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“Avant la terreur”

Anatomie d’un décor

Revenir sur Avant la terreur de Vincent Macaigne, librement adapté du Richard III de Shakespeare, créé le 5 octobre 2023 à la MC93 de Bobigny et repris au Théâtre national de La Colline du 15 au 27 juin 2024, c’est l’opportunité de disséquer une méthode atypique appliquée au projet scénographique, tant dans sa conception que dans sa réalisation.

Dans l’idée de blancheur, un élément secret de terreur, caché au plus intime de la chose, précipite l’âme à de plus grandes épouvantes que la pourpre effrayante du sang.”(1)

Lugubre décor, souillé par un fou, avec un sol d’eau sale – Photo © Simon Gosselin

Lugubre décor, souillé par un fou, avec un sol d’eau sale, la gigantesque boîte blanche de Macaigne a des airs du cachalot de Moby Dick. Ce n’est pas un endroit de jeu mais un endroit de problèmes. Il est compliqué d’aller dedans, en survivant à cet espace(2) dangereux, en retrait, souvent inhabité, paradoxalement marginal et monumental.

Boîte

Propos recueillis auprès de Sébastien Mathé (collaborateur à la scénographie et régisseur général) et François Aubry (régie générale) en décembre 2024

Sébastien Mathé : Vincent voulait ce genre d’espace, cette espèce de blockhaus avec des poutres très épaisses. J’ai traduit ses désirs en plan et en 3D, puis nous avons bataillé pour imposer les dimensions, 16 m x 12 m x 8,40 m de hauteur de mur. Un architecte a été choisi pour faire le lien avec le bureau d’études et les ateliers.

Le plafond est constitué de deux parties séparées : la partie face est fixe, la partie lointain est mobile. Trois bâches font office de rideaux.

François Aubry : Vincent n’a d’abord pas joué dans la boîte mais en dehors, dans le public. Il voulait chercher ailleurs, encore plus loin. Il aurait voulu que cette boîte soit démesurée.

Un liquide amniotique qu’ils n’auraient jamais quitté – Photo © Simon Gosselin

Abattoir

Première idée : la boîte blanche était un abattoir, un endroit où tout le monde venait mourir. “Il y avait des meurtres en permanence, un personnage qui baignait dans un aquarium, une salle de torture”, nous raconte Sébastien Mathé. Kärcher, seaux renversés, sang, fumée, bâches, l’esthétique de l’abattoir humain reste largement présente dans le théâtre de Macaigne. “Au sol, c’est du terreau, de l’eau et de la gouache”, nous explique Lucie Basclet, accessoiriste. Le plateau est purement injouable. Tous les personnages d’Avant la terreur se retrouvent plongés dans une même origine, mélange de plasma et de boue, un liquide amniotique qu’ils n’auraient jamais quitté.

Arrière-scène

Le décor évoque aussi l’espace d’arrière-scène d’un très grand théâtre, à la fois atelier, salle de stockage ou aire de montage, architecture souvent blanche, très haute, éclairée artificiellement. Un escalier métallique industriel en colimaçon est collé au mur cour de la boîte. Escalier de secours pour fuir et poursuivre, racontant la chute ou l’ascension, l’urgence de sauver son âme, distribuant le palier du sniper et, comme au sommet d’une tour, la porte dissimulant un secret : la cage où sera enfermé l’enfant-héritier Andrew.

Tombale et grand portant de trente fluos – Photo © Simon Gosselin

Danger

Après beaucoup d’échantillons de blanc, cassé avec du noir, la couleur est choisie : RAL 9010. Une semaine avant la première, l’architecte et collaborateur à la scénographie Carlo Biggioggero se souvient : “Dans le même temps qu’une peintre faisait de toutes petites retouches sur la porte en patine faux métal, Vincent a pris un gros pinceau et du noir”. Les murs sont souillés in extremis. Une grande ligne est tracée sur les murs, comme avec les toutes dernières forces d’un être épuisé. Il y a une économie de l’espace dont l’énorme volume est relativement peu utilisé, comme s’il était maudit et dangereux. Les acteurs semblent parfois avoir peur et vouloir rester avec nous, se blottir dans le giron des gradins pour être protégés comme des enfants. Tout est dangereux dans ce théâtre ; le sol est glissant, le voisinage de l’eau et des appareils d’éclairage suggère la menace de l’électrocution. Ne manquent plus que les chiens errants affamés de Fellini Roma sur un chantier de nuit, zébré par les éclairs de soudure à l’arc. Les coulisses n’offrent pas plus de sécurité, la guerre y fourbit ses armes. Le cube est ainsi davantage une machine de guerre qu’une machine théâtrale : un châssis de chaque mur peut s’ouvrir pour faire rentrer les gros accessoires. Une surface spécifique en Placoplatre est offerte chaque soir à la destruction.

Mariage

Le plafond du lointain est bas au début d’Avant la terreur. L’espace a la lourdeur d’une sépulture dont on viendra soulever l’énorme pierre tombale pour révéler tardivement la boîte dans sa totalité. Les scènes qui s’y inscrivent sont d’autant plus fortes qu’elles sont rares. Dans le vocabulaire scénique de Macaigne, la violence est toujours le contrepoint de l’émotion ; la guerre et l’excès permettent paradoxalement à des clairières de douceur d’exister.

Sébastien Mathé : Blanchir, nettoyer au Kärcher cet espace rectangulaire au centre pour le mariage, que Lady Anne traverse avec sa traîne blanche. Redonner de la luminosité à ce sol qui est noir depuis le début.

C’est Pauline Lorillard, au bord des larmes, héroïne sadienne, actrice fétiche de Macaigne, qui est seule en robe de mariée dans la boîte blanche, telle une Alice au Pays de la Boue. Un érotisme de la blancheur et de la souillure sanctuarise l’espace.

Un excès scatologique à la Brazil – Photo © Simon Gosselin

Échafaud

Un bloc de polystyrène est à la fois le socle de Georges statufié, âme damnée de Richard III, et son échafaud. Une poche de 300 litres est suspendue au-dessus de lui. Dans la poche, une boue brunâtre.

Lucie Basclet : J’ai beaucoup expérimenté depuis 2009. Il existe des produits anglais en poudre déjà prêts à l’emploi, en immenses quantités, pour les shows télévisés. Ils peuvent aller sur les gens et ne sentent pas mauvais.

Dans un excès scatologique à la Brazil, la poche est crevée et, telle une chasse d’eau géante, répand en trombe une merde liquide qui douche l’acteur. Demeurent pendus comme un lustre de cauchemar le filet qui soutenait la poche gonflée et une momie en scotch libérée avec la boue.

Images

Sébastien Mathé : Ce grand espace blanc appelait à faire de la vidéoprojection : mapping, fumée, bâches. Mais Vincent était plus sur des écrans. Nous avons choisi quatre 85 pouces grand public sur roulettes et un cinquième au cadre jardin sur pivot.

Avant la terreur est peuplé d’images, de lambeaux de films. L’image s’arrête, se gèle, se fige. Pas de plan-séquences léchés mais des poèmes-vidéo, avec de nombreuses strates : caméras fixes et mobiles, images live et préenregistrées. Prison, guerre et folie sont filmées en coulisses. Les écrans parfois égrènent les morts et deviennent des stèles.

Envers du grand portant à fluos – Photo © Alexandre de Dardel

Lumière

Propos recueillis auprès de Kelig Le Bars (lumières), décembre 2024

Le grand portant de trente fluos, c’est le cœur battant de l’univers scénique de Macaigne.

Kelig Le Bars : C’est une structure sur roulettes de 6 m de large, construite en 2007 pour Requiem 3, elle-même grande version d’un objet de 2003 : un simple portant de costumes et des fluos verticaux. Ce ne sont pas des ballasts électroniques et c’est pour cela qu’il y a ce petit flash à l’allumage. Avec des starters, les fluos clignotent avant de s’allumer. Je les gradue à 10 %, 15 %. Ils peuvent flasher aléatoirement ad vitam aeternam, en étant bloqués à faible intensité. Les flashs sont très aléatoires, plus ou moins forts. Il existe deux circuits pour ce portant. Pour laisser passer la lumière, j’avais négocié des trous non visibles dans le plafond mais cela n’a pas été possible. Les plafonniers m’ont sauvé : hyper intégrés, des Rosco SL1. Vingt-cinq pièces, avec un format quasiment comme celui de fluos double. C’est de la LED. Ils sont assez merveilleux. Nous avons juste fait un petit cadre en bois pour faire comme si c’était des fluos. Nous avons construit une grosse rampe en Robert Juliat Dalis devant, au pied du premier rang du gradin réservé aux acteurs, des projecteurs qui servent à éclairer normalement des cyclos.

Démise – Photo © Alexandre de Dardel

Son

Propos recueillis auprès de Loïc Le Roux (créateur et régisseur son), décembre 2024

Loïc Le Roux : Les micros-cravates sont à éviter avec des acteurs couverts de boue, de sang et de sueur. Ils ont des gros micros, à bonnettes rouges, bleues, jaunes. Du tout terrain : les micros sont entourés dans du film alimentaire et nous scotchons les bonnettes. Après le spectacle, je les récupère, couvertes de faux sang et de confettis. Leurs couleurs : une manière de les repérer de loin pour les techniciens. Sans micro main, nous aidons les acteurs avec cinq statiques au proscenium, devant les spectateurs, et d’autres cachés dans la boîte et en coulisses.

Beaucoup d’adresse public dans Avant la terreur : pourquoi telle parole est-elle proférée au micro et pourquoi telle autre sans ? Parler au micro serait un signe de pouvoir, parler sans micro un signe de courage ? Mais l’urgence de parler au public est toujours présente : le modèle de Macaigne constamment, éperdument proposé à ses acteurs, est celui du prêcheur, du pasteur, de l’illuminé fiévreux.

Loïc Le Roux : Pendant les répétitions, il met de la musique tout le temps avec son Iphone. Il vient avec plein de morceaux, de Rihanna à une bande originale de film obscur ou un morceau pop des années 60’. Le son est calé la dernière semaine des répétitions.

Macaigne depuis la régie harangue les acteurs : “J’interpelle les personnages, je joue un personnage qui serait le public”.(2)

 Loïc Le Roux : Vincent veut toujours être à la console et le son ne lui va jamais. Il a la main sur les micros, la reverb, les envois de musique. Il joue avec le son et nous, nous essayons de border pour que cela ne nous échappe pas trop.

Marque de fabrique de Macaigne : le volume de la musique est très fort et des bouchons sont distribués à l’entrée. Mais il désire aussi du silence pour qu’émergent les sons bruts des machines : le grand portant de fluos, le Kärcher, …

Rendu 3D boîte côté cour, MC93 – Document © Carlo Biggioggero

Trump proscenium

Une milice QAnon, huit clowns guerriers dans une réunion trumpiste, bas du front, défouraillant régulièrement. C’est tout un arsenal qui est déployé à l’avant-scène : lanceurs Kabuki, gros canons à confettis, cinq fusils à pompe et des revolvers. Une démonstration de force d’une troupe de théâtre de rue avec mortiers mobiles et artificiers à vue, un commando de mercenaires à la solde du théâtre public. Le pire, malheureusement, reste à venir. Tout n’est jusque-là que simulacre et jeu dans ce théâtre grand-guignolesque qui, malgré sa violence, garde un lien sûr avec la beauté et l’art. La terreur, c’est le souffle coupé et la rupture avec l’art. La violence, c’est “l’effraction de sens”. Or, même dans le théâtre de Macaigne, dans le chaos des décibels, le sens circule. La scène de la veillée d’armes installée au proscenium, à l’aplomb du quatrième mur, est l’emblème exact de l’avant-terreur.

(1).  Bernard Dort, Blanc… jusqu’au vertige in La Représentation émancipée, Actes Sud, 1988

(2).  Entretien avec Vincent Macaigne, novembre 2024

Avant la terreur, d’après Shakespeare et autres textes

– Écriture, mise en scène, conception visuelle et scénographique : Vincent Macaigne

– Assistanat à la mise en scène : Clara Lama-Schmit

– Collaboration scénographique : Carlo Biggioggero, Sébastien Mathé

– Création lumière : Kelig Le Bars

– Assistance création et régie lumière : Édith Biscaro

– Accessoires et régie générale adjointe : Lucie Basclet

– Conception vidéo : Noé Mercklé, Typhaine Steiner

– Conception son : Sylvain Jacques, Loïc Le Roux

– Costumes : Camille Aït-Allouache

– Régie générale : François Aubry, Sébastien Mathé

– Régie plateau et accessoires : Manuia Faucon

– Régie vidéo : Laurent Radanovic, Stéphane Rimasauskas

– Administration de production : Lucila Piffer

– Construction du décor : atelier de la MC93 et atelier du Théâtre de Liège 

Et les équipes de la MC93

Production MC93, Compagnie Friche 22.66 Coproduction Théâtre national de Bretagne, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, TANDEM – Scène Douai-Arras, Bonlieu – Scène nationale d’Annecy, Festival d’Automne à Paris, Théâtre national de La Colline, Les Célestins – Théâtre de Lyon, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Domaine d’O Montpellier – Cité européenne du théâtre, Théâtre de Liège

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