphabet. Au mieux, il peut écrire des mots. Mais ce n’est pas à lui d’écrire les phrases et les chapitres. Pour moi, une bonne scénographie est quelque chose qui a un trou, qui comporte un vide, qui appelle à ce que ce vide soit comblé par la présence d’acteurs, de mouvements, de la lumière ou du son. La scénographie ne doit pas prendre toute la place.
D’où l’importance d’avoir une bonne compréhension de ce que les autres font ?
M. B. : Exactement. Et à l’École je suis obligé d’amener les étudiants vers une pensée de l’amont puisqu’ils vont spontanément vers la construction de l’espace, en même temps que la construction de la mise en scène.
L’idée n’est-elle pas aussi de leur laisser le choix de se diriger empiriquement vers tel ou tel domaine ?
M. B. : C’est exactement cela. Lorsque je dois expliquer à des gens comment fonctionne l’École, je leur dis qu’il y a d’abord un tronc commun, comme celui d’un arbre ; puis que l’étudiant va prendre la branche principale, puis le rameau, et dans le meilleur des cas, va trouver la feuille qui est son endroit de compétence maximum. Tout en pouvant par la suite revenir à la branche. Mais tout part vraiment d’un tronc et c’est l’étudiant qui va, au travers de ce qu’il va vivre dans l’École, découvrir qui il est et où il va. Lorsque nous demandons aux candidats ce qu’ils veulent faire, tous répondent qu’ils veulent devenir metteur en scène. Puis je constate quatre ans après que certains s’accomplissent et sont heureux à d’autres endroits du plateau. L’objectif de l’École est que, lorsqu’ils en sortent, ils savent ce qu’ils veulent faire et qu’ils savent faire un spectacle. Mais il faut aussi qu’ils soient conscients des éléments techniques qui peuvent spécifiquement leur manquer dans le cadre d’un projet. Pour ensuite pouvoir aller les chercher là où ils se trouvent.