Les Enfants terribles

Tours de magie

Le spectacle Les Enfants terribles, mis en scène et scénographié par Phia Ménard, a été créé à Quimper le 8 novembre 2022.(1) Pour cet opéra de Philip Glass à quatre voix et trois pianos, Phia Ménard invente un plateau tournant à triple révolution, construit avec brio par les ateliers de l’Opéra de Rennes. Avec cette tournette virtuose, elle joue sur le terrain théâtral en développant la trame romanesque héritée de Jean Cocteau (même si elle la bouscule totalement) et sur le terrain de l’art contemporain : elle prend acte de l’admiration de Philip Glass pour Jean Cocteau(2) pour prendre des libertés dramaturgiques et formelles, en empruntant au vocabulaire esthétique du dispositif et de l’installation.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Le syndrome de la tournette

Une histoire de la tournette au théâtre reste à écrire. La tournette est une machine à montrer, à cacher, montrer pendant qu’elle cache, cacher pendant qu’elle montre : la tournette est au scénographe ce que le chapeau est au magicien.

La scène tournante de Phia Ménard pour Les Enfants terribles est encastrée dans un plateau rectangulaire. Elle est constituée d’un noyau central et d’un premier anneau peints en or, de respectivement 5 et 6,60 m de diamètre ; un second anneau noir, comme le reste du plateau, porte à 9 m son diamètre total. Sa vitesse maximale est de 110 cm par seconde ; un tour complet sur le cercle de 9 m s’effectue donc au minimum en 26 s. Cette triple tournette permet de jouer avec des solutions presqu’infinies : le noyau et les deux anneaux tournent ensemble ou indépendamment, avec des sens de rotation et des vitesses spécifiques.

Le choix de Phia Ménard d’adopter un outil scénique aussi puissant et sophistiqué obéit à des contraintes et désirs précis. La triple tournette est d’abord à la mesure de la complexité des effets de miroir des œuvres entre elles : Les Enfants terribles, roman de Jean Cocteau (1929), précède le film de Jean-Pierre Melville (1950), qui précède l’opéra de Philip Glass (1996). Par ailleurs, ce sont ce noyau et ces anneaux tournants qui vont sans cesse créer les liens entre les vingt scènes de l’œuvre. L’utilisation de la triple tournette représente enfin l’opportunité d’établir un dialogue profond entre la musique de Philip Glass, faite de reprises obstinées, et les mouvements précis et inexorables de la scénographie. Les trois pianos numériques Dexibell, blancs comme la neige, embarqués dès l’ouverture du spectacle sur l’anneau extérieur lancé à pleine vitesse, nous mettent en relation immédiate avec la musique. Tout l’opéra semble contenu dans la tournette : corps, décors et instruments rassemblés sur un carrousel vertigineux et enivrant avec, à l’intérieur du mouvement général, d’autres mouvements particuliers. La musique semble être le moteur de ce manège qui se donne en spectacle, monde “portatif” autonome. Il y a alors une véritable “partition” de la tournette, capable de construire des connexions avec la musique. Manipulée depuis une console, on en “joue” comme d’un instrument.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Dramaturgie

En lieu et place de la chambre de leur appartement où Paul et Élisabeth, frère et sœur orphelin.e.s au tempérament fusionnel, vivent reclus à Paris (deux amis, Gérard et Agathe, leur tiennent régulièrement compagnie), Phia Ménard installe sur scène l’espace d’un EHPAD et par conséquent substitue au charme suranné de la jeunesse dorée et sophistiquée d’adolescent.e.s surdoué.e.s, la mélancolie de la sénescence de personnes âgées. Par delà le coup de force dramaturgique (qui n’est pas sans faire penser à Carmen de Dmitri Tcherniakov, créé au Festival d’Aix-en-Provence en 2017, qui faisait de l’œuvre un outil thérapeutique pour soigner un patient déprimé auquel il était proposé d’endosser le rôle de Don José), Phia Ménard renforce l’idée que la mort et la maladie rôdent du début à la fin des Enfants terribles (blessé par une pierre dissimulée dans une boule de neige, Paul est condamné à garder la chambre le temps de reprendre quelques forces mais il ne la quittera finalement plus) et donne une place majeure à la drogue à travers l’addiction à la pharmacopée et aux médicaments qui règne dans les EHPAD. C’est un EHPAD traité avec l’humour de grands enfants ou de vieux clowns, à la Christoph Marthaler. Jonathan Drillet – dramaturge et acteur du spectacle, véritable homme-orchestre, tour à tour narrateur, marionnettiste et maître de ballet – incarne aussi avec drôlerie et tendresse les figures du médecin, de l’animateur et de l’infirmière-syndicaliste, se faisant à l’occasion porte-parole de la cause des soignant.e.s en EHPAD.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Boîte en triptyque

Phia Ménard installe cette chambre d’EHPAD dans une boîte en triptyque constituée de trois panneaux articulés de 3 m de large x 3 m de hauteur, se dépliant comme un paravent, offrant trois options principales : fermée, elle figure une sorte de périacte(3) ; elle se déploie en boîte accueillant les meubles d’une chambre d’EHPAD puis se transforme en mur barrant la scène. Trois figures que la tournette va explorer comme nous inspectons une sculpture sur sa selle rotative.

La chambre d’EHPAD est un peu cafardeuse mais moderne et d’un bon standing. Les murs sont gris. Une grande baie s’inscrit sur le panneau central, occultée par un store californien à lamelles verticales blanches orientables. Un passé qui se résume à quelques polaroïds punaisés aux murs et une poignée d’objets dans une boîte en or (le trésor). Paul est dans un fauteuil roulant. Il ne reste de la vie que se remémorer, revivre par la mémoire et peut-être aussi par ces lunettes virtuelles dont les protagonistes s’affublent régulièrement et qui représentent, dans la lecture de Phia Ménard, le “Jeu” que Cocteau décrit dans Les Enfants terribles, avec lequel Paul et Élisabeth transforment leur chambre en scène permanente, qui les laisse libres d’explorer sans entraves leur univers imaginaire. Il existe une dimension cinématographique dans l’articulation fluide des scènes entre elles que la tournette permet, dans de purs effets de montage où bougent corps et décors. Dans une séquence de trois minutes, Paul se lève de sa chaise roulante puis marche en restant sur place, dans le sens inverse de la montre, pendant que toute la tournette (le noyau et les deux anneaux liés) et le décor tournent dans le sens horaire. Paul (tout comme Orphée qui va aux Enfers à rebours) semble remonter le temps et, dans une sorte de travelling de cinéma, revient inlassablement sur les traces de son passé et de celui de la représentation : il se baisse parfois pour ramasser de la neige et des polaroïds tombés sur le sol précédemment. Il s’agit de la célèbre scène 6 de l’opéra The Somnambulist de Philip Glass.

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Photo © Christophe Raynaud de Lage

Passée la première demi-heure du spectacle, Élisabeth regarde par la fenêtre en faisant pivoter les lamelles du store. “Maman est morte”, annonce-t-elle à Paul. Les trois pianistes au lointain, dévoilés lors de l’ouverture du store, se transportent à la face, dos au public. Au-delà du vertige que provoque l’annonce de la mort de la mère de ces vieillard.e.s (comme l’Enfer, l’EHPAD a plusieurs cercles !), le déplacement des pianos est saisissant car il transforme instantanément la scène en funérarium, où ces pianistes seraient présents pour célébrer un deuil. À la fin de la première partie, les pensionnaires déménagent et la chambre d’EHPAD se vide ; table et fauteuils sont évacués sur l’anneau extérieur de la tournette. Dans une image poignante, et avant de disparaître, les meubles tournent autour de la chambre vide. Déménagement de la mémoire, parade de la coulisse : la tournette semble être devenue démente. À la fin de cette séquence, la boîte en triptyque se referme et nous revenons à l’image du début. Comme le ferait un magicien, le narrateur (habillé et coiffé comme Jean Cocteau, mince marquis osseux) ouvre le périacte pour dévoiler une table-maquette qu’il amènera à l’avant-scène. Il s’agit d’une maison un peu excentrique à l’échelle 1/10e inspirée de la villa Koloman Moser à Vienne. Le dessin coctalien du profil d’un visage renversé est couché sur le toit de la villa. La maquette fait écho au vieil hôtel particulier dans lequel Les Enfants terribles s’installent dans la dernière partie du roman.

Photo © Clarisse Delile

Photo © Clarisse Delile

White box

Pendant ce long intermède où Jonathan Drillet/Jean Cocteau “s’adresse à l’an 2000”(4), la boîte en triptyque est envoyée aux cintres. La triple tournette, libre de tout élément de décor, est désormais inscrite dans une white box de 5 m de hauteur. Elle cadre au lointain, comme le ferait le guichet d’un vestiaire de théâtre, les trois pianos face à nous, sans possibilité de déplacement désormais. Une trame de fins traits noirs verticaux court sur les murs blancs, comme la partition, en délicates coulées, d’une étrange bile. Par endroits les fines lignes sont perturbées, troublées. Nous pensons alors aux machines à fumée d’Étienne-Jules Marey où, attirés grâce à un ventilateur, des filets de fumée descendent verticalement “comme les cordes d’une lyre » et se déforment lorsqu’ils rencontrent un obstacle. Nous songeons aussi aux dessins d’Henri Michaux lorsqu’il était sous l’emprise de la mescaline et qu’il faisait de sa main un sismographe.

Photo © Clarisse Delile

Photo © Clarisse Delile

Corps-cabanes

Nous retrouvons les quatre personnages isolés et transformés en “corps-cabanes” déplaçables.(5) Clin d’œil au défilé ecclésiastique du Fellini Roma de Fellini : chacun.e a sa couleur (véritables tissus liturgiques de chez Walder à Lyon), chaque personnage invente son monde et sa religion. Avec des références à la noblesse du XVIIIe siècle pour l’amplitude d’une robe ou aux Années folles pour une référence au flacon de parfum Shalimar, Les Enfants terribles rentrent sur scène pour un bal totalement exubérant rappelant celui d’Opérette de Gombrowicz.

Les personnages sont comme des planètes en orbite sur la scène tournante à triple révolution, avec leurs trajectoires et vitesses propres. Le fauteuil roulant de Paul, sur lequel est greffé sa “cabane”, tourne sur lui-même. Toute une “astrologie amoureuse” se joue, dans une sorte de vaudeville fou où Élisabeth, jalouse et machiavélique, fait la navette entre Paul, Gérard et Agathe, pour les manipuler par ses mensonges et ses secrets. Il n’y a plus que la tournette et les corps-cabanes, leurs ombres géantes et tournantes, projetées sur les murs de la white box.

Photo © Alexandre de Dardel

Photo © Alexandre de Dardel

La seconde partie des Enfants terribles, avec ses sculptures vivantes en mouvement, ressemble à une installation monumentale. C’est une “pièce” qui pourrait avoir sa place dans un musée. Au diapason de l’hybridation arts plastiques/théâtre à l’œuvre chez un artiste comme Matthew Barney, Phia Ménard développe un vocabulaire plastique audacieux, énigmatique et libre, qui ne rend plus aucun compte à la dramaturgie classique mais demeure profondément fidèle au poète Cocteau.

Photo © Alexandre de Dardel

Photo © Alexandre de Dardel

Épilogues

À la fin de la scène 17, juste avant le terrible dénouement de ce manège macabre qui s’achèvera par la mort, sur un plateau dévasté, des deux personnages principaux, les trois pianistes en noir, portant des fraises XVIIe à la mode espagnole, se lèvent au lointain comme les figures sévères d’un tribunal. La scène est sans musique. Trois minutes d’une tournette qui tourne à vide, avec le bruit amplifié et transformé de sa machinerie.

Dessin de la triple tournette - Document © Opéra de Rennes

Dessin de la triple tournette – Document © Opéra de Rennes

Scénographie globale, plan de masse - Document © Opéra de Rennes

Scénographie globale, plan de masse – Document © Opéra de Rennes

 

 

Notes

(1) Les 1er et 2 février 2023 à la MC2 de Grenoble, les 10 et 11 février 2023 au Théâtre national Wallonie à Bruxelles, du 23 au 26 février 2023 à la MC93 de Bobigny

(2) “Ce que faisait Cocteau, partir du monde ordinaire pour le transformer en monde magique, c’est la question même de tout artiste. Comment la magie de la transfiguration advient-elle, et comment la provoquer par son imagination.” Philip Glass, Paroles sans musique, Philharmonie de Paris Éditions, 2017

(3) Prisme triangulaire pivotant sur un axe vertical dont chacune des trois faces possède une décoration différente

(4) Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000, court-métrage de 25 min de Jean Cocteau, juin 1962

(5) Costumes de Marie La Rocca

 

 

  • Mise en scène et scénographie : Phia Ménard
  • Direction musicale : Emmanuel Olivier
  • Assistanat mise en scène et scénographie : Clarisse Delile
  • Création lumière : Éric Soyer assisté de Gwendal Malard
  • Création costumes : Marie La Rocca
  • Création maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
  • Dramaturgie : Jonathan Drillet
  • Régie générale : Marie Bonnier et Mickaël Vigot
  • Régie son : Jonathan Lefèvre-Reich
  • Régie plateau : Nicolas Marchand
  • Régie lumière : Aliénor Lebert
  • Maquillage : Agnès Dupoirier
  • Décor et costumes : ateliers de l’Opéra de Rennes

 

La co[opéra]tive : des contraintes techniques allégées

Hélène Corre, directrice technique adjointe de l’Opéra de Rennes, nous explique le dispositif : “La co[opéra]tive est un collectif de production rassemblant six structures culturelles – les scènes nationales de Besançon, Dunkerque, Quimper, ainsi que le Théâtre impérial – Opéra de Compiègne, l’Opéra de Rennes et l’Atelier lyrique de Tourcoing – engagées pour faire vivre et rayonner l’opéra dans tout le pays, en complément du travail des grandes institutions lyriques, dans des formats adaptés aux réseaux des scènes pluridisciplinaires en France et à l’étranger avec de montages à J-1 ou à J-2. Au rythme d’une production par an coproduite à parts égales, les co[opéra]teurs mettent ainsi en commun leurs forces et leurs savoir-faire dans une démarche originale de décision partagée. Ensemble, au sein de la co[opéra]tive, ils s’emparent d’ouvrages du répertoire et initient la création d’œuvres nouvelles, qui seront diffusées largement tout en recherchant la plus haute exigence artistique”.

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