Temps de lecture : 6 minutes

“Une maison de poupée”

Manipulation poétique

Qui manipule qui ? C’est ainsi que nous pourrions aborder Une maison de poupée d’Henrik Ibsen, conçue et mise en scène par Yngvild Aspeli dans une scénographie de François Gauthier-Lafaye. Un spectacle de marionnettes, comme si le titre de la pièce était illustré de manière littérale. Et pourtant, cette dramaturgie, portée par des marionnettes, nous révèle une nouvelle lecture de la pensée de Nora, l’héroïne, et pose un regard troublant sur une société de faux-semblants, où les manipulations sont le maître-mot de ce très beau et étonnant spectacle.

Photo © Johan Karlsson

La pièce commence à l’avant-scène, devant un rideau noir, où Yngvild Aspeli, habillée en noire comme les manipulateurs des marionnettes, raconte la genèse de cette création. Un jour de pluie, un oiseau s’est cogné contre sa fenêtre ; elle s’est levée et a pris dans la bibliothèque le texte d’Ibsen. Elle se rend compte que l’avocat Hemler appelle sa femme, Nora, alouette ou étourneau ; de cet oiseau sort une petite poupée représentant Nora.

Yngvild Aspeli : Tout a commencé par le bruit d’un oiseau venu se cogner contre ma fenêtre. C’était un jour pluvieux et j’étais assise à ma table de cuisine, recroquevillée avec une grande tasse de café et un bon livre, quand j’ai entendu un “boum” contre la fenêtre. Ce son court, mais immédiatement reconnaissable, m’a instantanément fait fermer les yeux. “Boum.”

La maison hantée

Ainsi, nous entrons dans une histoire condensée d’Une maison de poupée qui se concentre sur le secret de Nora, un emprunt frauduleux à l’homme d’affaires Krogstad pour financer le voyage en Italie nécessaire à la santé de son mari malade. Depuis sa création en 1879 qui fit scandale, Nora est devenue une figure féministe. Elle ose quitter le foyer et y laisser ses enfants, après avoir tenté une ultime conversation avec son mari, qui ne va pas la soutenir, elle qui a transgressé la loi pour le sauver son mari. Yngvild Aspeli incarne Nora Helmer, la protagoniste de la pièce. Elle donne la réplique à des marionnettes à visage et à taille humaine qu’elle a conçues elle-même et manipule. Le rideau tombe et laisse découvrir l’intérieur de sa maison. Le plateau est composé de deux parois recouvertes de papier peint, implantées en perspective accentuée vers une porte. Le dessin de la marqueterie du sol participe à cet effet. “Cet espace est un îlot représentant une grande solitude, le dernier bout de sécurité que Nora va perdre”, explique Yngvild Aspeli. Un grand canapé, une table, trois enfants près du sapin, un homme immobile dans un fauteuil et Nora qui s’active. Cette maison parfaite va petit à petit prendre l’allure d’une maison hantée.

Photo © Tomas Lauvland Pettersen

Au début, le lieu paraît confortable et sécurisant. Puis, l’espace commence à changer, devient plus sombre, comme dans la tête de Nora.” Alors la manipulation visible des marionnettes disparaît grâce au noir sur le plateau. La scénographie a été pensée avec les besoins des manipulations. La porte est devenue mobile et sur roulettes pour permettre des zooms et changer des perspectives dans l’espace. Si les marionnettes imposent des contraintes dans l’espace, le changement et la mobilité font surtout partie de la narration. “Lorsque la porte disparaît, c’est comme s’il n’y avait plus de sorties possibles et les horreurs arrivent.” Le canapé, élément très important de la scénographie, est construit comme un castelet et participe à la magie du lieu. “C’est l’endroit où tout apparaît et disparaît, où nous pouvons cacher les manipulateurs. Quand je suis seule, j’ai besoin d’un endroit pour asseoir ou allonger les marionnettes ; il faut avoir des tables et des chaises, comme des appuis.”

Plongée dans le cauchemar

L’ambiance s’assombrit. Les toiles représentant le papier peint remontent, laissant découvrir des tulles noirs permettant des profondeurs d’espace avec vue sur les coulisses. Les tulles sont ornés de fils cousus main, comme si des toiles d’araignées se tissaient. “Une vraie tapisserie. Toute l’équipe a participé à la couture et, pendant les pauses, nous faisions du crochet !” Nous retrouvons ce travail de tapisserie sur le cadre de scène, un patchwork composé de tissus récupérés de restes de costumes. Au fur et à mesure que Nora se trouve au pied du mur, les araignées surgissent à l’arrière des tulles et surtout du sol. Des trappes s’ouvrent manuellement avec une manivelle, et les araignées sont tirées par les fils. “Je trouve le travail manuel plus organique et je n’introduis pas de mécanique.” Au début les apparitions sont furtives, puis les araignées deviennent de plus en plus grandes jusqu’à envahir la demeure de Nora. Avec des proportions démesurées, l’araignée encercle de ses pattes géantes la mère de famille, jusqu’à ce que Nora se transforme, elle aussi, en une marionnette Kokoschka. Il s’agit de petits corps de marionnettes avec la tête de la manipulatrice.

Photo © Mahtab Mazlouman

Photo © Mahtab Mazlouman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans une séquence de transe, elle est avalée par l’araignée géante et régurgitée, comme une renaissance. À la fin de la pièce, Nora devient elle-même l’oiseau, avec un masque à la fois pour Yngvild Aspeli et sa marionnette, en écho à l’oiseau mort du début. “Nous passons d’un lieu parfait et lumineux à cet autre espace toujours présent mais que nous ne voyons pas, à l’image des araignées qui ont toujours été sous le plancher. Nora trouve sa force en affrontant sa peur. C’est un personnage avec un côté visible et de nombreuses dimensions cachées. Herman Melville dit que notre globe est constitué à trois quart d’eau et la partie visible de la Terre n’est qu’une infime partie. C’est la même chose à l’intérieur de l’être humain, et si ces deux parts ne coexistent pas, nous ne sommes pas dans le vrai. Il ne faut donc pas avoir honte de dire que la part sombre de Nora la rend humaine et lui donne la force de quitter son mari.” Dans une séquence de la pièce qui n’a pas été gardée, Nora explique vouloir hurler “mort et damnation”. Yngvild Aspeli a transformé ce cri en une broderie que Nora passe son temps à coudre, qui change de taille au fur et à mesure que son angoisse monte et que tout sort de son contrôle.

L’invisible par la marionnette

Créer une illusion et la casser, c’est un thème important de la pièce. Au début, les marionnettes sont posées en entier, comme dans un musée, et Nora joue son rôle ; mais à la fin, elle brise cette illusion en cassant les marionnettes.

Yngvild Aspeli : Je voulais aller d’une Nora manipulatrice à une Nora marionnette, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle est manipulée et qu’elle fait aussi partie de ce jeu. Nora pensait que le monde était ainsi mais se rend compte qu’elle s’est trompée. Elle pensait connaître son mari, savoir qui il était vraiment mais elle se rend compte que non. Elle maintient l’illusion de sa vie et, petit à petit, perd le contrôle. Les marionnettes bougent alors toutes seules et elle est elle-même transformée en marionnette. Ainsi, elle se voit réellement pour la première fois. Dans ma manipulation, une part physique rend visible ce qui est invisible et montre les forces qui se transforment. Il y a des étapes où le rapport à la marionnette devient la clé de la lecture. Au départ, nous assumons la manipulation à vue, une démarche qui part du visible vers l’illusion. La marionnette n’est pas un accessoire, elle est au centre de la dramaturgie. Ce n’est pas pour remplacer l’acteur mais pour rajouter un autre niveau de lecture. Je préfère ne pas avoir de marionnette si elle n’a pas un rôle essentiel.

Les marionnettes sont à l’échelle humaine, mais proportionnellement un peu plus fines afin qu’elles ne soient pas trop lourdes.

Photo © Mahtab Mazlouman

Yngvild Aspeli : Je sculpte les visages puisqu’ainsi je crée les personnages. Cinq constructeurs ont participé à la confection des marionnettes qui bougent et se brisent chaque soir. Cela a nécessité de nombreuses recherches techniques pour trouver la bonne manière de les casser et de les reconstruire. C’est un travail de longue date avec l’équipe où l’espace, la musique et la lumière sont au service de l’histoire et prennent en charge ce que les marionnettes ne peuvent pas exprimer. Certes c’est un processus un peu difficile parce que tout le monde doit faire des compromis mais il n’y a pas de naissance sans douleur. Nous devons arriver à quelque chose de cohérent, que tout devienne un.

Trois personnes sont au plateau : les deux acteur.rice.s/manipulateur.rice.s – Yngvild Aspeli et Viktor Lukawski, qui devient le mari de Nora en remplaçant sa marionnette – et une manipulatrice/technicienne en coulisses. S’ajoutent à l’équipe deux personnes à la technique (lumière et son).

Photo © Tomas Lauvland Pettersen

Une maison de poupée a été présentée pour la première fois au Festival mondial des théâtres de marionnettes à Charleville-Mézières en septembre 2023, après un processus de création sur deux ans. Après un long travail d’écriture, la confrontation au plateau reste essentielle et des idées arrivent par images. “Ce n’est jamais fini à la première ; ce n’est que le début. Lors de la première saison, l’écriture continue d’évoluer. Nous pouvons avancer jusqu’à un certain point sans le public, puis j’ai besoin de cette confrontation pour mieux comprendre la pièce, et parfois prendre des décisions radicales. Il y a quelque chose qui reste fragile et je trouve la force avec cette présence du public. La solution vient toujours du plateau. La création reste vivante et toujours en mouvement, puis se stabilise.”

Yngvild Aspeli est également la directrice artistique du Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre) de Stansund, en Norvège. Ce lieu de création isolé, situé sur une île norvégienne et dans un village de pêcheurs, accueille de nombreuses compagnies en résidence. Il est équipé techniquement et administrativement pour faciliter la production des spectacles avec une black box pour les répétitions.

Une maison de poupée d’Henrik Ibsen

– Mise en scène : Yngvild Aspeli et Paola Rizza

– Scénographie : François Gauthier-Lafaye

– Actrice-marionnettiste : Yngvild Aspeli en alternance avec Maja Kunšič

– Acteur-marionnettiste : Viktor Lukawski

– Composition musicale : Guro Skumsnes Moe

– Fabrication marionnettes : Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf, Romain Duverne

– Fabrication décor : Eclektik Sceno

– Lumière : Vincent Loubière

– Costumes : Benjamin Moreau

– Son : Simon Masson

– Plateau et manipulation : Alix Weugue

– Chorégraphie : Cécile Laloy

Facebook
LinkedIn

à propos de l'auteur

“Une maison de poupée”

Facebook
LinkedIn

CONNEXION