“Il va falloir inventer d’autres manières de pratiquer nos arts”
Le chorégraphe Jérôme Bel et ses équipes assurent ne plus prendre l’avion pour leurs tournées depuis deux ans afin de limiter leurs impacts carbone. Particulièrement préoccupé par le sort de la planète, l’artiste tient un discours sans concession sur ses consœurs et confrères qui ne prennent pas en compte les problématiques écologiques dans leurs réalisations.
Votre dernière création, Danse pour une actrice, a notamment été présentée en streaming en raison de la crise sanitaire. Que pensez-vous de ce moyen de diffusion “contraint” ?
Jérôme Bel : Je trouve cela intéressant si nous pouvons y réfléchir. En effet, il y a un abîme qui sépare l’expérience théâtrale et l’expérience digitale. Nous ne parlons même plus de cinéma. Il faut penser à partir du petit écran de l’ordinateur, du contexte de la maison où se déroule cette expérience, maison habitée par d‘autres individus parfois, où les possibilités de faire autre chose sont multiples alors qu’au théâtre, le public est comparativement… prisonnier. Quand le Théâtre Sorano et La Place de la Danse à Toulouse nous ont proposé de faire un streaming, je savais que le spectacle était quasiment impossible à filmer. En effet, la pièce repose sur les principes théâtraux irréductibles à Internet comme la lenteur, le silence, l’obscurité, l’introspection. Il aurait fallu au moins Ingmar Bergman comme réalisateur, et encore ! J’ai donc plutôt imaginé un documentaire sur le spectacle dans lequel Valérie Dréville et moi ferions le récit de son élaboration, expliquant quelles avaient été nos problématisations, tentatives et solutions. Nous avons répété trois jours, tourné deux jours, et enfin monté le film le dernier jour. Les retours sur le streaming ont été si enthousiastes de la part de nos connaissances que nous avons décidé de modifier le spectacle afin qu’il prenne la forme inventée pour ce streaming. Pour nous, l’expérience du streaming a été un autre moyen de travailler sur le spectacle, de penser le théâtre paradoxalement.
Selon vous, la crise sanitaire va-t-elle durablement changer la façon dont nous “fabriquons” des spectacles et notamment des pièces chorégraphiques ? Au-delà de la crise sociale qui se profile, y aura-t-il un “avant” et un “après” Covid en termes de création artistique ?
J. B. : Je pense que oui. Tout du moins il y aura des artistes qui vont “fabriquer”, comme vous dites, à partir de cette expérience, et puis d’autres qui feront encore et toujours du théâtre traditionnel comme nous le connaissons. Mais cela n’est pas nouveau. Il y a, dans le monde du théâtre et de la danse, comme partout ailleurs, des conservateurs et des progressistes pour le dire vite. Quant à la crise sociale, ce qui est sûr, c’est que tout le monde va devoir contribuer au déficit que la Covid aura causé, le monde de la culture comme les autres secteurs de la société. Les cordons de la bourse vont être plus serrés, il faudra faire avec moins.
D’aucuns estiment que les institutions culturelles et de nombreux professionnels de la culture ont profité de ce ralentissement forcé pour réfléchir aux impacts environnementaux de leurs activités. Qu’en pensez-vous ?
J. B. : J’espère bien. J’espère que tout le monde a compris que ce virus s’est échappé d’une forêt d’où il n’aurait jamais dû sortir du fait de la déforestation. Cette déforestation a pour but de créer des plantations afin de produire de l’huile de palme, du soja, du café et du chocolat principalement. Ce sont ces denrées que nous utilisons qui sont à l’origine de la pandémie. Il suffit de lire un peu la littérature scientifique ou des articles de presse sérieux pour comprendre cela. Notre mode de vie est responsable de cette pandémie qui nous accable. Il faut vraiment que tout le monde en prenne conscience : nous sommes directement responsables de cette pandémie. C’est pour cela que les scientifiques et les écologistes nous alertent depuis des années. Si nous ne remettons pas en cause profondément nos modes de pensée, nos modes de vie, alors nous sommes cuits, sans mauvais jeu de mots ! Il n’y a plus de doute à avoir là-dessus à moins d’être le/la dernièr·e des imbéciles.
Vous êtes particulièrement sensible à l’écologie. Quand ce sujet est-il devenu fondamental pour vous ?
J. B. : En 2007, j’étais dans un avion de Melbourne à Paris. Nous venions de jouer The show must go on (2001). Et dans un des journaux offerts à bord, j’ai lu un article disant qu’à cause du réchauffement de la planète, tout le monde devait réduire son émission de CO2. Dans l’avion avec moi, il y a les vingt danseur·se·s de la compagnie ; c’est à ce moment-là que j’ai l’idée qu’à partir de maintenant, nous ne voyagerons plus avec toute la compagnie, mais qu’à la place j’enverrai seulement deux de ces danseur·se·s pour qu’il.elle.s remontent la pièce à l’étranger avec des danseur·se·s locaux·ales. Ce fut ma première action en matière d’écologie. Je suis végétarien depuis des années mais je n’ai pas tout de suite compris que mon régime est vertueux en matière d’écologie. Il en va de même pour mes spectacles, mon esthétique en général, qui, étant sinon une critique du consumérisme et de son corollaire le capitalisme, jamais ne produisent d’objets comme de nouveaux costumes ou de scénographies polluants.
En 2014, la programmatrice du Théâtre de la Ville à Paris, Claire Verlet, me parle d’un spectacle sur l’écologie qu’elle a invité. Enthousiasmé par la nouvelle, je demande ingénument d’où vient cette compagnie et elle me répond alors qu’elle vient d’Australie… À ce moment précis, quelque chose se fissure en moi : comment pouvons-nous exprimer une chose de façon artistique tout en produisant réellement son contraire ?
Récemment, en février 2019, je suis dans mon appartement à Paris. J’y ajuste le chauffage afin d’économiser autant d’énergie que possible afin de réduire mon empreinte carbone (j’ai fait des années auparavant des travaux d’isolation très performants). Soudain, je réalise qu’au même moment, deux de mes assistant.e.s sont dans un avion revenant de Hong-Kong où il·elles viennent de remonter la pièce Gala avec des danseur·se·s locaux·ales et deux autres assistant·e·s sont, eux·elles, dans un autre avion à destination de Lima afin d’y remonter la même pièce. C’est alors que je me dis que je suis un hypocrite, que je me mens à moi-même. Je tombe alors dans une grave dépression pendant plusieurs semaines jusqu’à en arriver à la conclusion que mon travail ne peut pas continuer à polluer ainsi en participant au réchauffement climatique. Je décide donc que ni moi ni la compagnie ne prendrons plus l’avion.
À l’époque, je commençais les répétitions de la pièce Isadora Duncan à Paris avec la danseuse française Elisabeth Schwartz. J’ai alors eu l’idée de faire une autre version de la pièce avec une autre danseuse “duncanienne” à New York que j’avais repérée sur Internet, Catherine Gallant. Il y aurait donc deux versions de la pièce : une qui tournerait en Europe et une autre dans le Nord-Est des États-Unis. Toutes deux ne voyageant qu’en train.
Pour les autres spectacles les plus demandés à l’étranger, tels que The show must go on et Gala, nous travaillons avec des chorégraphes locaux·ales dans les villes qui invitent ces pièces afin que ces chorégraphes puissent les mettre en scène à partir des transcriptions, des vidéos et de répétitions en téléconférence.
J’envisage d’autres procédures telles que travailler cette fois en écrivant des partitions qui me permettront de ne plus rencontrer les danseur·se·s.
Le milieu chorégraphique est malheureusement complètement coincé dans le système de mondialisation extrême prévalant dans la soi-disant “danse contemporaine” et qui produit une épouvantable empreinte carbone. Je pense, hélas, que la plupart des personnes que je connais, qui ont une position dominante dans le champ chorégraphique, en tant qu’artistes ou directeur·rice·s de théâtre ou de festival, qui ont mon âge (la cinquantaine…) ou plus, ne changeront rien. Il·elle·s sont prisonnier·e·s d’un système qu’il·elle·s ne veulent pas remettre en question. C’est assez insupportable car il·elle·s tiennent des discours écologiques, signent des pétitions parce qu’il·elle·s sont connu·e·s… Sans produire aucune action. Il.elle.s ne sont pas du tout différent.e.s des politicien·ne·s actuel·le·s. Personne n’est prêt à perdre le moindre de ses privilèges alors que la catastrophe est imminente. Il me semble que c’est précisément ce système qu’il faut déconstruire et réformer. Par exemple, il y a cette salle de concert au Danemark, à Helsingør, qui invite uniquement des orchestres et des musicien·ne·s qui accepteront de voyager en train.
À Vienne (où je m’étais rendu en train), j’assistais à un spectacle qui n’était pas très intéressant et tout à coup j’ai commencé à “calculer” l’empreinte carbone du spectacle qui se déroulait sous mes yeux : le nombre de danseurs sur scène, leurs voyages intercontinentaux pour venir à Vienne, les costumes, le décor, le nombre de techniciens en régie, … Et je me suis rendu compte que je regardais l’enfer : je regardais la fonte des glaces, les tempêtes violentes ravageant les habitations, les incendies et subséquemment les millions de réfugié.e.s climatiques qui allaient avoir une vie misérable, sinon périr purement et simplement, les régimes autoritaires élus dans nos démocraties libérales afin d’empêcher l’afflux de ces mêmes réfugié·e·s.
En fait, je me suis aperçu qu’il y avait soudainement un nouveau paradigme dans mon jugement esthétique : si un spectacle auquel j’assiste ne prend pas en compte la question de l’écologie dans sa réalisation, en faisant comme si de rien n’était (trop de costumes, trop d’objets, trop de décors, trop de voyages, …), il ne me donne pas de plaisir, je le trouve mauvais. Je ne vais donc plus voir les spectacles calibrés pour les tournées internationales. Comment puis-je faire confiance à un·e chorégraphe, à un·e metteur·e en scène, une compagnie de danse ou de théâtre qui contribue au réchauffement climatique ? Ce sont des gens qui ne pensent pas le monde, qui ne voient pas ce qu’il se passe. Comment leurs spectacles peuvent-ils avoir une quelconque valeur ?
Votre goût pour le minimalisme vous a-t-il naturellement porté vers la problématique de l’empreinte carbone des activités humaines en général et du spectacle vivant en particulier ?
J. B. : Non. Au début c’était un choix esthétique, puis il est devenu pratique. En effet, mon travail a très vite eu une reconnaissance internationale et il aurait été fastidieux de faire voyager des décors et des costumes d’un continent à l’autre. Puis, j’ai compris récemment que j’avais l’intuition que tout objet matériel avait moins de possibilité que le sujet humain. Je préfère toujours avoir un performer de plus avec le budget de production que ne serait-ce qu’un seul objet de scénographie. Puis, c’est lorsque ce nouveau paramètre écologique est entré dans notre manière de penser le théâtre d’aujourd’hui que je me suis senti soulagé en me disant que je n’aurai pas à me préoccuper de ce problème-là !
Jusqu’à aujourd’hui, votre travail de chorégraphe n’abordait pas frontalement ces sujets. Prévoyez-vous, à l’avenir, d’écrire une pièce sur le réchauffement climatique ou sur les menaces planant sur la biodiversité ?
J. B. : Oui, absolument ! J’ai une commande de plusieurs théâtres à travers le monde emmenés par le Théâtre Vidy-Lausanne qui s’engage écologiquement grâce à Caroline Barneaud et Vincent Baudriller. Ils ne sont pas les seuls heureusement. Je suis artiste associé au Quartz de Brest à l’invitation de sa nouvelle directrice Maïté Rivière qui veut que l’écologie fasse partie intégrante du théâtre.
Vous l’avez souligné, vous ne prenez plus l’avion et voyagez essentiellement en train. Qu’est-ce que cela implique en termes d’organisation pour un chorégraphe internationalement reconnu ?
J. B. : Cela fait deux ans maintenant, comme je l’ai expliqué précédemment, que nous avons mis en place des protocoles et des processus permettant de travailler à l’étranger sans avoir besoin de prendre l’avion. La nouvelle s’étant répandue un peu partout lorsque la pandémie a vraiment commencé en mars 2020 et que les frontières se sont fermées une à une, j’ai reçu des appels du monde entier de festivals et de théâtres me demandant si j’étais intéressé par la création d’une pièce pour eux. Je me suis retrouvé à travailler, à partir du printemps 2020, sur plusieurs projets en même temps en Autriche, à Taïwan, en Chine et en Italie. Après cette expérience, je peux tirer certaines conclusions afin d’améliorer notre système de “répétitions à distance” ou de “pièces déléguées”. Mais je travaille déjà sur une pièce qui pourrait être reprise par n’importe quel·le acteur·rice sans répétition et sans délégation. À voir…
Cette initiative est louable mais est-elle seulement transposable à toutes les formes et à toutes les disciplines ? Nous imaginons mal un groupe de rock recruter des doublures pour ses tournées à l’étranger…
J. B. : Mais au contraire ! Je n’y avais pas pensé, mais c’est une très bonne idée. Ce serait génial que chaque groupe de rock fassent des auditions de chanteur·se·s et musicien·ne·s afin de former des équivalents dans les pays du monde où le groupe serait invité en tournée. Ce serait magnifique.
Il va falloir comprendre que les artistes et les autres doivent changer de paradigme en profondeur. Il va falloir inventer des choses nouvelles, d’autres manières de pratiquer nos arts, des choses impensables jusqu’à maintenant.
Je suis très intéressé par l’art moderne et son histoire. Ce qui est clair, c’est que les plus grandes créations, à mon sens, sont toujours liées à un bouleversement historique, scientifique, technique, … Par exemple, il est prouvé par les historiens de l’art que l’impressionnisme a vu le jour du fait de l’invention de la photographie. La photographie étant parfaitement efficace à reproduire la réalité, la peinture a dû se réinventer… et avec quels résultats ! Aussi, il me semble que c’est le devoir de l’art (d’aujourd’hui), face à un problème aussi évident maintenant que le réchauffement climatique, de se réinventer encore.