Frédérique Aït-Touati

Le théâtre comme “laboratoire sensible”

Photo DR

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Frédérique Aït-Touati est chercheuse en littérature comparée et en histoire des sciences au CNRS mais également metteuse en scène de théâtre. Avec sa compagnie Zone Critique, elle a créé plusieurs pièces situées aux confins des arts du spectacle, des sciences et de l’écologie politique, en collaboration avec le philosophe Bruno Latour, qui nous a quittés en octobre dernier.

Vous êtes chercheuse en histoire des sciences et en littérature comparée. Vous avez par ailleurs monté la compagnie de théâtre Zone Critique en 2004. Comment passe-t-on de la recherche au spectacle vivant ? Comment, dans votre cas, s’est produite cette articulation ?

Frédérique Aït-Touati : Je ne suis pas vraiment passée de l’un à l’autre, j’ai toujours fait les deux. En 2004, alors que je fondais ma Compagnie, je m’inscrivais aussi en thèse. Le sujet est plutôt de savoir comment on finit par faire les deux ensemble. De 2004 à 2009, je faisais mes recherches d’un côté et de l’autre je montais avec ma Compagnie des pièces de Pinter, Sarraute, Phèdre, Un tramway nommé Désir, … Petit à petit, et notamment autour de ma rencontre avec Bruno Latour, je me suis intéressée à des questions plus philosophiques ou liées à l’écologie. Je me suis alors rendue compte qu’il pouvait être intéressant de faire converger les deux pratiques. Et c’est donc ce que je fais aujourd’hui depuis une bonne dizaine d’années, en proposant des spectacles qui sont beaucoup plus en lien avec les interrogations de Bruno autour de l’anthropocène, du climat, de Gaïa mais aussi avec mes propres recherches sur l’histoire des sciences : Galilée, Brecht, la question des représentations du terrestre, le lien entre théâtre et politique, … C’est plutôt une convergence progressive qui s’est produite.

Pourquoi avoir baptisé votre compagnie Zone Critique ?

F. A.-T. : La Compagnie s’appelait Accent lorsque je l’ai créée en 2004. Elle a changé de nom au moment où la question des nouvelles représentations de la Terre s’est posée avec Bruno Latour, alors que nous travaillions tous les deux avec des géochimistes de l’IPGP (Institut de physique du globe de Paris), notamment avec Jérôme Gaillardet. Ces chercheurs ont contribué à développer le terme de “zone critique” qui désigne une très fine couche de la croûte terrestre réunissant tous les vivants et toute la ressource. J’ai trouvé cela assez passionnant. C’est une manière de nommer ce sur quoi et grâce à quoi nous vivons. Par ailleurs, c’est un terme très deleuzien, très intrigant. Et puis il y a cette idée de “critique” qui est intéressante puisque la zone critique est elle-même dans une situation critique. Cela réunissait beaucoup de choses qui m’intéressaient, entre art, sciences et politique.

Avec Bruno Latour, vous avez travaillé à la création d’œuvres se situant aux confins du théâtre et de la philosophie des sciences. Comment est née cette collaboration ?

F. A.-T. : Nous nous sommes rencontrés en 2002 mais nous n’avons pas tout de suite fait des projets ensemble. Nous étions intéressés par la question des liens entre les arts et les sciences et ce que nous avons beaucoup appelé le “théâtre de la preuve”, qui est d’abord son terme. C’est une manière de comprendre le fonctionnement de la démonstration scientifique comme un petit théâtre. C’est un terme qu’il avait d’abord utilisé pour parler de Pasteur et de son public, à la fin du XIXe siècle. Il y a un rapport entre le théâtre de la preuve, la démonstration, l’expérience et le public qui intéressait Bruno ; il s’intéressait aussi aux actant.e.s et aux acteur.rice.s qui sont mis.es en scène dans les articles scientifiques. Quand nous nous sommes rencontrés, je venais plutôt de l’autre “côté”, celui de la tradition des études littéraires, et je m’intéressais à l’imaginaire scientifique. Nous nous sommes dit qu’il y avait une matière commune entre théâtre et science, entre démonstration publique et expérimentation scientifique. Et le sujet qui nous a saisis dans les années 2009-2010 – celui de Gaïa – pouvait l’être par cette scène commune entre le théâtre et la recherche, entre les arts et la philosophie. Cette rencontre s’est d’abord faite sur un terrain commun. Nous étions amis, collègues. Puis, après, petit à petit, nos intérêts mutuels se sont actualisés et incarnés dans des projets de théâtre que nous avons commencé à mener ensemble en 2009, autour d’un premier texte de Bruno qui s’appelle Cosmocolosse. Puis ont suivi une première pièce de théâtre, Gaïa global circus, une expérience de performance politique, Le Théâtre des négociations, et Inside, Moving earth et Viral, qui composent la Trilogie terrestre.

Que représentait le théâtre pour lui ?

F. A.-T. : C’était d’abord une métaphore très puissante de la science, le théâtre de la preuve. C’était aussi quelque chose qui l’intéressait beaucoup sur la forme car lui-même avait “rejoué” Pasteur. Il aimait beaucoup l’idée du “reenactment”, le fait de refaire. C’est d’ailleurs l’un des grands principes de l’histoire des sciences : la possibilité ou non de refaire une expérience, de la rejouer. Et puis par ailleurs, il s’intéressait beaucoup aux arts, a fait beaucoup d’expositions. Le théâtre pouvait être pour lui l’un des endroits où il pouvait explorer les difficultés sensibles, émotionnelles, les différentes passions, du nouveau régime climatique. Je pense que le théâtre l’intéressait théoriquement d’abord et ensuite, peut-être autour de notre rencontre, cela l’a intéressé comme forme, comme lieu d’expérimentation, comme laboratoire.

Comment travailliez-vous ensemble ? Son apport était-il parfois artistique ou bien toujours philosophique ?

F. A.-T. : Chaque pièce est un peu différente mais une chose était très claire entre nous : lui ne s’occupait pas de l’aspect artistique. Il donnait son avis mais c’était moi la metteuse en scène. Il était ou bien l’auteur du texte ou bien l’acteur dans certains cas. Très souvent aussi, il était une sorte de producteur génial car c’est grâce à lui que nous avons eu accès durant trois années à La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon comme lieu de travail, résidence d’écriture et de création. Nous avons eu accès à des théâtres. Ludovic Lagarde nous a ouvert ses portes à la Comédie de Reims dès les années 2010 pour coproduire Gaïa global circus, qui était une étrange pièce écrite par Pierre Daubigny. Bruno était un extraordinaire chef de meute, de troupe. J’avais ma compagnie professionnelle, subventionnée, nous avions des coproducteurs ; lui nous proposait d’abord une pièce, ensuite des textes. La conception de la Trilogie terrestre fut particulièrement intéressante. Par exemple, pour Inside, nous nous sommes demandé quelles pourraient être les questions que nous aurions envie de développer dans une conférence qui aurait les moyens du théâtre, c’est-à-dire un plateau de 25 m d’ouverture, un cyclorama immense, un tulle, des projections, du son, … et quelle serait la forme dramaturgique que nous pourrions imaginer à partir des questions et hypothèses de Bruno à ce moment-là : l’idée que la Terre n’est pas le globe que nous croyons connaître, que c’est autre chose et qu’il faut “s’équiper” pour essayer de la saisir autrement. L’anthropocène et Gaïa sont finalement un problème de sensibilité. Donc, ici, le théâtre a été clairement un laboratoire sensible pour “s’équiper”, explorer.

En 2015, vous aviez mis en œuvre Le Théâtre des négociations, simulation théâtrale de la COP 21 avec deux cents étudiants. S’agissait-il d’interroger les modalités de fonctionnement des COP par la représentation et la participation ?

F. A.-T. : Oui, Mais le projet était énorme et j’aurais du mal à vous le résumer en quelques mots. Pour Bruno, il s’agissait d’explorer et, en quelque sorte, de mettre à l’épreuve son “parlement des choses” : une hypothèse politique passionnante qu’il avait déjà développé dans son livre Politique de la nature. Philippe Quesne, dont c’était la première année comme directeur de Nanterre-Amandiers, avait envie de faire quelque chose d’exceptionnel. Et pour moi, c’était une manière de faire du théâtre autrement, en prenant en compte le lieu théâtral ; pas simplement le plateau mais l’ensemble du théâtre avec ses jardins, les coursives, les bureaux, … c’est-à-dire transformer le théâtre en laboratoire politique. C’est une conférence internationale jouée par des étudiants du monde entier, tout cela ouvert au public, avec des architectes qui imaginent une autre manière de négocier. Ce fut vraiment une expérience fondatrice pour la Compagnie, pour moi, pour beaucoup d’acteur.rice.s avec qui je travaille maintenant. Ce fut une manière d’ouvrir complétement le lieu théâtral à d’autres puissances. Pas simplement aux puissances du théâtre que nous connaissons et que nous maîtrisons, mais aussi aux puissances politiques, scientifiques, … C’était une vaste exploration.

Quelles sont ces autres manières de négocier que vous évoquez ?

F. A.-T. : Il s’agit de négocier, pas simplement entre humains mais aussi avec les autres entités de la nature. Que se passe-t-il si vous mettez autour de la table des humains et des pays mais également des représentants des animaux ou des régions du monde en danger, de la jeunesse ? C’était une ouverture de la représentation politique. Cette expérience a été beaucoup critiquée, reprise, commentée. C’est devenu un peu un cas d’école. Aujourd’hui, cela m’intéresse beaucoup de voir où en est cette réflexion sur la représentativité mais aussi d’observer comment les paroles scientifiques s’articulent avec la parole politique et quelle est leur place dans les négociations internationales. L’idée même des négociations internationales est d’ailleurs remise en cause aujourd’hui. Mais à l’époque, il y a sept ans, la COP 21 était vraiment un espoir.

De 2016 à 2021, vous avez réalisé avec Bruno Latour un cycle de trois conférences-performances appelées Trilogie terrestre. Vous y présentez la Terre comme un personnage, vivant, évoluant. Pourquoi ? La Terre serait-elle la grande absente des représentations théâtrales ?

F. A.-T. : Il faut savoir de quoi nous parlons lorsque nous évoquons la “Terre”. C’est pourquoi Bruno n’a cessé de proposer d’autres termes : la zone critique, Gaïa, “le terrestre”, … Il y a d’autres manières de nommer plus précisément de quoi nous parlons mais c’est une immense question. La représentation de la Terre au théâtre a toujours été là, en quelque sorte, depuis les Grecs. Il y a toujours eu une forme de représentation des actants, des agents, des acteurs cosmiques. La question est plutôt de savoir comment nous représentons cette Terre qui n’a plus tout à fait les mêmes traits, qui réagit. Dans quelle mesure Gaïa est-elle un personnage de théâtre ? Un personnage qui réagit, qui fait intrusion et qui nous oblige à repenser notre relation aux autres vivants. Nous sentons bien que cela n’est pas évident. Il y a toujours le risque de l’anthropomorphisation. Mais c’est cela qui nous a intéressés car le théâtre est un endroit où nous pouvons essayer de saisir, non pas un personnage anthropomorphique, non pas simplement une terre vivante mais cette entité qui réagit à notre action. Et en ce sens, il est intéressant d’en faire une actrice.

Le théâtre, à votre sens, ne s’était jusqu’alors pas suffisamment ouvert à l’écologie, à la question climatique ?

F. A.-T. : Je ne connais pas tout du théâtre mais je trouve qu’il y a beaucoup de pièces qui se sont saisies de la question ces dernières années. Cependant, lorsque nous avons commencé en 2009-2010, l’idée de faire une pièce sur le climat n’était pas du tout évidente. Quelque chose s’est développé depuis. Nous voyons désormais partout des pièces sur le sujet, sur l’anthropocène, qui travaillent à l’intégration des animaux, des plantes, … C’est presque devenu une tarte à la crème et c’est tant mieux. Ce qui m’intéressait, c’était de se demander pourquoi il est pertinent de parler de ces sujets au théâtre. Pour moi ça l’est car ce sont des questions d’espace et le théâtre a toujours été un petit monde, le “théâtre du mundi”. Ce que le théâtre peut nous dire aujourd’hui de ce nouveau théâtre du monde est un sujet que je trouve passionnant et qu’il faut aborder de plein de manières différentes, avec une diversité de scénographies.

Un autre sujet important est celui de l’action. Si nous envisageons de mettre en scène d’autres acteurs du monde, l’une des questions philosophique et politique qui nous est posée est : comment partager ce théâtre du monde ? Cela interroge nos pratiques de théâtre : qui est le maître à bord ? Qui décide de quoi ? Est-ce forcément le.la metteur.se en scène ? À ce titre, Le Théâtre des négociations était passionnant car toute la hiérarchie que nous connaissons était totalement bouleversée. Ce brouillage des catégories, des ordres, des métiers m’intéresse beaucoup ; il est en quelque sorte lié aux bouleversements cosmologiques dont nous parlait Bruno Latour. Nous rentrons dans un monde où les ordres social, politique, économique tremblent sur leurs bases. Et forcément, les arts sont assez bien équipés pour parler de ce bouleversement.

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