Scènes

Le monde enchanté de Yánnis Kókkos

La salle 2 : Nuits - Photo © Jean-Marc Teissonnier

La salle 2 : Nuits – Photo © Jean-Marc Teissonnier

Le Centre national du costume de scène à Moulins propose un voyage dans l’univers créatif d’un de nos plus grands scénographes, devenu metteur en scène, Yánnis Kókkos. Présenter une carrière de cinquante-cinq ans et plus de deux-cents spectacles n’est pas chose aisée. Comment exposer cette production prolifique et riche qui témoigne des plus grandes heures du théâtre contemporain et de l’esthétique de l’opéra de ces dernières années ? Yánnis Kókkos est un des protagonistes, créateurs et acteurs de ces grands moments de théâtre, inoubliable émotion ressentie qui reste gravée à jamais.


Chacun de nous peut citer au moins une scénographie de Yánnis Kókkos qui a marqué son regard sur le théâtre. Nous évoquons Hamlet, Le Soulier de satin ou La vie de Galilée. Nous avons en mémoire sa mise en scène des Troyens, avons été touchés par la force des images des opéras de Wagner, Berlioz, Verdi, Strauss, … Même si nous pensons connaître la plupart de ces créations, cette exposition nous donne la possibilité de plonger dans son univers ludique et poétique où le dessin est le témoin capital de la création tout en étant au plus près des costumes.
Consacrer une exposition monographique autour de l’œuvre de Yánnis Kókkos, cela a été proposé par Catherine Treilhou-Balaudé qui en est la commissaire. L’exposition a été pensée et conçue dans un dialogue permanent avec lui. Nicolas Sire est le scénographe. Diplômé du TNS comme Yánnis Kókkos, il a été son collaborateur de la fin des années 70’ jusqu’au milieu des années 80’ : “Ce fut un honneur lorsqu’il m’a demandé de scénographier son exposition”.
Un bel ouvrage, Scènes, est publié à cette occasion chez Actes Sud. Le fonds Yánnis Kókkos se trouve à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine) qui contient ses dossiers de travail, notes, documents, dessins, …

La salle 11 : Tragédies - Photo © Jean-Marc Teissonnier

La salle 11 : Tragédies – Photo © Jean-Marc Teissonnier

La présence de la tragédie grecque

En France, tout commence en 1963, au TNS qui s’appelait à l’époque Centre dramatique de l’Est, section décoration, lorsque Yánnis Kókkos quitte sa Grèce natale. Scénographe et créateur de costumes, il est le compagnon de route de nombreux metteurs en scène comme Jacques Lassalle et Antoine Vitez. Du Théâtre des Quartiers d’Ivry au Théâtre national de Chaillot puis à la Comédie-Française, il met en lumière des auteurs comme Michel Vinaver, Laurent Gaudé et Dimitris Dimitriadis. Puis, il devient lui-même metteur en scène et l’opéra représente alors l’essentiel de ses créations avec soixante productions lyriques sur les scènes mondiales.
Lorsque nous observons dans les dessins l’investissement dans le déroulé de la pièce pour la création des scénographies, le passage à la mise en scène paraissait tout à fait naturel. Sa première mise en scène date de 1987 avec La Princesse blanche et il confie la scénographie à Nicolas Sire. Il relève surtout le défi de la mise en scène et de la scénographie de sa première œuvre lyrique L’Oresteia, sur la musique de Xenakis, à Gibellina, ville détruite par le séisme en Sicile où Alberto Burri créa son monumental land art. Pour Yánnis Kókkos, “Un souvenir des plus extraordinaires ! Tout était extravagant : la nature, le lieu détruit par le séisme, la montagne, la démesure, la tragédie, la musique contemporaine, la présence des paysans et des habitants de Gibellina qui jouaient. Nous avons repris cet opéra à Épidaure”.
Et la tragédie grecque n’est jamais loin… Nous retrouvons la référence dans son approche et analyse des œuvres. “Une pièce à laquelle je tiens beaucoup est Œdipe à Colone, montée à Syracuse et à Épidaure. Elle m’a procuré une grande joie à plusieurs niveaux : revenir à la tragédie qui était importante et travailler avec des acteurs italiens extraordinaires qui me rappelaient les acteurs grecs. J’aime le jeu des acteurs italiens qui est concret et réaliste. D’ailleurs, quand ils l’ont interprétée à Épidaure, les spectateurs grecs ont adhéré à leur jeu. J’ai eu une symbiose avec Syracuse puis avec Épidaure.
Figure essentielle de la scène contemporaine, il a été des plus grandes aventures. Il met à l’honneur sa collaboration avec les plus grands metteurs en scène, chefs d’orchestre, interprètes autant que les artisans, ouvriers, techniciens. Son regard est juste, sa critique pertinente. “La rencontre avec Luciano Berio pour la création d’Outis en France m’a beaucoup marqué. J’ai adoré cette œuvre, cette poésie contemporaine dont le thème est basé sur L’Odyssée. Pour l’opéra Pelléas et Mélisande, la discussion avec Abado a été capitale. Il m’avait préparé un petit papier où le temps exact de chaque intermède était inscrit et m’a expliqué que l’intensité de la continuité résout la difficulté de cet opéra. C’était la clé : si nous résolvons un élément qui paraît technique, nous avons tout résolu. Quand j’ai un problème particulier, je me fie à la musique et le temps devient espace.
Anne Blancard, son épouse, a été une collaboratrice artistique précieuse de tout temps. Dans Scènes, Yánnis Kókkos raconte : “Ainsi, chaque fois qu’un nouveau projet commence à prendre forme, notre appartement devient une sorte d’Airbnb pour les personnages de fiction qui cohabitent avec nous, encombrant notre intimité. Nous essayons de préciser leurs traits, d’imaginer leurs motivations, leurs gestes. Parfois, nous reconnaissons leurs visages, les identifiant à ceux d’acteurs qui les ont incarnés. D’autres fois, nous leur donnons des traits imaginaires, les faisons agir dans un univers inventé, les déplaçant dans le temps et dans l’espace”.(1)
Quand nous lui demandons quel spectacle lui a posé le plus de problème, il nous répond ceci : “Lucia di Lammermoor qui devait être présenté à l’ouverture de la saison de La Scala en 2020. Je l’avais créé deux ans auparavant à Pékin et voulais faire quelque chose de complètement différent. Je connaissais bien l’œuvre mais n’y arrivais pas. Anne m’a alors dit : ‘Puisque tu as tant de mal, tu dois faire la même chose qu’il y a deux ans’. Avec ces paroles, tout s’est débloqué instantanément et j’ai pu créer quelque chose de nouveau”.

Un costume de Hernani de Victor Hugo - Photo © CNCS

Un costume de Hernani de Victor Hugo – Photo © CNCS

Le monde ludique de Kókkos

Proposer une exposition thématique plutôt qu’une succession d’œuvres pose un nouveau regard sur les créations. “La matière était tellement foisonnante qu’il n’était pas évident de trouver un fil, au départ. Nous n’allions surtout pas faire de parcours chronologique ni analytique”, explique Catherine Treilhou-Balaudé. “Travailler sur des spectacles dans leur intégralité voulait dire ne présenter que dix spectacles. Mais pour Yánnis Kókkos, nous ne pouvions pas nous contenter de dix pièces importantes, d’autant plus que nous n’étions pas sûrs d’avoir toujours l’ensemble des costumes. Des spectacles phares, il ne reste aujourd’hui que quelques photos.” Le résultat est un voyage et une redécouverte des costumes des différentes œuvres qui dialoguent dans de nouvelles postures.

Hernani de Victor Hugo - Document © Yánnis Kókkos

Hernani de Victor Hugo – Document © Yánnis Kókkos


Les vitrines installées par Jean-Michel Wilmotte dans les salles lors de l’aménagement du CNCS sont soumises à des normes strictes pour la préservation des costumes souvent fragiles. Pour Nicolas Sire, il fallait donner la dimension scénique aux costumes dans la vitrine. “Je devais jouer avec les contraintes du lieu, la taille des salles et des vitrines, trouver un parcours, donner une dimension immersive. Un costume seul, qui n’est pas en mouvement et qui a été pensé pour être vu à une certaine distance, nécessitait d’être placé dans une vitrine scénographiée en référence aux univers de l’artiste. Yánnis Kókkos cadre souvent ses scénographies et j’ai alors recadré les vitrines, travaillé sur le sol et les fonds. Mais l’intervention ne pouvait être que limitée.
La recherche des thèmes reprenaient les notions récurrentes des créations telles que le rêve, l’enfance, la Grèce, la tragédie et les éléments scéniques se retrouvent dans la scénographie de l’exposition : le blanc, la nuit, l’escalier, le rocher, l’animal, la mer, le voyage, l’olivier et le cyprès, le miroir, des trappes et escaliers mobiles, la diagonale, la boîte dorée, la petite scène dans la grande, … Nicolas Sire se souvient de deux spectacles avec des miroirs : “Le miroir avait été utilisé la première fois dans La Princesse blanche. Une peinture peinte à l’envers sur plateau qui se reflétait dans le miroir, comme dans Les Troyens, la tête de cheval sculptée était dans les dessous, les trappes s’ouvraient et nous l’apercevions dans le miroir”.

La Vie de Galilée - Photo © CNCS

La Vie de Galilée – Photo © CNCS

Le dessin, toujours le dessin

Les dessins ont une place privilégiée dans l’exposition. “Nous avons beaucoup travaillé à partir des dessins et les thématiques visuelles se sont associées aux thématiques de l’exposition ; tout est lié par les couleurs, les lumières”, nous explique Catherine Treilhou-Balaudé.
Le dessin est au cœur du dispositif et met ainsi en exergue le geste créateur. Extrêmement éloquent et pourtant avec une économie de trait, sans bavardage inutile, le dessin va à l’essentiel de l’expression spatiale. Dans Outis ou Hamlet, l’espace devient éloquent par le vide. L’espace expressif de La Femme sans ombre ou l’espace suggéré de Tancredi ne représentent pas uniquement l’espace scénographique mais la dramaturgie et la mise en scène. Pour Nicolas Sire, “Nous trouvons tout dans ses dessins : la lumière, le drame, les gestuelles. Il est évident que c’est un scénographe qui pense en metteur en scène. Dans ses opéras, toutes les séquences sont dessinées. J’aurais aimé faire des fac-similés de ses story-boards afin de pouvoir feuilleter les carnets”.
Cent-dix dessins encadrés sont exposés : les dessins des scénographies, des maquettes des costumes, leurs nuanciers, les étapes de leur élaboration. “L’exposition s’attache à la mémoire de la création des spectacles, des intentions de l’artiste aux étapes de leur mise en œuvre. Le moment de la représentation, d’originaire, devient le terme du processus. La remémoration des spectacles est moins importante que la réactivation de leur genèse.(2)
Dans les dessins, les personnages en mouvement sont toujours dans l’action et dans le jeu, comme celui si vivant de La Thébaïde de Racine. “D’une manière singulière et visible dès les premiers dessins, le lieu théâtral selon Yánnis Kókkos est en attente de corps, et le corps est en attente d’espace.(3)

Elektra - Photo DR

Elektra – Photo DR

Le parcours visuel de l’exposition

L’exposition se déploie à travers treize salles avec des paliers pour que les visiteurs puissent s’asseoir : “Comme nous retrouvons toujours la chaise dans les scénographies de Yánnis, je l’ai prise comme fil conducteur”, nous explique Nicolas Sire. Le parcours a été pensé à travers des doubles salles qui se répondent comme la nuit à la forêt. Dans ce duo, les thèmes dialoguent.
Tout commence dans l’ambiance sombre du théâtre dans la salle 1 – Ateliers et une reconstitution de l’espace de travail volontairement encombré. “J’ai la vision de Yánnis avec un empilement incroyable de documents et des chats.” Yánnis Kókkos est un archiviste hors pair comme en témoigne son premier programme de théâtre à l’âge de treize ans qu’il a gardé. Dans la salle 2 – Nuits, le très beau costume de Hernani au centre tourne sur lui-même. Toujours dans la nuit, le cheminement nous mène vers la salle 3 – Songes et la salle 4 – Forêts où l’esprit de l’enfance domine. Nous retrouvons toute la poésie des arbres bleus, les costumes oniriques du Songe d’une nuit d’été, l’univers coloré de l’opéra Les Oiseaux qui dialogue avec Hansel et Gretel. Dans la salle 5 – Pouvoirs, les personnages politiques ou ecclésiastiques comme Boris Godounov, l’archevêque de Canterbury dans Meurtre dans la cathédrale ou le Pape de La Vie de Galilée sont exposés. La salle 6 – Noir nous enfonce dans le crime de Lady Macbeth ou Lucrèce Borgia et le costume de Madame de Sade qui a valu à Yánnis Kókkos un Molière en 1987. La beauté des costumes et la finesse des exécutions suscitent l’admiration du travail des artisan.e.s et des ateliers. Après les salles 7 et 8 où nous découvrons des extraits de films, de pièces et d’entretiens, l’ambiance change. “Nous allons vers la tragédie qui, dans le langage de Kókkos, est signifiée par le vide et le blanc. Passer du bloc nuit au bloc jour : la transition se fait par les couleurs. Nous avons commencé à enlever les revêtements des murs et avons profité de la couleur blanche de la chaux existante”, explique Nicolas Sire. Le théâtre est présent à travers Tréteaux (salle 9), le théâtre dans le théâtre auquel répond Ors (salle 10) avec le parquet de la Comédie-Française, la rampe, les paravents. Nous retrouvons la lumière crue de midi, le Partage de midi, La Locandiera ou Iphigénie.
Les salles 11 – Tragédies et 12 – Blanc présentent les costumes des plus grandes tragédies familiales. Dans la salle 11, la vitrine est composée de trois boîtes en référence aux scénographies de Kókkos avec le blanc et la perspective accélérée comme dans Hamlet, la porte, la fenêtre mais aussi la boîte dorée faisant référence à Nabucco.
La salle 13 – Odyssée est un espace théâtralisé qui nous plonge dans l’univers marin et le voyage où les fantômes des pièces errent sur les marches et les gradins. Les personnages des mises en scène de Yánnis Kókkos sont convoqués ainsi que ses références spatiales, esthétiques, scénographiques. Un spectacle lumineux de douze minutes passe de la nuit au jour.

Tancredi - Document © Yánnis Kókkos

Tancredi – Document © Yánnis Kókkos

En attendant l’ouverture prochaine de l’espace dédié à la scénographie au CNCS, nous nous réjouissons de cette très belle exposition, bien pensée, autour des scénographies et costumes de ce créateur qui porte en lui 2 500 ans de l’histoire du théâtre.

– Production : CNCS
– Conseiller artistique : Yánnis Kókkos
– Commissaire : Catherine Treilhou-Balaudé
– Scénographe : Nicolas Sire
– Graphiste : Barbara Creutz
– Éclairagiste : Laurent Castaingt

 

  1. Scènes, Éditions Actes Sud, page 211
  2. Catherine Treilhou-Balaudé in Scènes, page 280
  3. Ibid
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