Le Dragon

Le Dragon, spectacle mis en scène par Thomas Jolly, était en tournée cette saison. Examen d’une grosse machine théâtrale et zoom sur le son et la musique.

L’Œil - Photo © B. de Lavenère

L’Œil – Photo © B. de Lavenère

La pièce

En 1944, l’écrivain et dramaturge russe Evgueni Schwartz écrit Le Dragon, un texte éminemment politique dans lequel il dénonce les totalitarismes de l’époque en Allemagne et en URSS. La censure stalinienne ne s’y trompe pas et interdit la pièce après la première représentation à Moscou. L’œuvre de Schwartz emprunte généralement au drame et au conte de fée. Ici s’y côtoient une ville imaginaire où règne un dragon, une population servile sous le joug du tyran, un héros intrépide qui saura le combattre, puis l’amer constat que, dans une société consentante et résignée, un nouveau despote suivra toujours le précédent. C’est avec cette fable noire que le metteur en scène Thomas Jolly a choisi d’entamer son mandat de directeur du Quai, le CDN d’Angers, en janvier 2022. Sur scène, quatorze comédien.ne.s évoluent dans un décor conçu par Bruno de Lavenère, éclairés par Antoine Travert et baignés dans l’univers sonore et musical de Clément Mirguet. Les costumes sont de Sylvette Dequest et les accessoires de Marc Barotte et Marion Pellarini.

Grands moyens

Pour mettre en scène ce conte fantastique, Thomas Jolly a vu grand : décor immense, flopée de projecteurs automatiques, bande son continue, chutes d’objets, fumées, faux sang et vraies flammes, … Les ressorts de la machinerie scénique traditionnelle et contemporaine sont largement exploités. Dans un espace monochrome noir où nous devinons un lieu calciné, les personnages aux visages blanchis sont vêtus de costumes en camaïeu noir et blanc, les lumières absorbées par les murs noirs sont froides et ténues, les quelques éclats de couleurs sont ceux du sang et du feu. L’univers menaçant et féérique du conte est traité à travers un esthétisme fort, graphique et expressionniste. De multiples effets synchrones “plateau, son et lumière” adviennent tout au long du spectacle ; la machine théâtrale accompagne le récit dans ses moindres péripéties, que ce soit la simple ouverture d’une porte ou l’épique combat aérien entre le héros et le dragon. D’une ampleur rare sur nos plateaux de théâtre, le décor est imposant et digne d’un décor d’opéra. Il a été construit dans l’atelier du Théâtre royal des Galeries à Bruxelles qui a accepté de relever le défi de cette construction hors norme dans les conditions proposées. Il est transporté par deux camions semi-remorques et nécessite deux jours de montage avec un prémontage la veille. Le démontage se fait sur une journée, le lendemain de la dernière représentation. L’équipe technique de tournée est composée de six technicien.ne.s. Elle est renforcée pour le montage par dix personnes au plateau, trois en lumière, deux au son et une habilleuse qui aide aussi aux changements de costumes en jeu.

Tableau 2 et 3, infographie 3ds Max - Photo © B. de Lavenère

Tableau 2 et 3, infographie 3ds Max – Photo © B. de Lavenère

Le décor

L’espace représente différents lieux de la ville imaginaire dans laquelle se situe le récit. Il est traité dans une perspective toute classique. Différents plans sont matérialisés par des panneaux et draperies mobiles sur patiences et des modules praticables sur roulettes. Une plate-forme en fond de scène surélève le point de fuite au lointain, lequel se perd dans une toile imprimée représentant une perspective de ville qui approfondit encore plus l’espace.

À la face, le quatrième mur de ce lieu imaginaire est un cadre de scène bien singulier puisqu’il prend la forme d’un œil géant. Il est posé en partie au sol et sa charge de 600 kg est reprise sur des points d’accroche. Juste derrière, un rideau de soie avec ouverture à la romaine sert de rideau d’avant-scène pendant l’entrée du public et les changements de plateau.

À mi-profondeur, trois systèmes de panneaux sont fixés sur trois patiences manuelles de 16 m de long pour une hauteur totale de 8,30 m. Le tout est suspendu à un pont de 300 mm repris par quatre moteurs une tonne pour environ 1,6 tonne de charge. Parmi ces panneaux, un mur intérieur de maison avec porte et fenêtre permet de réduire la profondeur au premier tableau. À l’avant, deux panneaux cadrent la perspective, les bords découpés en zigzags font apparaître un contour d’iris d’œil ciselé et anguleux plus ou moins grand selon l’ouverture de la patience.

Vue des coulisses, lointain cour - Photo © Isabelle Fuchs

Vue des coulisses, lointain cour – Photo © Isabelle Fuchs

Deux modules sur roulettes de 6,50 m de hauteur, composés chacun de quelques marches d’escaliers menant à deux portes monumentales, sont mis en place au fil des actes pour caractériser les lieux. À la toute fin, la porte du palais est placée en plein centre, la longue trace de peinture dorée qui en traverse la hauteur devient alors la pupille oblongue de l’œil d’un gros lézard.

Ainsi, le dragon est présent tout au long du spectacle telle la menace sous-jacente pesant dans le récit. L’œil se fond dans le décor, se laisse oublier puis réapparaît. Des néons flexibles très discrets suivent tous les contours de l’œil et de l’iris. En s’allumant, la forme noire prend vie de manière spectaculaire, éclatante et foudroyante, soutenue par des sons de tonnerre retentissants.

L’univers sonore et musical

La bande sonore est quasi continue. Discours musical et discours dramatique sont étroitement liés : le moindre événement est marqué par une intervention sonore, tantôt ouverture ou fermeture de porte, tantôt montée lyrique sur un monologue, tout est accompagné et surligné par du son. La multidiffusion entre la salle et le fond du plateau immerge le spectateur et l’entraîne sans condition dans la fiction fantastique. Le musicien et créateur sonore Clément Mirguet travaille depuis plus de dix ans avec Thomas Jolly ; il a participé à tous ses spectacles et a contribué sans conteste à l’identité forte de son travail. Cette collaboration, basée sur la confiance et riche de leurs multiples expériences, laisse la part belle au compositeur. Ici, comme à l’opéra, il y a de la musique tout le temps. Ce continuum est interrompu par de très rares silences qui mettent alors le moment concerné en exergue. La musique se construit par couches instrumentales qui s’ajoutent et disparaissent au fil des scènes et des événements. Nous y entendons un orgue qui apporte le côté gothique et fantastique, des cordes et du piano qui sont les armes classiques du compositeur, et de multiples synthétiseurs qui amènent une touche plus électro et des textures sonores d’ambiance. Clément Mirguet, grand fan de rock, n’aime pas réduire ses compositions à un style ; il balaie un spectre assez large avec des sonorités tant électroniques que classiques. Son inspiration est très personnelle et variable en fonction de chaque projet, de chaque texte et des discussions qu’il a en amont avec le metteur en scène. Son outil principal est le logiciel Ableton Live dans lequel il jongle avec des fichiers son et de nombreux instruments Midi.

La rampe de KM 184 sur le plateau du TNP de Villeurbanne - Photo © Isabelle Fuchs

La rampe de KM 184 sur le plateau du TNP de Villeurbanne – Photo © Isabelle Fuchs

Le processus de création

Le point de départ de la création est un travail très fidèle sur le texte et les didascalies, chères au metteur en scène. Une fois le décor construit, tous les effets scéniques sont créés et organisés progressivement pendant les répétitions aux côtés des comédien.ne.s. En régie, l’éclairagiste Antoine Travert et Clément Mirguet forment un duo d’experts pour proposer dans la minute une solution aux nombreuses demandes du metteur en scène. Leurs régies sont connectées en Midi : une piste Midi dans la session Live est réservée pour envoyer les déclenchements de Go au jeu d’orgue grandMA2 de la Compagnie. Une fois les machines encodées, chaque essai est représentatif et donne une bonne vision du résultat au metteur en scène. Cette possibilité de création en temps réel lui permet de valider ou d’abandonner très vite une idée pour en chercher une autre. “Dans la journée, nous pouvons avoir essayé cinq versions différentes pour dix secondes de spectacle”, nous confie le créateur sonore. Au final, dans le spectacle, plus de la moitié des effets lumière sont envoyés par la régie son. Ce processus de travail en direct offre une grande interaction entre le jeu et la technique. En revanche, le peu de temps de répétition (quatre semaines) et la durée généralement longue des spectacles ne laissent pas de temps aux techniciens pour de la préparation ou de la finalisation. Les effets obtenus sont souvent bruts et réalisés avec les moyens en place, somme toute conséquents. Pour le son en particulier, Clément Mirguet n’a pas l’occasion de finaliser ses bandes, tout est mixé au fur et à mesure. Cela lui laisse aussi la grande liberté de réajuster et de modifier facilement ses musiques et effets au fil des représentations dans les différentes salles en tournée.

Plateau pendant la mise au TNP de Villeurbanne - Photo © Isabelle Fuchs

Plateau pendant la mise au TNP de Villeurbanne – Photo © Isabelle Fuchs

La mise en œuvre

Pour Clément Mirguet, il n’y a pas de recherche de performance technique ou technologique, les outils sont utilisés pour leur efficacité et peuvent être très simples, à l’image de la connexion Midi avec la lumière. Ici, le plan de diffusion est classique : une façade de concert avec de gros subs, un surround composé de deux ou quatre enceintes 12 pouces autour du public, deux plans de sides sur pieds au plateau, un plan lointain en 15 pouces sur cube devant la toile imprimée, une enceinte cachée dans le décor pour diffuser localement le son d’un instrument visible sur scène. Depuis la création, Clément Mirguet a fait une croix sur les subs qu’il demandait au lointain et se contente de ceux de la façade : “Cela réduit la demande technique et, de toute façon, pour obtenir un niveau intéressant, cela les faisait jouer vraiment trop fort au plateau”. Dans cet environnement sonore riche et constant, l’équipe de création s’est vite rendue compte que le cadre de scène en forme d’œil a tendance à bloquer le son sur le plateau. Pourtant, le metteur en scène n’a pas souhaité équiper les acteur.rice.s de micros HF. Chez Thomas Jolly, le jeu d’acteur est particulièrement physique et énergique, les voix sont projetées et poussées autant par choix artistique que pour se faire entendre. Pour aider quand même un peu, Clément Mirguet installe une rampe de six micros statiques Neumann KM184 en bord de scène ainsi que quelques petits micros HF cachés dans le décor. Ils lui permettent de soutenir les voix pour pouvoir atteindre le niveau musical souhaité sans trop les couvrir.

Montage au CDN Le Quai d'Angers - Photo © Jérôme Marpeau

Montage au CDN Le Quai d’Angers – Photo © Jérôme Marpeau

L’interprétation

En régie, Clément Mirguet demande une console Yamaha QL ou CL pour y charger l’unique mémoire de scène. La complexité de la régie se trouve dans la session Live qui comporte 130 pistes audio ou Midi et environ 500 scènes au fil desquelles il reconstruit chaque soir la bande sonore. Le moindre mot, déplacement, mouvement est pour lui un top par lequel un son, une nappe, un instrument sera ajouté ou retiré. Par ce montage ouvert, il se garde également la liberté de modifier les sons et les niveaux, comme une réinterprétation de son orchestration. Gardant bien en tête le travail en commun au service de la narration, il gère également les niveaux de diffusion et les micros en faisant très attention à suivre les comédien.ne.s et leurs niveaux de voix. Cette conduite son très musicale est particulièrement compliquée à transmettre et à reprendre. Elle requiert non seulement une connaissance parfaite du spectacle et du texte, qui s’acquiert en général pendant les répétitions, mais aussi l’oreille et le sens musical qui permettront d’enchaîner et de recomposer la musique en respectant les rythmes et la construction. Du coup, Clément tourne avec le spectacle à un poste que nous pourrions qualifier de “régisseur-musicien”, à la fois technicien et interprète.

Clément Mirguet en régie au TNP de Villeurbanne - Photo © Isabelle Fuchs

Clément Mirguet en régie au TNP de Villeurbanne – Photo © Isabelle Fuchs

Cette imbrication entre la technique et le jeu est un élément fort dans les mises en scène de Thomas Jolly et en fait probablement le style. Elle est permise par le processus de création où tout se fabrique en même temps pendant les répétitions pour un résultat calé au millimètre. Ici, l’univers, à la fois riche, chargé, rythmé et enlevé, entraîne le public dans une fiction à sensations, à cheval entre opéra, série télé et cinéma grand public. Les éléments scéniques, le décor, les lumières et les musiques sont au même niveau que le jeu des comédien.ne.s : à fond !

Un micro camouflé dans un accessoire - Photo © Isabelle Fuchs

Un micro camouflé dans un accessoire – Photo © Isabelle Fuchs

Tableau 1, implantation du décor - Document © B. de Lavenère

Tableau 1, implantation du décor – Document © B. de Lavenère

 

 

Générique

  • Mise en scène : Thomas Jolly
  • Scénographie : Bruno de Lavenère
  • Lumières : Antoine Travert
  • Musique originale et création son : Clément Mirguet
  • Costumes : Sylvette Dequest
  • Accessoires : Marc Barotte et Marion Pellarini
  • Maquillage : Catherine Nicolas avec la collaboration d’Élodie Mansuy
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