Pierre Gautier

Une vie dans les secrets de l’envers des décors

C’est une grande histoire de famille. Tout d’abord, la trajectoire professionnelle de Pierre Gautier est inscrite dans l’histoire de l’entreprise familiale Féchoz. Quarante-cinq années à diriger, avec son épouse Micheline Gautier-Féchoz, une société majeure en équipements scénographiques et machinerie scénique, AMG-Féchoz ; ils ont été rejoints dans l’entreprise par leur fils Jean-Pierre et leur petit-fils Guillaume.

Mais Pierre Gautier fait aussi partie de l’histoire de la famille des scénographes d’équipement dont il a été le compagnon de route tout au long de sa vie professionnelle.

Photo © Micheline Gautier-Féchoz

Photo © Micheline Gautier-Féchoz

Son nom est lié à plus de quatre-cents lieux de spectacle à travers le monde : équipements scéniques, bâtiments neufs ou réhabilitation et modernisation des machineries. Le livre qu’il publia en 2012, Traité de scénotechnique – Machineries et équipements des salles de spectacle, restera une référence pour les professionnels mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent au théâtre, à la scénographie et à la machinerie. Il faudrait remonter à 1944 et au livre Traité de scénographie de Pierre Sonrel pour retrouver un ouvrage équivalent. Ce livre est le témoignage du très riche parcours et des années d’expérience de terrain de Pierre Gautier, où la cage de scène n’avait pas de secret pour lui. Il a su nous faire profiter de son approche et de sa compréhension de la machinerie grâce à de nombreux dessins et croquis personnels accompagnés d’explications claires et surtout très précises.

Pierre Gautier est né en septembre 1931. Après une formation en génie électromécanique, il commence à travailler à la SNCF qu’il quittera en 1954 pour rejoindre le monde de la machinerie scénique, dans l’entreprise familiale Féchoz, comme directeur technique et commercial et ingénieur conseil. C’était l’époque des aménagements scéniques des salles de cinéma, de la scénotechnique des écrans et des rideaux, à l’image du Théâtre de l’Empire transformé en Cinérama. Les projets vont évoluer vers l’univers théâtral et il prend la responsabilité des études techniques et financières des bâtiments culturels et salles de spectacle. Comme il le fait remarquer dans l’introduction de son livre à propos de la machinerie scénique : “J’ai ainsi accompagné la progression technologique la plus rapide de l’histoire si l’on considère le passage d’une pratique ancestrale, inchangée jusque dans les années 1950, à l’informatisation contemporaine”.

Les collaborations dans les conceptions et réalisations de projets s’enchaînent. La liste est longue, les échelles différentes, et nous ne pouvons en citer que quelques-uns comme la MC93, l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, Le Volcan au Havre, la Scène nationale de La Roche-sur-Yon, le Théâtre de la Ville, le TNP de Villeurbanne, le Théâtre de l’Odéon, de Meaux, Colombes, la salle Pleyel, l’Opéra Bastille, la Maison de la Radio, la Gaîté Lyrique, le Palais des festivals et des congrès de Cannes, la Philharmonie de Paris, le Mucem, le Zénith Oméga de Toulon et tant d’autres. Il a reçu, en 1992, la médaille d’argent de l’Académie d’architecture pour l’ensemble de sa carrière et a été nommé, en 2010, Chevalier des Arts et des Lettres avec son épouse.

La carrière internationale de Pierre Gautier s’étend de l’Europe à l’Afrique jusqu’en Asie avec des projets de grande ampleur comme le Palais des congrès de Niamey au Niger, une salle de 7 000 places à Lagos, le grand Opéra national de Bagdad (en 78-80), le Grand Théâtre national de Dakar, le Palais des congrès de Lomé au Togo ou le Grand Opéra de Hanoï qui a entièrement été rénové et où il a proposé la motorisation de tous les équipements. C’est à cette époque qu’il proposa l’élaboration d’un théâtre mobile de 600 places en Irak dont deux ont été constitués sur son modèle.

Pierre Gautier va collaborer avec les plus grands scénographes et architectes. Il a été conseiller en scénographie auprès de Camille Demangeat lors du lancement des maisons de la culture. Avec Bernard Guillaumot, il a participé au projet des gradins télescopiques pour le Théâtre des Quartiers d’Ivry, un procédé qui sera repris dans d’autres théâtres comme la MC93 et Aulnay ; mais également d’autres gradins mobiles sur coussins d’air à Dunkerque. Il collabora sur de nombreux projets avec Igor Hilbert. Très proche de Valentin Fabre et Jean Perrottet, Pierre Gautier n’hésitait pas, dans son rôle d’ingénieur conseil, à étudier des variantes à leurs propositions.

Jacques Moyal raconte son premier contact comme jeune scénographe avec Pierre Gautier en novembre 1972, à l’occasion de la salle de l’Agora d’Évry : “Il m’avait dit ‘Jacky, tu es jeune et voilà comment on fait une note de descentes de charges d’un équipement scénique (papier, crayon, gomme et calculette)’. J’allais chez Féchoz et Pierre m’expliquait les principes techniques de la scénographie comme les premiers gradins télescopiques, les écrans tendus, …Puis, en tant qu’ingénieur conseil, il m’a aidé à concevoir. Depuis, se sont succédés des milliers d’échanges, de collaborations, de conseils et surtout une amitié”.

Inventif, il était à la pointe des idées nouvelles. Micheline Gautier-Féchoz raconte : “Lors de la rénovation de la Comédie-Française, il était question de remettre les mêmes moteurs et les mêmes commandes. Pierre a eu l’idée de la gestion informatisée et proposa un prototype qu’il expérimenta d’abord dans la machinerie scénique du Théâtre de l’Empire. C’est ainsi qu’en 1975 débute la gestion informatique à la Comédie-Française”. C’est aussi lui, le premier, qui va proposer l’homologation et l’utilisation de la technologie Spiralift de Gala Systems en France, un système mis en place à Monaco pour la première fois.

À partir de 1988, il a exercé en tant qu’ingénieur conseil en scénographie. Comme l’expliquent Josette et Jean-Louis Chassard, “nous avons rencontré Pierre Gautier à l’occasion du projet du Théâtre de Sablé-sur-Sarthe en 1979, puis lors de la rénovation de la salle Pleyel et du Théâtre du Puy-en-Velay. Il a toujours été disponible à notre égard et prêt à résoudre des problèmes insolubles avec nous, notamment dans les théâtres historiques”. Ils se remémorent leurs nombreuses discussions techniques mais la notion d’amitié revient toujours.

Pour Thierry Guignard, “Pierre Gautier a fait avancer la réflexion scénographique. Il a participé aux grandes transformations de ce domaine et a joué un rôle important dans l’évolution technologique de la machinerie théâtrale. Son livre, que je continue à offrir, est un travail remarquable”. Comme le nomme un de ses amis, Alain, “un génial ‘deus ex machina’”.

Derrière l’ingénieur conseil, c’est surtout l’homme gentil, discret et généreux qui apparaît. Michèle Kergosien qui l’a connu il y a plus de trente ans explique : “Nous nous sommes rencontrés sur le projet de l’Auditorium de Dijon où il trouvait toujours des solutions, il échangeait avec Bill Allison de Artec par des dessins. Il avait été très apprécié par l’équipe américaine sur ses compétences pointues. C’est un homme que j’ai toujours apprécié. Il avait de la sagesse et une certaine malice dans le regard. Il connaissait beaucoup de choses, comme l’histoire de tous les mécanismes. Il aimait le théâtre et il aimait ce qu’il faisait. Humble et toujours prêt à échanger avec tout le monde, quelle que soit la personne, il donnait sans demander de retour. Un sachant ne voulant pas se montrer sachant parce qu’il avait une modestie qui l’empêchait de se mettre en avant. Il a œuvré pour beaucoup de projets sans que nous le sachions. Par ailleurs, nous sentions une vraie complémentarité dans le couple qu’il formait avec Micheline Gautier-Féchoz. C’était un pédagogue, il était dans la transmission et son livre en est un vrai témoignage. Il aurait pu être un merveilleux enseignant”.

À ceci Micheline Gautier-Féchoz ajoute : “Il avait une simplicité naturelle, aussi à l’aise quand il discutait avec les ouvriers qu’avec les ministres. C’était un passionné par la recherche et le goût des prouesses techniques. Il aimait dessiner des heures durant dans son bureau”.

Jean-Pierre Gautier raconte son aventure père/fils de toute une vie.

Du plus loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours baigné dans la scénographie d’équipement. Quand, autour de la table familiale, nous sommes entourés d’Alexandre Féchoz, Micheline Gautier-Féchoz et Pierre Gautier, l’avenir semble tout tracé et, par conséquent, le mien l’a été. Dès l’adolescence, j’ai eu la chance d’accompagner mon papa lors de visites de chantiers de réalisations souvent prestigieuses et néanmoins toujours passionnantes. Cette passion naissante m’a conduit à choisir des études me permettant de m’y consacrer pleinement. Très rapidement, et après avoir intégré l’entreprise familiale, j’ai pu collaborer avec lui sur des projets d’envergure internationale tels que le Palais omnisports de Paris-Bercy, le TV Center à Riyadh, le Théâtre de Yamoussoukro ou certains théâtres en Irak. Cette période de formation à ses côtés m’a permis d’accéder très jeune à des responsabilités dans la gestion de chantiers importants comme le Palais des festivals et congrès de Cannes. C’est de Pierre Gautier que je tiens donc le goût immodéré de ce métier et j’ai pu constater que c’est sa rigueur, sa précision et sa part de créativité qui ont permis, au fil des ans, de rendre innovante la scénographie d’équipement. Chaque pas de ma vie professionnelle a été guidé par ce que Pierre Gautier m’a enseigné et, à chaque décision importante que j’ai prise dans le cadre de mon métier, j’ai souvent ressenti son influence.

Jean-Hugues Manoury se remémore : “C’était avant tout un véritable compagnon de route, un initié avec qui, comme entre pêcheurs, nous échangions ‘les bons coups’ sans retenue car nous savions que l’autre n’en ignorait rien. Passer des heures à se raconter des histoires dont nous connaissions la fin mais dont nous nous régalions du récit, dont nous ne nous lassions jamais parce que nous inventions toujours une nouvelle intrigue. C’était toujours des moments paisibles et joyeux, mais nous trichions un peu et parlions aussi ‘d’autres choses’ qui, cependant, nous ramenaient toujours au ‘métier’, qui ne le quittait pas. Je ne sais pas ce qu’il est en train de nous inventer là-haut, mais nous allons nous régaler”.

Le grand scénographe Giacomo Torelli, inventeur de machinerie et de pièces à machines, avait le surnom de “Stregone” c’est-à-dire “grand sorcier-magicien”. Avec la disparition de Pierre Gautier, nous avons perdu notre sorcier-magicien, inventeur ingénieux et discret qui n’a jamais cherché la lumière mais qui a fait partie des grandes aventures scéniques des XXe et XXIe siècles.

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