La fluidité du voyage dans le théâtre du monde
Le dernier projet de Stéphane Lissner, avant son départ, fut l’opéra Le Soulier de satin de Paul Claudel, composé par Marc-André Dalbavie dans une mise en scène de Stanislas Nordey et scénographie d’Emmanuel Clolus. Cette forme, à mi-chemin entre le théâtre et l’opéra, a été présentée à l’Opéra Garnier en juin 2021. À chaque rencontre avec les créateurs, la première phrase prononcée a été : “La pièce est vraiment complexe”. Nous voulons bien le croire : plus de soixante-quinze personnages, une multitude de lieux, un étirement dans le temps, une dramaturgie à plusieurs entrées et autant d’interprétations que de lecteurs ne pouvaient être qu’un défi musical, spatial et esthétique.
Le temps et l’espace
Le Soulier de satin se découpe en quatre journées, en référence au théâtre corral(1) et à la dramaturgie du Siècle d’or espagnol. Il s’étend sur vingt ans et évoque cent cinquante ans d’histoire. La pièce dure douze heures dans son intégralité et notre mémoire collective nous renvoie aux nuits avignonnaises où la mise en scène d’Antoine Vitez – une traversée nocturne de la pièce – s’achevait dans les lueurs du lever de soleil. Ici, l’opéra dure six heures avec deux entractes. Selon Marc-André Dalbavie, “le travail claudélien sur la longueur bouleverse le temps classique qui jusqu’alors imposait un certain cadre : le drame suivait une évolution vers un point culminant et se concluait par une chute. Claudel déconstruit cette forme-là. La temporalité du Soulier est biologique”.
Le compositeur investit une dimension symphonique de l’orchestre en intégrant une dimension acoustique, issue de l’orchestration du XXe siècle et l’influence de la musique électronique. Il va aussi utiliser des instruments comme le cymbalum, les bols chinois, des gongs et des bonangs, la guitare baroque afin de rendre compte de cet universalisme.
Si la pièce répond à une temporalité évolutive, l’espace, lui, est multiple et éclaté, dans une référence constante à l’espace du théâtre. Le plateau est un fragment du monde qui ne peut être représenté ni dans le style naturaliste, ni dans le style réaliste au risque de réduire la pensée claudélienne à une banale histoire d’amour et de guerre. Ainsi, Claudel sollicite la machine théâtrale et les didascalies donnent les indications sur ce théâtre de tréteaux et de foire. C’est l’histoire d’amour impossible de Doña Prouhèze et Don Rodrigue qui se cherchent et se fuient à travers les mers et les continents, pour se retrouver le troisième jour sans pouvoir s’unir. Dans ce théâtre-monde, nous passons de l’Espagne à Prague, du Panama au Japon et en Afrique, de la Sicile au Maroc pour finir aux Baléares.
Les trois voyages du Soulier
Au départ, l’opéra avait été pensé comme une installation avec trois configurations différentes. Dans un premier temps, les spectateurs étaient dans la salle et l’orchestre dans la fosse ; puis à l’entracte, le public se retrouvait sur la scène où des groupes de trente personnes se formaient autour de différents musiciens. Emmanuel Clolus explique : “Le travail était une géographie de son, formée de mini orchestres polyphoniques à l’image du Soulier qui part dans les différents lieux du monde”. Puis le public se retrouvait face à la salle vide qui renvoyait à l’image de la mer, l’orchestre dans la fosse et les chanteurs dans la salle. La scénographie complète n’avait donc pas été pensée frontalement. Les exigences sécuritaires diminuaient trop la jauge, le spectacle n’était plus possible et donc le projet abandonné. Le Soulier de satin, qui échappe à la déprogrammation, est repensé pour le plateau de Bastille mais change à nouveau pour être à Garnier, nécessitant de repenser la scénographie. “Avec le cadre de scène épuré de Bastille, le projet était plus architecturé. Les murs étaient mobiles et des portes de 6 m laissaient le passage des tableaux. Cette architecture de palais pouvait éclater lors de la traversée de la mer. Les murs bougeaient, se mettaient de face, se déstructuraient, se séparaient en morceau. Tout était bateau et mobile. Mais à Garnier, tout ceci ne devenait qu’un énorme décor et devait être repensé. La pente à 5 % du plateau restreint les déplacements des murs, les limitant à une translation cour/jardin et compliquant la mobilité des chevalets.”
La scénographie
– Composition, décomposition et glissement
Dans cette pièce foisonnante de lieux, comment rendre la scénographie fluide et ne pas tomber dans un changement systématique de décors ? “Nous nous sommes inspirés de l’âge d’or espagnol. Nous cherchions une mémoire collective à travers l’art et les peintures pour ouvrir l’imaginaire. Cette époque était artistiquement très riche, d’où l’idée de départ, sur le plateau de Bastille, de le transposer dans un atelier de peinture où de nombreux apprentis contribuaient à la réalisation des toiles. Nous avons gardé les toiles mobiles et avons mélangé les différents thèmes.”
L’espace est délimité par deux murs d’une hauteur de 8 m s’organisant selon trois schémas : l’histoire se construit dans un espace ouvert où les murs ne sont pas visibles ; puis les murs se resserrent pour les huit-clos, les scènes à Mogador et dans le palais. Lorsque les murs disparaissent, nous sommes sur la mer et les toiles se démultiplient. Selon Claudel, les décors se tuilent et nous pouvons voir l’autre décor arriver. Ici, le décor mouvant est constitué de gigantesques toiles mobiles, utilisées recto/verso qui glissent et composent les espaces. Elles représentent des détails de tableaux de maîtres (Antonello de Messine, Bronzino, Vinci, Zurbaran, …) sans être une illustration des lieux ou des situations. “Le recadrage des toiles rendait l’œuvre contemporaine puisqu’à cette époque nous n’aurions jamais recadré ainsi. Les fragments évoquaient le sacrifice, la noblesse, la religion et les mots de Claudel autour de l’amour, la grande croyance et la violence, sans être narratifs.” Ici le dos du châssis est aussi important que la face. En bois, cela renvoyait à l’image du bateau et des carrioles. “Les tableaux prenaient en charge la couleur mais nous devions trouver un contour poétique avec le ciel sans entrer en lutte avec les peintures. Alors nous avons opté pour un esprit nuageux à l’aide de la vidéo.”
Dans la maquette, différentes palettes des toiles ont été expérimentées. Un storyboard des déplacements a été établi et s’est adapté avec les répétitions. La position des toiles devaient répondre à des exigences de la représentation intérieur/extérieur : la symétrie architecturale pour le palais, une seule toile pour la grotte suggérant l’immensité du paysage, pas de toile pour la scène de l’ange. “Nous théorisons en maquette puis c’est la pratique qui valide. Par exemple pour les scènes simultanées où l’incohérence des proximités des toiles n’était pas visible en maquette.”
La dernière scène, la plus compliquée spatialement et musicalement, illustre les mots de Claudel : “L’ordre est le plaisir de la raison mais le désordre est le délice de l’imagination”. Le lieu devient la mémoire du spectacle, envahi par tous les accessoires et la vibration des murs.
Pour les trente-neuf scènes, quatorze toiles peintes ont été préparées dont deux n’ont finalement été utilisées qu’en verso et pour transporter les comédiens. Les différentes dimensions, de 8 m x 5 m à 3 m x 4 m, créent des perspectives lorsqu’elles sont toutes présentes et jouent avec la taille des chanteurs.
L’alternance à Garnier a nécessité de penser aux dimensions par rapport aux quelques cases disponibles pour le rangement des décors. Les toiles ont été d’abord peintes à la dimension de 2 m x 1,50 m puis photographiées et imprimées à la bonne échelle sur la toile en coton.
Le freinage des châssis s’effectuait à l’air comprimé par la bombonne d’air à l’intérieur des caissons des chevalets. En appuyant sur la manette, l’air envoyé soulevait le chevalet et il était possible de rouler. La manette enlevée freinait le châssis et évitait qu’il roule dans la fosse. La manipulation des toiles nécessitait la présence de douze machinistes ; l’alternance des équipes a rendu les répétitions compliquées.
Des personnages de tableaux
Dans cet espace dépouillé et intemporel, l’époque est évoquée par de riches et très beaux costumes qui témoignent du raffinement des étoffes de la Renaissance espagnole. Raoul Fernandez, costumier, connaît bien les ateliers de l’Opéra puisqu’il y a travaillé pendant vingt-cinq ans. “Je me suis inspiré des tableaux et du baroque espagnol et nous avons travaillé avec le chef d’atelier sur les coupes très spéciales et techniques des modèles de l’époque. Nous avons fait des toiles pour voir la silhouette et les formes, je coupais et installais sur les mannequins. J’ai commencé le projet avec les ateliers de Bastille en septembre 2020, au rythme de deux à trois jours par mois.” Une équipe de soixante-dix personnes travaillait sur le projet dans les différents ateliers (perruques, chaussures, décoration pour les patines, …).
“Un équilibre était à trouver pour ces costumes qui évoluaient devant de grandes toiles tout en gardant leur propre esprit. Nous devions avoir l’impression que ces personnages sortaient des tableaux mais avec une inspiration claudélienne d’actualité.” Les acteurs qui prenaient en charge les enchaînements étaient en costumes contemporains. Les personnages principaux, Doña Prouhèse et Don Rodrigue, étaient identifiables car toujours en rouge, de la tête au pied, ainsi que Doña Sept-Épées, leur fille et l’enfant. “Un des costumes de Doña Prouhèse était composé de vingt-cinq tonalités de rouges différentes jusqu’à la broderie de l’encolure et les fleurs qu’elle portait avec le voile. J’ai pensé que l’enfant pouvait avoir une poupée en porcelaine habillée comme lui, dans les mêmes tonalités avec une perruque confectionnée exprès pour elle. Ainsi, nous avions un dégradé de trois images : la mère, l’enfant et la poupée. Les cheveux rouges devaient paraître naturels et ne pas ressembler à un déguisement.”
Les costumes des soixante-quinze autres personnages étaient composés de noir, de dégradés de gris et de blanc. Des touches lumineuses dans les teintures grises permettaient une différenciation des caractères et aidaient à la compréhension du public. La famille des Saints était en doré dans des costumes vieillis mais brodés à la main et Saint Jacques de Compostelle dans des couleurs cuivrées. Une bonne partie des tissus en soie venait du Sud de la France. Certains costumes ont été cousus à Moscou avec des tissus venus spécialement d’Europe orientale. “Pour faire des encolures, j’ai cherché des tissus rares dans la tissuthèque de Bastille. J’ajoutais des petites pièces pour trouver la richesse des costumes.” Les détails ont particulièrement été soignés, les voiles brodés à la main. “Donner un aspect riche mais pas tape-à-l’œil. Par ailleurs, je devais aussi penser à l’enregistrement et aux gros plans qui nécessitaient des finitions délicates et un maquillage le plus naturel possible. L’autre défi était le budget puisqu’il faut imaginer que chaque journée était comme un opéra en soi et je n’avais le budget que d’un seul pour quatre opéras !”
La lumière architecture l’espace
Dans ce vaste espace vide, l’éclairage de Philippe Berthomé est un travail précis, ciselé et géométrique. Dans une facture en noir et blanc, il accompagne la musique par ses changements. “J’ai abouti au noir et blanc par la couleur des peintures et je me suis basé sur les didascalies de Claudel. J’ai eu de très beaux échanges avec le chef qui a été très réceptif à la lumière. J’ai utilisé les découpes et les Alpha Profile (projecteurs asservis) en contre-jour. Je voulais séparer les tâches pour séparer les ombres. Je n’aime pas les ombres au sol en contre-jour. Comme il y avait suffisamment de puissance, j’ai créé une géométrie sur le sol mais j’avais très peu de portes pour faire des rasants et quand j’en avais, je devais me mettre à 5 m de hauteur pour que les chariots puissent circuler. D’autre part, je ne pouvais ni utiliser les loges d’avant-scène qui étaient occupées par les musiciens ni la boîte à lumière du rideau. Nous avons eu un prêt de la part d’ETC, deux Studio Fresnel peu bruyants que j’ai pu mettre au cadre et j’ai utilisé les murs en support pour créer des ombres.”
Trente-huit scènes sont éclairées avec quelques quatre-vingt-dix effets. “C’est peu pour 6 h d’opéra mais nous avons gardé une sobriété dans les effets, une centaine de programmations, pour prendre le temps de les affiner. Les changements étaient à vue et non dans le noir afin que le marquage au sol soit visible. Nous avons créé une lumière de changement très travaillée mais pas ostentatoire pour qu’elle ne soit pas confondue avec une lumière de scène.”
Philippe Berthomé a voulu optimiser les moyens mis à sa disposition pour éviter des locations. Ayant l’expérience de l’alternance du plateau de Garnier et pour éviter de monter et de démonter, il mise sur les ponts lumière et utilise peu de perches afin de maintenir en place son matériel. Cette fois-ci, étant donné les circonstances, l’alternance commençait plus tard. “J’ai eu le temps de la programmation, de monter plus tôt et plus sereinement, avec des services de lumière en plus. Nous avions beaucoup d’encodage en préparation et l’équipe de l’Opéra a été formidable. Tout le monde soutenait le projet.”(2) Le travail préparatoire virtuel sur le logiciel 3D Wysiwyg a permis un gain de temps pour un montage rapide et au bon endroit. “L’ajustement en 3D n’est pas nécessaire puisque nous le faisons sur place. Sur le logiciel, nous ne travaillons ni l’intensité ni la couleur. J’ai associé mes élèves du TNS dans ce travail en studio 3D que je souhaite développer et l’un d’entre eux, Simon Anquetil, a participé à la création de Garnier.”
Le travail de vidéo tout en finesse de Stéphane Pougnant a été un soutien important et prenait le relais de l’éclairage dans une grande complémentarité. Davantage présente dès la deuxième partie, nous lui devons les vibrations des murs, la lune, certaines ombres, la rehausse des contrastes des toiles.
Le pire n’est pas toujours sûr
Ce sous-titre du Soulier de satin serait une conclusion à cette aventure. Cette création ambitieuse, qui a mobilisé des équipes importantes, n’a été représentée que cinq fois et qui plus est dans une jauge limitée à cause de la pandémie. Peu de spectateurs ont été conviés à ce voyage dans ce théâtre-monde…
Notes
- En Espagne, un corral de comedias est un théâtre permanent aménagé dans la cour intérieure d’un pâté de maisons (Wikipédia)
- Le matériel utilisé : Solaframe 3000 Ultra-Bright et Hight Fidelity, Studio Frame 1000 (prêté par ETC), Claypaky profile 1500, VL 3500 Q, Claypaky Alpha Profile 800. Plan fixe, Claypaky K20
Générique
- Musique, direction musicale : Marc-André Dalbavie
- Livret : Raphaèle Fleury
- Mise en scène : Stanislas Nordey
- Scénographie : Emmanuel Clolus
- Costumes : Raoul Fernandez
- Lumières : Philippe Berthomé
- Vidéo : Stéphane Pougnand
- Création sonore : Daniele Guaschino
- Chorégraphie : Loïc Touzé
- Collaboration artistique à la mise en scène : Claire Ingrid Cottanceau