Toutes les photos sont de © Christophe Raynaud de Lage
La Compagnie S’appelle Reviens. Ce nom, qui ne s’oublie pas, jaillit d’un brainstorming entre étudiantes et étudiants de la promotion d’Alice Laloy au TNS (Théâtre national de Strasbourg). C’est durant ces trois années d’études en scénographie et costume qu’Alice Laloy se passionne pour la marionnette. Elle voit en cette discipline la possibilité d’une île, un langage peu exploré, une ampleur inédite. Nous sommes en 2001. Vingt ans, donc, passés à creuser son sillon. Laloy est fine, résolue et concentrée. Elle relit Pinocchio(live)#2 comme un pas franchi dans sa recherche. Elle est concrète. Son imaginaire, foisonnant, est nourri à l’artisanat et à l’expérimentation. Son travail est impeccable.
La fabrique des pantins
Paris. Théâtre Monfort. 21 juillet. Bifrontal. Un chahut d’enfants arrive à nos oreilles avant leur apparition sur scène. Ils jouent, crient, parlent, se chamaillent comme dans une cour de récréation. À jardin (pour qui était placé dans la tribune du lointain), un compresseur-orchestre. Sortie des enfants. À cour, entrée en scène de dix individus, blouses taillées dans un sublime lin vert de gris, montés sur hauts plateaux (des sabots taillés pour l’occasion), charriant avec eux un barda dans lequel nous distinguons une chaise et une planche de bois. L’atmosphère s’épaissit, la musique mécanique et tribale s’intensifie. Débute alors la grande valse du montage de l’établi. Chacun à sa place, cette constellation d’individus sur le plateau répète les mêmes gestes. Sous nos yeux, comme dans un film de science-fiction, ou comme dans Les Temps Modernes de Chaplin, la chaîne progresse. Retour des enfants. Les voici désormais tels des pantins endormis. Du vivant à l’inerte. Des Gepetto à leurs établis, des Pinocchio en chrysalides. Pinocchio(live)#2, c’est une heure où les pantins vont être apprêtés, maquillés, poudrés, habillés, créés en somme. Des pistolets à maquillage les blanchissent et la musique berce cette étrange chorégraphie où nous restons suspendus entre deux mondes sans un gramme d’ennui, hypnotisés par les corps souples des pantins manipulés par leurs créateurs. Ce Pinocchio(live)#2 n’est pas un coup d’essai pour Alice Laloy et son équipe. Pinocchio a débuté son existence avec une série de photographies.
De la photographie à la scène
C’était en 2014. “Au départ, c’était juste une photo, fruit d’une commande pour la couverture d’un magazine de marionnettes. Je travaillais aux spectacles Batailles et Rebatailles où j’avais commencé à expérimenter les yeux peints. Les yeux Cocteau en fait. Je n’ai rien inventé ! Comme il s’agissait d’un magazine spécialisé, il m’a semblé essentiel de répondre à un endroit précis de la marionnette. J’ai donc proposé à mon fils de le transformer en marionnette. Je l’ai photographié sur l’établi et dans l’atelier de création. Et, lorsque l’image a été créée, elle m’a complètement dépassée. Alors j’ai eu envie d’aller plus loin. J’ai décidé de reproduire pour comprendre. J’ai été accompagnée par différents lieux et nous avons commencé à organiser des petits stages dans le cadre d’actions culturelles avec des enfants. C’est ainsi qu’en travaillant à ce projet et en approfondissant à travers lui mon rapport à l’art de la marionnette, une résidence hors les murs avec l’Institut français m’a emmenée jusqu’en Mongolie photographier des enfants contorsionnistes.” Quarante-cinq photographies plus tard, l’exposition se mue en performance. L’idée a germé tout au long de l’expérience et la première de Pinocchio(live) s’appuie sur un modèle d’exposition déambulatoire. Au Carreau du Temple, à Paris, les spectateurs sont amenés à circuler autour des établis en montage et de la fabrique des pantins. “Les spectateurs devaient être mobiles et rester debout. C’est pour cette raison que je souhaitais que les établis soient hauts. Le reflexe, au Carreau du Temple, a été de former un grand sitting autour des établis.” Pinocchio(live) naît donc à l’issue d’une longue période où Alice Laloy s’est formée à la photographie et a maquillé près de soixante-dix enfants. “J’avais fait appel à une photographe mais j’ai bien vite réalisé que j’étais trop frustrée de ne pas pouvoir partager le cadre. Au théâtre, en particulier avec Jane Joyet avec laquelle nous travaillons depuis ma sortie du TNS, nous partageons toujours le cadre. C’est l’avantage du théâtre.” Pinocchio(s) (l’exposition) et Pinocchio(live) s’entremêlent et se répondent comme le témoignage exemplaire du développement d’une idée à la scène.
Partager le cadre
Sa plus ancienne compagne de route signe la scénographie des spectacles. Elle se nomme Jane Joyet et a fait ses classes, elle aussi, au TNS. “Lorsque nous sommes sorties de l’école, nous avons travaillé avec Lukas Hemleb. Jane à la scénographie, moi aux costumes. C’était notre ADN à chacune. Elle avait étudié l’architecture avant le TNS et moi j’avais expérimenté et fabriqué des costumes en compagnie. Nous avons deux approches très complémentaires, très différentes. Je pars des détails, du concret, toujours. J’accumule, je construis, j’expérimente, … Elle part plutôt du concept, va travailler par le pur. Et nous nous rejoignons au milieu ! Notre conversation est très riche.” À ses côtés travaillent également l’accessoiriste Benjamin Hautin, la costumière Oria Steenkiste et le compositeur Éric Recordier. “Benjamin travaille sur l’objet, sa formation d’origine, c’est l’École Boulle. Les établis ont été conçus et dessinés avec Benjamin et Jane. Les yeux Cocteau sont déposés sur la paupière à l’aide d’une décalcomanie, un tatouage à l’eau. Je cherchais à créer un tampon et Benjamin a fait cette proposition qui fonctionne très bien. De même qu’il a fabriqué les chaussures plates-formes. Avec Oria (une camarade de promotion) qui a créé les costumes sur la première version, nous avons remanié la petite combinaison blanche pour des raisons de commodités.” La dynamique est celle de la recherche et du travail constant. Tout évolue toujours, tout procède de l’artisanat. La musique révèle la carte des émotions à traverser. Sensations étranges et contradictoires entre des sons très mécaniques et très organiques. “Ce rapport organique/mécanique est permanent chez moi. C’est ma substance. Il y a le rapport mécanique à la chaîne de fabrication, à la science-fiction, les grands archétypes de cette société du futur mécanisée. Mais il y a aussi le rapport au rite de passage. Un autre pôle totalement à l’opposé, beaucoup plus organique, plus lié à l’humain. Nous touchons aux extrêmes. Il y a, par rapport aux émotions et aux sentiments, un pôle Nord et un pôle Sud. D’où ce commencement avec une cour de récréation représentant l’enfance bruyante, joueuse, désorganisée, foutraque, … en opposition avec l’ordre à venir.” Tous ces yeux, toutes ces oreilles, tous ces cœurs battants partagent le cadre et infusent la matière.
Par la matière
La beauté du lin, la puissance du cuir, les cheveux greffés sur le bonnet, le maquillage à l’eau, les taffetas, les cotons, le bois, les assemblages à tenons et mortaises, le compresseur, … Le rapport à la matière est primordial. Tout est soigné. “Tout mon parcours est conçu ainsi. Ce n’est pas une démarche mentale. Tout part de la matière. C’est intuitif, instinctif et concret.” Et tout s’explique par la matière et l’émotion. Le passage de l’exposition à la performance où cet indicible, cette chose qui nous dépasse lorsque nous regardons ces photographies de pantins désarticulés inertes, ces Pinocchio aux allures de poupées de porcelaine, ce mouvement vers la mort de l’enfance et l’invincible résistance de l’âme aux joies et à l’innocence de l’enfance. Toutes ces dimensions nous irradient et sont mises en mouvement par la performance. “Voilà vingt ans que j’ai la tête sous une rotule, je la revisse. Cela fait partie de ma pratique, c’est très concret. Je pense que lorsque j’ai dit à mon fils ‘je vais te transformer en marionnette’, c’était lié à cela. Au fait d’avoir passé tellement de temps à prêter une âme aux objets et donc, pourquoi pas transformer aussi un humain en objet. Pour moi, c’est logique. Hyper simple. Ce sont des contraires. Rire et pleurer. Ce sont les mêmes endroits, des correspondances. Il y a cette logique totalement liée à ma pratique. Avoir opéré des marionnettes, cherché à remettre de la vie dans l’objet, c’est devenu une seconde peau.” Et c’est ici que Pinocchio(live)#2 est sidérant, hypnotique et envoûtant. “C’est important ce que vous dites sur l’hypnose, car c’est une hypnose qui est de nature à accompagner le spectateur dans sa rêverie, à le garder en éveil, à l’amener à vagabonder et à errer dans son propre imaginaire. Il ne s’agit pas de l’éteindre mais bien de l’éveiller.” Et plus qu’à nous garder en éveil, Laloy nous chavire le cœur, réanime nos mouvements intérieurs archaïques, sans nous brusquer.
Aux quelques mots échangés sur cet endroit suspendu entre l’enchantement et l’inconfort elle répond : “Je ne fais pas du théâtre pour conforter, il n’y a pas de raison d’aller au confort, pas plus de raison d’aller à l’inconfort d’ailleurs, il faut que l’imaginaire reste fécond. Qu’une résistance s’opère”. C’est ici que Pinocchio(live)#2 nous laisse, entre lévitation et résistance, entre enfance et âge adulte, entre chien et loup. Et ce que nous enseigne Pinocchio(live)#2 est que le temps de travail est irréductible et qu’une équipe inspirée par une recherche commune, nourrie par des obsessions, défendant une ligne artistique tenue, nécessite l’accès à un outil de travail et du temps de production. Ce spectacle, qui a fait le miel du Festival d’Avignon 2021, est en gestation depuis sept ans. Au fond, personne ne se trompe, tout le monde est soufflé par ce qu’il a vu. Sept ans de travail. Et se délecter d’entendre Alice Laloy nous dire : “Il faut laisser l’espace et le temps pour que les choses adviennent. Finalement, les choses arrivent de manière indirecte. À force de nourrir l’imaginaire, la réflexion, le dialogue, les choses se font toutes seules, elles apparaissent”. Et tout cela, c’est du temps et du travail. CQFD.
Petit précis de la construction et du montage de l’établi (transmis aux ateliers du TNP) https://www.tnp-villeurbanne.com/
- Les établis en bois sont montés par les performeurs en cinq minutes maximum
- Les performeurs arrivent en scène avec un fagot qu’ils tirent derrière eux comme un caddie : les pièces de leurs établis sont sanglées les unes aux autres et sont, dans un premier temps, imbriquées entre elles de manière à constituer ce fagot roulant. Ce sont deux des pieds de l’établi qui, dépassant du bas du fagot, lui permettent de rouler
- Le montage des établis se fait au maillet ;
- Les systèmes d’emboîtement sont favorisés avec des systèmes de blocage simples ;
- Sur chacun des établis, un enfant de 9 à 11 ans (en moyenne 25 à 38 kg) est posé ;
- Les établis sont poussés par les performeurs avec les enfants dessus ;
- La solidité et la rigidité de l’assemblage doivent donc être en conséquence ;
- Dans l’épaisseur du plateau (12 cm) des établis il y a un rangement fermé par un abattant sur le dessus que soulèvent les performeurs pour prendre leurs outils qu’ils auront rangé dedans au préalable ;
- Les établis sont traités en peinture et patinés dans une teinte de bois grisé ;
- Les établis sont le support des tubes en aluminium surmontés d’un crochet qui supporte le réseau d’air comprimé alimenté par le compresseur et nécessaire à la peinture-maquillage au pistolet des enfants ;
- Le tiroir à outil contient un maillet, une trousse, un tuyau de compresseur spiralé, un nez de Pinocchio, une soufflette à poudre, un pistolet à maquillage, une grande pince, un pinceau, une petite pince, des ciseaux.