La Force qui ravage tout

Sonorisation d’une comédie musicale

La Force qui ravage tout est la nouvelle création de David Lescot dont il a écrit la musique et les paroles, une comédie musicale qui suppose une sonorisation conséquente pour ces douze interprètes au plateau et le groupe de quatre musiciens. Un défi pour Alexandre Borgia, maintenant sonorisateur attitré de la Compagnie, qui a engagé avec celle-ci un plan d’investissement en matériel très pertinent.

La Force qui ravage tout - Photo © Christophe Raynaud de Lage

La Force qui ravage tout – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Scène obscure. Au fond, des musiciens jouant une musique baroque troublante apparaissent dans des lueurs de bougies tandis qu’un visage féminin puis masculin apparaît par à-coups au milieu de l’espace éteint. Le visage entame un chant étrange. La suite bouscule notre première perception : la scène se remplie de douze comédiens-chanteurs circulant dans un tourbillon de chaises et de tables, parfois dans la rue, dans un restaurant, un hôtel, tandis que le groupe de musique, aligné derrière un tulle barrant le fond de la scène, se met à jouer des mélodies jazz, rock, pop. Pour cette comédie musicale, David Lescot s’est inspiré d’un opéra baroque italien du XVIIe siècle, Orontea, ce qui explique ce début où se mêlent des sons acoustiques et électroniques de façon troublante. Les spectateur.rice.s contemporain.e.s qui sortent de cet opéra sont saisi.e.s d’une étrange sensation, une force qui ravage tout, la passion amoureuse à l’extrême qui remet en question toute leur vie. Le style développé par David Lescot et Anthony Capelli à la direction musicale instille ce sentiment d’étrangeté tout au long de la pièce. Les personnages sont comme portés par la musique jouée par quatre habitués des plateaux de théâtre et musiciens de jazz ou classique : Anthony Capelli à la batterie et à l’électronique, Philippe Thibault à la basse, Fabien Moryoussef au piano électrique et Ronan Yvon à la guitare électrique. Un autre partenaire de cette mise en musique est Alexandre Borgia, ingénieur du son, qui apporte les solutions techniques et artistiques pour que l’œuvre prenne sa véritable dimension. Depuis huit ans qu’il travaille avec David, il a su apporter son savoir-faire du mixage musical en live puisqu’il est aussi l’ingénieur son du groupe de rock Les Fatals Picards et apporte des solutions de production en poussant à l’investissement dans le matériel afin de travailler dans des conditions optimum sans plomber les budgets !

Un investissement intelligent

Alexandre Borgia : Assez vite j’ai proposé d’acheter des DPA, micros omnidirectionnels pour les voix. La production avait compris que c’était préférable d’avoir son matériel plutôt que de solliciter les salles en accueil sans savoir s’ils trouveraient le bon matériel et en bon état. Concernant la table de mixage, je me contentais à l’époque de demander le modèle que nous trouvions partout, comme la Yamaha CL5. Si j’avais eu le choix, j’aurais pu demander une Soundcraft Vi6 dont j’aime bien le son. Les retours de scène sont importants quand les comédien.ne.s travaillent avec de la musique live et j’avais pensé à un système en douche étant donné que les latéraux n’étaient pas possibles. J’ai utilisé le même système sur Une Femme se déplace, spectacle précédant La Force qui ravage tout, mais j’avais quand même des problèmes de répartition. Entre la contrainte de partager l’implantation avec la lumière et les aléas des mouvements des comédien.ne.s, le son n’arrivait pas partout au plateau. La position en side n’est pas idéale non plus car nous risquions toujours le Larsen qui peut être violent pour les artistes.

La Force qui ravage tout - Photo © Christophe Raynaud de Lage

La Force qui ravage tout – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Pour ce spectacle, j’ai opté pour des latéraux en hauteur sur au moins deux plans, en 12 ou 15 pouces selon la taille du plateau. L’idéal aurait été des ears monitors mais c’est un gros budget et une contrainte pour les comédien.ne.s avec un système en plus à porter. Les musiciens sont plus habitués au théâtre et préfèrent entendre le son direct du plateau et des retours en wedge. De plus, vu les conditions et les temps de répétition longs, je ne pouvais pas demander des budgets énormes pour la location de matériel. C’est là où je me suis rendu compte que les contraintes au théâtre ou en musique ne sont pas les mêmes : en musique, les temps de répétition sont courts et se font avec le matériel qu’il faudra en live. Au théâtre, je dois maîtriser les budgets et me passer de matériel du fait des longues périodes de travail. Au début, j’ai demandé beaucoup de chose à la production. Avec les problématiques de budget, nous avons convenu qu’il fallait être bien clair en amont sur ce que nous voulions faire ! C’est là que s’est posée la question de l’achat de matériel pour la Compagnie, d’autant plus qu’il est possible de louer ces équipements aux théâtres qui nous accueillent, allégeant ainsi la charge financière tout en sécurisant tout le monde sur les solutions technologiques permettant de mener à bien un spectacle musical de cette envergure. Ce système de location aux salles est vraiment pertinent car les locations sur place peuvent être très aléatoires, tant par les tarifs pratiqués qui varient énormément selon les régions que par l’incertitude sur la qualité des matériels loués. Une Yamaha CL5 peut coûter 200 € la journée sur Paris mais atteindre les 500 € dans certaines villes ! En prenant en compte notre console Midas avec le patch numérique, les douze boîtiers HF pockets plus les douze DPA avec le système HF, les micros filaires, cela fait environ 1 200 € par jour pour la salle alors que parfois, rien que pour les HF cela monte à 2 000 € par jour pour une location “locale” ; il faut rajouter encore 800 € pour la Midas Heritage-D 96 ! Donc ce fonctionnement est vraiment intéressant en termes de production de spectacle et permet de pouvoir faire un travail de qualité pour des budgets très raisonnables.

La Force qui ravage tout - Photo © Christophe Raynaud de Lage

La Force qui ravage tout – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Comment s’est fait le choix des micros HF ?

A. B. : Le matériel évolue et c’est donc cette problématique de l’investissement qui existe au sein d’une compagnie. Il faut faire un choix pertinent. J’aurais pu prendre du Sennheiser mais j’ai choisi Shure. Cela est dû au fait que je travaille avec des prestataires qui, à ce moment-là, ont pu me faire un bon prix sur ce matériel. Il s’agit de systèmes HF Shure ULXD4D numériques avec quatre récepteurs par unité, donc trois unités en tout, plus le splitter et les antennes actives, ce qui fait un petit rack de HF très pratique. Le système est connectable en Dante ce qui permet de tout caler en réseau, d’avoir un contrôle visuel et de piloter les gains, ainsi que de construire les plans de fréquence avec le logiciel Shure WWB6. J’ai choisi aussi la connectique en fonction de ce que j’avais déjà, évitant donc des dépenses supplémentaires (80 € par adaptateur !). Cela fait un budget d’investissement de 17 000 € pour les HF. En ce qui concerne les capsules DPA 4060, je les avais déjà achetées avant.

Un mixage complexe

Comment as-tu travaillé avec les comédien.ne.s et chanteur.se.s, très nombreux.ses sur scène parfois ?

A. B. : Au théâtre plus qu’en musique, il n’est pas évident pour les comédien.ne.s de travailler au micro, de comprendre comment ils doivent gérer leur dynamique, de l’effet que cela produit dans la salle par rapport à ce qu’il.elle.s entendent dans les retours. Pour La Force qui ravage tout, nous leur avons demandé de ne pas baisser le niveau, de porter vraiment la voix dans le parler comme dans le chant. Et si quelques-un.e.s ont l’habitude de faire de vraies balances musicales, pour la majorité cela n’est pas évident de donner en balance ce qu’il.elle.s donneront le soir. C’est une difficulté pour le mix comme pour la gestion des retours musiciens qui ne sont plus valables. Dans ce cas, il faut commencer par mixer au gain pour retrouver les niveaux optimum. Mais même avec ce rattrapage, les micros et l’acoustique de scène, ne réagissent pas pareil ! Pour pallier cela, j’ai mis en place un système de virtual soundcheck en enregistrant les voix isolées en live pour les rediffuser pendant ma balance son en l’absence des interprètes, permettant d’avoir la vraie dynamique des voix en live pour régler le système son qui varie d’une salle à une autre, ainsi que l’acoustique du lieu. L’idéal serait vraiment d’avoir tout le monde en ear monitors afin de savoir exactement ce que chacun reçoit dans ses oreilles.

La Force qui ravage tout - Photo © Christophe Raynaud de Lage

La Force qui ravage tout – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Comment as-tu choisi la console son ?

A. B. : Fin 2021, j’ai hésité entre la Midas Heritage-D 96 et la Yamaha Rivage PM5. Ma décision s’est prise d’abord sur l’audio : Midas me convenait mieux car j’avais déjà l’habitude de travailler sur leur série Pro. Sur Les Fatals Picards, je tourne avec un rack d’effets analogiques : Avalon VT-747, Distressor Empirical Labs, Midas XL-42, Transient Designer. Cela me permet d’utiliser n’importe quelle console de qualité. J’estime que cela fait partie de notre métier que de savoir évoluer et d’adapter son outil aux nouvelles technologies. Dans ce cas, j’associe de l’analogique ancien de très bonne qualité avec la souplesse des console numériques. Et finalement, avec la console Midas, je retrouve ces mêmes périphériques en plug ins, tels que le Distressor ou les XL42. Tu peux mettre jusqu’à vingt-quatre racks de quatre plug ins ! Les dernières Yamaha suivent cette même logique ; je reconnais la qualité et la souplesse de leurs reverbs, leur ergonomie, leur solidité. Le désavantage de la Yamaha PM3 c’est que le DSP est en rack alors qu’il est intégré dans la Midas. Cette dernière a le désavantage d’être en AES50 j’ai donc dû acheter deux torons d’AES alors que beaucoup de salles ont maintenant un RJ45 en fixe. À part cela, la Midas est très bien pourvue en audio avec les vingt-quatre racks, les 140 égaliseurs dynamiques que tu peux mettre en plus des égaliseurs par tranche ! Pour ce spectacle, j’utilise un rack de compresseur par bande sur le groupe des voix qui me permet d’appliquer un traitement unique à celles-ci. Le son Midas est vraiment excellent. Là je travaille en 48 kHz mais je pourrais aller jusqu’à 96 kHz. J’ai préféré opter pour une carte Dante qui va me permettre d’avoir tous les HF directement et d’utiliser les RJ45. Même si j’ai eu quelques soucis avec la Midas qui était encore en développement, je ne suis vraiment pas déçu du son. Même avec des corrections un peu fortes, le son reste plein, la tessiture est respectée. Ils ont fait des efforts sur les effets aussi avec la TC 6000, du XL42, des émulations de SSL. 

Alexandre Borgia et la Midas Heritage-D 96 - Photo © AB

Alexandre Borgia et la Midas Heritage-D 96 – Photo © AB

Comment as-tu travaillé ton mixage musical ?

A. B. : C’est le choix des micros par rapport à la source qui est d’abord important. J’ai précédemment utilisé le Beyer M88 pour la grosse caisse mais le Shure Beta 52A se prêtait mieux ici aux compositions pop de David Lescot. En revanche, j’ai demandé à enlever la peau de résonance à l’avant du Sennheiser 441 sur la caisse claire pour avoir un son vintage avec du corps. J’ai des Sennheiser 604 sur les toms mais j’aime bien aussi les Audix pour leur son “rocky”. En over head, j’aime bien le AKG C414 XLII pour avoir de la précision sur son jeu subtil, avec un son assez rond quand même. La contrebasse est en DI Radial pour éviter les “repisses” avec les DPA. Pour la guitare, j’ai mis un M88 et un Sennheiser 609 sur l’ampli pour un son plutôt chaleureux. Le violon est en DPA 4099. Je double toutes mes entrées pour pouvoir différencier le son retour du son façade. Sur les voix, j’ai un quatre bandes que j’associe avec un trente-une bandes et un canal de XL42. De plus, nous ne pouvons pas régler les phases par scène et j’ai des réglages sur le groupe des voix en fonction des scènes, musicales ou théâtrales. Au final, je joue avec le son du plateau qui est assez fort mais ce n’est pas une contrainte pour moi. Il est primordial dans ce travail que les interprètes aient un bon son sur scène pour que le son en façade soit facile à mixer. Le numérique me permet de faire mon travail de mixeur sonore en me libérant des manipulations que je programme à l’avance. C’est vital pour un résultat artistique à la hauteur.

Alexandre Borgia a réussi son pari grâce à une réflexion combinant artistique et production. Cela montre qu’il est possible d’investir dans la qualité sans se ruiner, pour avoir un outil qui lui est propre et donc une souplesse en création comme en tournée.

 

Générique

  • Texte, mise en scène et musique : David Lescot
  • Assistant à la mise en scène : Aurélien Hamard Padis
  • Chorégraphie :Glysleïn Lefever assistée de Rafaël Linares Torres
  • Direction musicale : Anthony Capelli
  • Scénographie : Alwyne de Dardel assistée de Claire Gringore
  • Costumes : Mariane Delayre
  • Perruques : Catherine Saint Sever
  • Lumières : Matthieu Durbec
  • Son : Alexandre Borgia
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