Lumière muséographique

Philosophie, savoir-faire et french touch

Toutes les photos sont de © Akari-Lisa Ishii & I.C.O.N.

Un univers particulier où la lumière doit trouver un équilibre complexe entre fonctions de valorisation et de balisage mais aussi donner du sens, exprimer une histoire. Entre contraintes techniques et surtout un niveau d’éclairement limité, c’est un pari pourtant souvent réussi par les lighting designers français. De multiples détails et astuces à penser en équipe illustrés dans une exposition au Quai Branly.

Exposition Kimono, Quai Branly

Exposition Kimono, Quai Branly

Éclairer pour… quoi ?

– Valoriser, baliser, exprimer

Lorsque nous pensons éclairage, que ce soit sur scène, en architecture ou ailleurs, nous pensons d’abord à mettre en valeur, à magnifier les éléments. Que nous parlions de décors, de bâtiments ou de tableaux, la fonction première du concepteur est de renforcer le visuel. Un deuxième objectif auquel nous pensons moins directement est celui du balisage et de la sécurité : il doit guider les visiteurs, leur montrer la voie ; que ce soit dans une salle de spectacle, dans une rue ou pour passer d’un espace d’exposition à un autre. Nous parlons ici de chemin au sens propre, même si la lumière éclaire aussi au sens figuré. En effet, elle doit également exprimer un univers ; que ce soit au niveau philosophique ou scénographique, elle reflète et révèle le sens des choses, des œuvres et leur présentation.

Mais encore en muséographie

Comme dans les autres domaines, ces fonctions s’appliquent à la mise en lumière muséographique. Mais ce type d’éclairage, comme le scénique, a d’autres particularités bien spécifiques.

Exposition Henry Moore, l'Atelier au Musée Rodin, Paris (2011)

Exposition Henry Moore, l’Atelier au Musée Rodin, Paris (2011)

– 50 lux sinon rien

Prenons tout d’abord conscience d’une contrainte de taille : dans ce monde, nous travaillons avec des œuvres souvent anciennes ou fragiles et faisons donc face à une injonction de conservation se traduisant par l’obligation de n’exposer chaque pièce (tissu, papier, …) qu’à 50 lux maximum (250 pour les peintures à l’huile). Dans un objectif de mise en valeur, vous saisirez facilement la complexité de la tâche. Cette obligation contractuelle, à laquelle il est impossible de déroger même pour un lux, serait inimaginable dans un autre domaine comme celui de la scène.

– L’histoire c’est tout

À cela s’ajoute la philosophie de l’exposition : aucune n’est montée au hasard, il existe une raison liée à l’actualité, à l’histoire de l’art, … Citons comme exemple Rodin, l’exposition du centenaire qui est évidemment liée au centième anniversaire de la mort de l’artiste et qui a été réalisée à Paris, sa ville. Où, je vous laisse deviner pourquoi, nous voyons fleurir en ce moment de nombreux événements liés aux artistes ukrainiens ou au sport. Cette histoire, petite ou grande, est racontée dans le choix et la composition (l’ordre) des œuvres faits par le commissaire qui monte le scénario de l’exposition. Lorsque l’appel d’offres de maîtrise d’œuvre est lancé, ce scénario est déjà créé et à respecter aussi sûrement que le programme d’un opéra.

Exposition Aux sources de la peinture aborigène au Quai Branly, Paris (2012)

Exposition Aux sources de la peinture aborigène au Quai Branly, Paris (2012)

Alors comment faire ?

– Une offre, une équipe

Vouloir travailler sur une exposition ou même un musée public complet, c’est d’abord se lancer dans l’obligatoire parcours de l’appel d’offres : démarches administratives, concours de niveau, esquisse, … C’est aussi candidater avec une équipe car nous recherchons le plus souvent un scénographe, accompagné d’un concepteur lumière et d’un graphiste, d’un spécialiste multimédia, … Différemment du monde du spectacle, le scénographe va travailler dans l’enchaînement des espaces et moins dans le temps ; il doit créer un parcours, une expérience que vivront les visiteurs. Le graphiste va le soutenir, exprimer ce chemin de visite et de pensée par ses choix typographiques, l’emplacement de ses graphismes, leur lisibilité, … Le concepteur lumière va faire de même, c’est-à-dire qu’il va mettre ses compétences techniques et sa sensibilité au service de la scénographie pour donner de la visibilité, avoir un bon rendu de couleur (IRC) et de matières, choisir la bonne température de couleur, garantir le confort visuel, … Cette combinaison de compétences est essentielle pour la compréhension du visiteur, comme le metteur en scène qui a besoin de sa troupe d’artistes.

Exposition Kimono, Quai Branly

Exposition Kimono, Quai Branly

– Un savoir-faire “frenchy

Avec de tels objectifs est née une spécialité française. Nous connaissons très peu de pays où cette lumière “muséo” est créée par un spécialiste, et si soigneusement. Cette mission est, ailleurs, souvent traitée par un installateur par exemple. Ce marché de niche a développé une “french touch” très avancée, que ce soit côté conception et techniques particulières mais aussi côté industrie. Certains fabricants de matériel d’éclairage ont créé une gamme dédiée voire se sont spécialisés dans ce domaine. Alors ont pu émerger des techniques très pointues et très avancées, par exemple des projecteurs cadreurs de petite taille ou des lèche-murs adaptés à éclairer “la white box” uniformément. De la demande naît la recherche et de l’utilisation naît l’évolution : la conception et la technicité avancent ensemble.

Plus concrètement…

Partons visiter l’exposition Kimono au Quai Branly. Conçue par le Victoria and Albert Museum de Londres, cette exposition à succès, rééditée ensuite en Suède, revient sur l’histoire d’une tenue emblématique, intimement liée à celle du Japon. Elle dresse le portrait d’un vêtement résolument moderne à travers les siècles et les continents. Cette philosophie se découpe en trois actes, trois zones comportant chacune leur scénographie, leur lumière, leurs matières, leur ressenti. Elle narre l’histoire du kimono en commençant par des pièces historiques japonaises puis son influence sur la mode occidentale, pour finir par le vêtement aujourd’hui.

Exposition Kimono, Quai Branly

Exposition Kimono, Quai Branly

Le premier espace traditionnel de la période Edo (1600-1868) se matérialise par des vitrines habillées de lamelles de bois noir et de papier de style nippon. Nous pensons aux ruelles du quartier kyotoïte de Gion avec un éclairage feutré diffusé depuis le fond des armoires, éloge des jeux d’ombre et de lumière. Si nous revenons aux principes dont nous parlions, ce concept n’a pas été facile à mettre en œuvre car il fallait travailler à une bonne visibilité, à la lisibilité des cartels, à orienter le visiteur, sans éblouissement, à ne pas interférer avec les autres œuvres exposées dans la vitrine, … Par exemple, pour faire ressortir les grilles japonisantes derrière le papier, l’équipe a finalement dû changer la couleur de peinture à certains endroits des tasseaux pour que cela reflète différemment. Une subtile différence de reflet ou de degré de contraste peut tout changer à ce niveau de lux. Il a fallu tester, trouver des astuces, optimiser le niveau d’éclairement, gérer des problèmes de recul, … Par ailleurs, dans les vitrines, sont utilisés des mini projecteurs LEDs. Chacun d’eux a été optimisé en orientation, intensité, accessoires optiques (filtres diffuseurs, caches, …) pour “concentrer” ou “étaler” la lumière sur les objets d’art et parer au “petit challenge” d’éclairer uniformément les mannequins de la tête aux pieds.

La seconde partie présente le XIXe siècle avec la grande influence du japonisme en Europe, qui arrive lors des débuts des “maisons de mode”. Ces vitrines sont donc imaginées avec une lumière rappelant celle d’une boutique de l’époque. Il y a toujours des pièces rares et historiques, mais pas uniquement nipponnes. Nous découvrons leurs déclinaisons occidentales ainsi que des témoignages d’usage et d’ambiances quotidiennes sous forme de tableaux et gravures. Pour ce type d’œuvres, nous utilisons généralement un spot cadreur qui les fait ressortir en apportant la lumière uniquement sur elles et non sur le mur. Cela évite, par exemple, de faire ressortir la couleur de la cimaise plutôt que celle du tableau. Cette technique élégante et raisonnée de “découpage” des œuvres dans les musées est encore une fois très française. De plus, ici, comme dans le reste de l’exposition, le niveau d’éclairement a été mesuré partout, calculé en nombre de lux par heure auquel l’objet d’art est exposé chaque année. Vous pouvez évidemment imaginer qu’il n’est pas facile de faire ressortir une œuvre avec cinquante lux. De surcroît, il faut veiller à ne pas “tout miser sur l’objet” et ne pas laisser le reste dans une pénombre à l’effet “claustrophobique” (ambiance, informations, circulations, …) ; un mélange d’astuces…

Exposition Kimono, Quai Branly

Exposition Kimono, Quai Branly

Les vitrines sont là aussi éclairées avec des spots mais attardons-nous sur une spécificité dans une petite salle annexe où un jeu de miroirs est venu encore complexifier la tâche. Cette parenthèse dans la visite a été inspirée par les grands magasins de kimonos de l’époque qui comprenaient énormément d’étals et par le jeu de mots “O dana” qui signifie “grande étagère” mais qui est aussi utilisé pour “grand magasin de kimonos”. Pour préserver cette scénographie originale, tous les projecteurs ont été cachés sous les rayonnages et aucun n’a été mis sur le plafond. Quand nous sommes debouts, aucun d’entre eux n’est visible.

La troisième zone, le kimono contemporain, s’expose sur un grand podium avec des voilages blancs. Nous découvrons des tenues de cérémonie ou leurs déclinaisons “mode” (de John Galliano, Alexander McQueen, Issey Miyake, …) et artistiques (pour Freddy Mercury, Star Wars, …). L’ambiance lumineuse est plus claire mais aussi plus froide, plus moderne ; un grand challenge toujours, avec seulement cinquante lux. La difficulté qui s’ajoute aux précédentes est qu’ici, avec un éclairage uniforme, c’est le blanc qui va ressortir avant les œuvres. Il a donc fallu renforcer leur visibilité par la lumière et jouer sur un léger halo pour l’ambiance générale, un halo créant cette illusion du “plus éclairé”. Nous jouons sur la luminosité pour donner plus de clarté visuelle alors que le niveau d’éclairement reste identique aux autres espaces.

Un autre point de difficulté de toute l’exposition, qui existe aussi dans d’autres lieux muséographiques, est l’adaptation à l’architecture. En effet, la mezzanine du Quai Branly n’a pas été conçue pour faciliter le montage d’appareils pour des expositions temporaires. Le plafond ne comporte pas de rails réguliers dédiés et est, en outre, constitué de grilles métalliques dont la hauteur varie énormément, tel des vagues. Nous vous laissons imaginer les contraintes techniques supplémentaires.

Pour clore cette visite en beauté, arrêtons-nous sur la réalisation phare de la scénographie, un jeu de silhouettes en lumière et ombre, clin d’œil à la peinture japonaise. Visibles dès la première section, elles stimulent la curiosité et terminent le parcours sur une touche originale. Cette idée phare de la phase concours devient un joli souvenir pour les visiteurs et a été très remarquée, que ce soit par le public ou par les organisateurs.

À travers cette visite, nous comprenons bien qu’un mélange de savoir-faire, de subtilités et de choix techniques est nécessaire, d’où le besoin d’un spécialiste. De nombreux essais sont effectués quelques mois avant pour préconiser le matériel et, même lorsque nous en sommes au stade des réglages, cela prend facilement une semaine. Chaque appareil est réglé de façon personnalisée afin de sublimer chaque œuvre et d’en équilibrer visuellement les teintes (par exemple quand il y a une œuvre claire et une œuvre foncée côte à côte). D’autre part, il est important que le concepteur lumière partage la même culture que l’équipe scientifique du musée (commissaire, conservateur, …) pour bien comprendre l’intérêt de chaque exposition, son thème et ses œuvres. Il pourra ainsi mieux proposer quoi et comment mettre en valeur. Heureusement, cet ambitieux projet a été couronné de succès, autant par les visiteurs que par l’équipe qui a reçu de nombreux échos positifs, un grand plaisir après un travail aussi minutieux. En muséographie comme en scénographie, la satisfaction du public reste la plus belle des récompenses.

 

Le sujet de plainte favori

Un autre point à prendre en compte est la lisibilité des cartels. Cela vous semble évident mais c’est ce que nous retrouvons le plus souvent dans le livre d’or des expositions. Le sujet est toujours délicat car logistiquement ce sont les derniers éléments ajoutés à la scénographie, juste avant l’ouverture. Nous commençons à régler la lumière en leur absence et pourtant c’est la première chose que les visiteurs regardent. Il faut donc une excellente communication avec le graphiste et le scénographe. Autre détail, dans un esprit de réduction du nombre de projecteurs, nous évitons d’en mettre un par panneau, en utilisant par exemple un bandeau lumineux qui entoure le podium.

Exposition Kimono, du 22 novembre 2022 au 28 mai 2023

Sous la direction et au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Paris

  • Commissaires : Anna Jackson et Joséphine Rout
  • Scénographe : Sandra Courtine – Ciel Architectes
  • Graphiste : Arnaud Roussel
  • Prestation éclairage : Big Bang
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