L’élégance et la simplicité
Il a fallu déployer des trésors d’arguments pour que celui que nous appelons familièrement “Bubu” se plie à l’exercice. Parce que si nous devions définir l’humilité, nous le choisirions en exemple. Ses créations lumière, toujours élégantes et d’une simplicité épatante, en appellent à la beauté. Bruno Marsol est un être poétique. Sa pudeur n’a d’égale que sa rigueur et sa précision. Concret, précis, inspiré, la vue perspective sur son métier d’éclairagiste, des premiers spectacles à la sortie de l’ENSATT, est impeccable. Et dans cette traversée d’un parcours fait de fidélité et d’amitiés, la justesse des réponses et le choix des mots appelaient le verbatim.

Les Nègres – Photo DR
Nourri à l’esprit de troupe
Bruno Marsol : J’ai commencé à pratiquer le théâtre au collège au sein du club théâtre. J’ai joué mais je détestais cela, n’y prenais aucun plaisir. En revanche j’adorais l’esprit de troupe, l’esprit collectif. Un jour, il a fallu changer une lampe de projecteur. Je suis monté à l’échelle et je me suis dit que c’était cela qui me plaisait. J’ai fait des études d’histoire et je me suis spécialisé en démographie car j’adore les chiffres. J’ai étudié les mariages au XIXe siècle à Lectoure dans le Gers. J’ai effectué des analyses démographiques à partir des contrats de mariage. J’ai épluché sur soixante-dix ans tous les contrats de mariage de mon village. À travers l’étude des contrats de mariage, nous pouvons lire plein de choses au niveau social, économique, culturel, … Par exemple, les gens savent-il écrire ? Quels sont leurs métiers ? Habitent-ils en ville ? À quel âge sont-ils nés par rapport à leurs parents ? En quoi la démographie française diffère-t-elle de celle des autres pays ? Puis, je me suis inscrit en histoire de l’art. J’avais déjà une troupe avec Marion Aubert, Laurent Pigeonnat, … avec mes amis, à Montpellier. Nous faisions du théâtre ensemble. Je savais que je voulais devenir éclairagiste alors j’ai tenté l’ENSATT. L’expérience de l’école a été géniale. Je n’avais pas du tout un profil scientifique ou technique. Je ne savais même pas qu’il existait des jeux d’orgue à mémoire. J’ai appris un milliard de trucs. Je ne connaissais absolument pas ce métier.
Dramaturgie de la lumière
Bruno Marsol : Mon premier spectacle, à la sortie de l’école, a été Électre de Sophocle dans une mise en scène d’Emmanuel Meirieu. Cyclo rouge et vert. Je me souviens très bien de cette conduite et des conversations à propos de l’arrivée du rouge. J’étais certain qu’il fallait conserver le rouge pour le duel Égisthe/Oreste, quand Oreste tue Égisthe. Du point de vue dramaturgie de la lumière, le rouge devait arriver au moment du meurtre. Je cherche à ce que la conduite soit lisible et claire. C’est ainsi que je travaille ; je lis le texte, me raconte une histoire, m’impose des contraintes pour créer de la lisibilité. Pour reprendre l’exemple d’Électre, l’arrivée du rouge à un autre moment n’aurait servi à rien. Le rouge symbolisait le meurtre et la trahison d’Égisthe. Dans Dom Juan de Molière, mis en scène l’année dernière par Emmanuel Daumas, la couleur et la direction naturelle entrent à la fin. Je savais qu’il fallait les garder pour le final, que cela ne pouvait pas arriver avant. C’est vraiment l’apparition du Commandeur. La structure change. Plus de symétrie. Nous changeons de décor. La direction vient de lointain jardin et est beaucoup plus naturelle. Avant, cette direction n’existe pas. Avant, tout est symétrique, alternant blanc chaud et blanc froid. Pour moi, ces histoires, ces contraintes sont fondamentales. Dans La Cuisine d’Elvis de Lee Hall, mise en scène par Pierre Maillet, il y avait un rideau rouge qui cachait un mur de lumière clignotant de tous les côtés. Pour moi, tout cela ne pouvait apparaître que lorsque Pierre se prenait pour Elvis Presley. Ce fond lumineux était forcément en accord avec le personnage d’Elvis qui arrivait. Je crée de la cohérence, je me raconte à chaque fois des choses très simples. Pour Les Nègres de Jean Genet dans la mise en scène d’Emmanuel Daumas, nous avons utilisé des fluos. C’était une image que nous avions vue au stade de Cotonou et j’avais imaginé ce décor.

Théorèmes de Marcial di Fonzo Bo – Photo © Jean-Louis Fernandez
Maryse Gauthier en mentor
Bruno Marsol : Tout dépend de la scénographie. Dans Dom Juan, le décor est génial. C’est presque un décor que nous pourrions poser sur une place de village. Avec Emmanuel Daumas, je suis associé dès les premiers échanges, j’ai toujours mon mot à dire. Avec Pierre Maillet aussi. C’est essentiel d’être associé aux premiers moments de la création. La dramaturgie de la lumière se pense en lien avec la scénographie. Les petites histoires que je me raconte s’écrivent dans mon plan de feux. Je mets souvent des projecteurs à vue dans la scénographie. Dans Dom Juan, il y a des sources visibles. J’aime bien les fluos, il n’y a aucune direction et une esthétique de l’objet que je trouve belle. Il y a toujours des HMI, des grandes directions. J’aime que ce soit clair. Quand cela vient de jardin, cela vient de jardin. J’aime bien que ce soit simple. Le métier d’éclairagiste ne consiste pas à faire un beau tableau mais à se demander comment nous passons d’un tableau à un autre. Il faut réfléchir aux transitions. Je me raconte une histoire. Pour Dom Juan, quand nous sommes en intérieur au quatrième acte, nous revenons chez Dom Juan et cela devient chaud car pour moi le chaud représente l’intérieur. Lorsque nous sommes dans la forêt c’est froid parce que pour moi le froid représente l’extérieur. C’est cohérent, j’essaie de garder cette cohérence. Dans le théâtre classique, il y a des actes pour penser ces transitions. Mais même dans les pièces contemporaines, je peux dire que ce projecteur-là entre avec ce personnage-là. Je crée des repères. Il me faut, à ce sujet, parler d’une rencontre qui a eu beaucoup d’importance pour moi : Maryse Gauthier. Je l’ai rencontrée avec Marcial Di Fonzo Bo et Pierre Maillet sur un spectacle de la Compagnie des Lucioles. J’étais régisseur lumière à la MC93 de Bobigny. Je dois dire qu’elle est un peu mon maître. Elle m’a appris des milliards de choses, en particulier sur la rigueur, la précision, la cohérence. Elle était très forte. Elle travaillait avec Marcial Di Fonzo Bo et avec Régine Chopinot. Il y avait dans l’esthétique de ses lumières quelque chose de très carré. Le centre, ce n’est pas à côté. Le centre, il y en a un seul, c’est là. J’ai tourné beaucoup de ses spectacles et j’ai énormément appris. La précision dans la préparation et la réalisation.

Les Nègres – Photo DR
Le choix des sources
Bruno Marsol : Je préfère le HMI parce qu’il ne change pas de couleur à la gradation. Par exemple, avec la LED, ce problème n’existe plus. Avec les halogènes, les 5 kW, les découpes, les PAR, la couleur varie en fonction de l’intensité. Avec les HMI, la lampe est toujours allumée et c’est seulement la persienne qui fait que la lumière est plus ou moins présente. Le problème de température se résout avec la LED, elle reste de la même couleur même si d’autres problèmes apparaissent. Avec l’arrivée de la LED, le parc matériel est en train de changer à toute vitesse. Certains théâtres sont équipés, d’autres non. Cela change vraiment les choses lorsqu’il faut penser la tournée qui fait partie intégrante du travail de conception. Penser la tournée avec la scénographie, j’ai toujours cela en tête. J’intègre souvent des projecteurs dans la scénographie. Il y a une bascule de technologie de matériel très forte depuis deux ou trois ans. À la Comédie-Française et au Théâtre des Champs-Élysées où nous travaillons sur deux créations avec Emmanuel Daumas, le parc matériel a été renouvelé en faveur des projecteurs LEDs. Les choses évoluent très vite. Pour moi, cela ne change pas grand-chose si ce n’est que je dois faire encore plus confiance aux régisseurs des lieux qui connaissent leur matériel. Ce qui est plus compliqué, c’est que j’aime bien être au jeu d’orgue, essayer des choses en direct. Avec ce renouvellement de matériel, c’est moins simple. Dans les grands lieux, certains régisseurs refusent. C’est frustrant. C’est comme les progrès en son et vidéo, il a fallu se former très vite. C’est le moment en lumière. L’adaptation des plans de feux en tournée est très compliquée avec ces changements de matériel.

Emmanuel Daumas-monte Dom Juan de Moliere au Vieux Colombier, Comédie-Française – Photo DR
Être prudent avec la couleur
Bruno Marsol : Même si je l’ai utilisée dans Électre, par exemple, ou dans Anna, l’utilisation de la couleur me fait peur. J’ai peur de son mauvais goût. Je reste plutôt dans les blancs chauds et froids. Pour moi, la couleur, ce sont plutôt les costumes et décors qui l’apportent ; ou alors elle est liée à un objet. Pour la création de Bug, nous avons cherché le bleu des néons tue-mouches, ce bleu ultra-violet que nous pouvons voir dans les boucheries. Dans les cintres il y avait une espèce de ligne de fluos de cette couleur-là. C’est Georgia Tavares, alors en stage avec nous, qui a cherché pendant deux jours au Théâtre des Célestins les gélatines de cette couleur-là précisément. Sinon, je suis toujours très prudent avec la couleur. En ce moment, je travaille sur Cyrano et le décor est un vrai décor de théâtre, un carrousel. Je me suis déjà raconté ma petite histoire…