La pleine lune est présente tout au long de cette histoire, témoin principal des tourments des sentiments. Salomé, opéra de Richard Strauss sur un livret d’Oscar Wilde, est un hymne aux désirs inassouvis qui mènent à la mort. La représentation au Grand Théâtre de Provence lors du Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, dans une mise en scène d’Andrea Breth et une scénographie de Raimund Orfeo Voigt, nous a plongés dans ce monde instable et en clair/obscur des attirances interdites et des fantasmes.
Entre scandale et décadence
Oscar Wilde écrit la pièce en 1891. Richard Strauss assiste à une représentation mise en scène par Marx Reinhard, en 1902, à Berlin et l’opéra de Salomé est créé à Dresde en 1905. Le drame se déroule en un acte, caractéristique de cette époque, que nous retrouvons notamment chez Hugo von Hofmannsthal ou Arthur Schnitzler. Nous sommes dans la société viennoise du début du siècle, entre conservatisme et nouvel élan littéraire et sociétal. Malgré un accueil du public très favorable, l’Opéra fit scandale et sa représentation a été annulée à Vienne malgré le soutien de Gustave Mahler, ainsi qu’à Salzbourg, Londres et New-York, considérant l’œuvre contraire à la religion et à la moralité.
Empruntée à un épisode biblique (Saint-Marc et Saint-Mathieu), Salomé n’apparaît pas chez les évangélistes mais plutôt dans la littérature et les arts des XIXe et XXe siècles, dans un mouvement dit décadent ayant pour cadre souvent l’Antiquité et l’Orient. L’histoire se déroule dans le Palais d’Hérode, le beau-père de Salomé. Iokanaan (le prophète Saint-Jean-Baptiste), qui proclame l’arrivée de Jésus, est emprisonné dans une citerne souterraine pour avoir diffamé Hérode.
Salomé est une très jeune et très belle femme qui attise le désir des hommes. Elle aussi découvre ce sentiment lorsque, attirée par la voix de Iokannan, elle s’offre à lui. Il la repousse et la prive du baiser qu’elle réclame. La frustration la mène à exiger d’Hérode, qui brûle de désir pour elle, la tête du prophète après avoir exécuté la danse des sept voiles. Hérode ne peut lui refuser mais, conscient de la gravité du meurtre de Iokanaan, il condamne Salomé à mort.
Le rôle de Salomé est complexe et rencontre une contradiction : elle exige une puissance et, en même temps, un caractère juvénile, puisque c’est cette jeunesse qui a été tant décriée et qui donne à l’œuvre son aspect décadent tirant vers la perversité. La révélation de cette représentation au Grand Théâtre de Provence était la soprano Elsa Dreisig qui a su répondre aux exigences de ce rôle. Andrea Breth, metteuse en scène allemande, n’a pas voulu prendre le parti de la décadence ou de la perversité et a évité l’orientalisme du XIXe siècle. Salomé n’est pas une femme fatale, ni une Lolita, mais une jeune fille de seize ans qui découvre le désir. Andrea Breth considère Salomé comme une pièce apocalyptique en référence à la parole de Iokanaan : “La dernière nuit de l’humanité”. La pièce est placée sous le signe des fantasmes et de la suggestion jusqu’à la danse des sept voiles présentée par quatre Salomé dans une chorégraphie très lente.
Le sol instable du désir
La scène se déroule sur la terrasse d’un palais. Tout se passe à l’intérieur. Le spectateur entend, devine. Cette unité de lieu n’a pas été le choix d’Andrea Breth et Raimund Orfeo Voigt (scénographe autrichien) qui ont privilégié la représentation des différents lieux du drame. “L’idée est celle d’une image que l’on déchire puis que l’on assemble de nouveau mais différemment.”
Pour Frédéric Lyonnet, responsable des ateliers de décor du Festival d’Aix-en-Provence, “même si le travail sur la scénographie a commencé très tôt – en juillet dernier nous avions déjà la maquette – l’étude de la faisabilité a pris davantage de temps. La première idée du scénographe était un sol qui bougeait seul, avec des plaques reliées entre elles, et nous devions trouver un élément sécurisé qui génère des trous tout en étant praticable, ce qui, techniquement, était compliqué. Par conséquent, nous avons construit tardivement et pendant les répétitions, nous ne pouvions pas leur fournir des éléments de décor. Ils ont donc répété en studio sur une base qui n’était pas réaliste et arrivés au plateau, cela ne correspondait plus à leurs idées et nous devions modifier”.
La scénographie est composée de douze parties mobiles : neuf trappes dans le plancher et trois boîtes. Un passe-partout et un tulle mettent d’emblée en distance la représentation, un quatrième mur qui accentue l’effet d’une peinture dans un cadre. Deux esthétiques se rencontrent : celle d’une abstraction spatiale avec un plateau noir qui représente une banquise et des plaques qui se soulèvent et celle plus réaliste de deux compartiments, qui glissent de jardin à cour – l’espace du banquet et le lieu de l’abattoir. La première, inspirée de La Cène de Léonard de Vinci, montre un intérieur du Palais, blanc avec une grande table. La deuxième, le lieu de la mort de Salomé, totalement carrelé et éclairé par des néons blafards.
Le déroulement de la pièce en temps réel suit la trajectoire de la lune qui a deux translations, une de jardin à cour et l’autre de haut en bas. Ceci est rendu possible par un pont et un système de rail utilisé pour les voltiges. Le contrepoids permet aux deux machinistes dédiés à cette manipulation d’avoir des mouvements fluides. La pièce commence sous le signe du romantisme allemand par une référence au tableau de Caspar David Friedrich, Deux Hommes contemplant la Lune (Zwei Männer in Betrachtung des Mondes, 1820).
La complexité d’une construction
Le plateau en pente de 5 % est construit en CP18. Un beau travail de peinture a permis cette finition noir profond mais brillant, un effet de glace sans ajouter de la matière. L’image continue par une perspective peinte en noir sur le cyclo du lointain. “Pensée à l’origine comme un mur, cette idée a été abandonnée d’abord à cause des joints qui allaient être présents et, d’autre part, pour gagner de la place lors de l’alternance, le cyclo pouvant partir dans les cintres.” Grâce à l’équipe de peintres de l’atelier, le trompe-l’œil et la patine du cyclo sont une réussite. “Le plateau est composé de neuf trappes. Deux éléments centraux, deux sur les côtés et cinq au milieu. À cela s’ajoutent une trappe basculante et une trappe de disparition. Trois à la face sont sur vérin électrique et quatre sur pompe à gaz. Nous devions trouver des mouvements fluides, un plancher qui entraîne les autres”, décrit ainsi Jérémie Quintin, régisseur général. “Pour la trappe du milieu qui sert pour les apparitions, plutôt que l’utilisation d’un tampon, une structure a été créée et un système de guinde et de poulie bloqueuse manipule la trappe pendant le spectacle.”
La structure du plateau est conséquente avec une trame de ferme et des chariots. Une couche de structure pour les cadres est fixée sur les fermes à plats, avec des appuis qui suivent les fentes et les plaques découpées en numérique. Les tubes ne sont pas soudés droits et suivent les différentes formes de fentes. Chacune d’elle devait avoir la capacité de recevoir de l’éclairage, par dessous ou par des rubans LEDs. Pour Frédéric Lyonnet, “pas une ne ressemble à l’autre et la construction a nécessité beaucoup d’adaptations à la marge des formes des fentes. La structure sous les plaques est légèrement rentrante pour garder une petite marge de coupe et éviter des frottements. Les endroits où les trappes supplémentaires devaient bouger n’étaient pas fixés dès le départ, donc retour à l’atelier. Cette conception des éléments structurels avait l’avantage de rendre mobile le bois sur l’acier, en intercalant des liaisons pivots. Mais tout ceci dans des situations fastidieuses, car nous faisions les modifications pendant les répétitions en studio et au grand plateau, ; il était difficile de travailler sur ces modules donc toutes les modifications imposaient un retour à l’atelier”.
À la face, dans le premier module, une première bande contient des petites trappes qui se soulèvent, puis un trottoir, séparé des deux autres modules par deux fentes, deux rails de guidage pour que les boîtes qui roulent au sol s’y imbriquent, manipulées par des machinistes. La partie centrale contient deux grandes collines sur des tables élévatrices. Les tables à ciseaux sont motorisées, avec un système de variateur de vitesse sans avoir une conduite programmée, par une chaîne poussante Serapid qui, pour Jérémie Quintin “est plus encombrante mais plus sûre”. Frédéric Lyonnet explique :“Le principe des deux chariots est basé sur un ciseau qui entraîne la plaque principale. Sur les trois ou quatre arêtes de cette plaque principale sont installées des plaques secondaires qui pivotent quand la première monte. Elles prennent appui en roulant sur le praticable du dessous, révélant une marche noire qui ne se voit pas puisqu’elle est en dessous de l’élément de plancher. Les plaques en pivot sur le praticable sont tirées par un système de sangles par les plaques secondaires. La première plaque se lève avec un ciseau qui entraîne une deuxième plaque qui se déplace en pivot et cette trappe tire une troisième trappe qui est en pivot sur le praticable. L’idée était de ne pas générer trop de vide, que tout soit praticable et de ne pas avoir de trous. Nous étions face à de nombreuses contraintes et le bureau d’études a modélisé le système plusieurs fois”.
Chorégraphie de décors
Le plateau du Grand Théâtre de Provence a certes des dimensions importantes mais les représentations en alternance des opéras restent un vrai casse-tête pour les techniciens. Il faut gagner de la place comme le fait remarquer Jérémie Quintin, en montrant les châssis venus d’Allemagne, appelés “bec de canard”. Une équipe de neuf à dix personnes en machinerie manipule sur le plateau les différents modules. La boîte de La Cène, de 9,50 m de long x 3 m de profondeur et d’une hauteur de 7 m, est composée de trois modules de 3,50 m pour pouvoir être manipulée sur le plateau. Les deux modules d’extrémité sont repris par des latéraux alors que le module central est en porte-à-faux.
L’arrivée des compartiments sur le plateau s’effectue grâce à deux trottoirs à la face, décalés par une rainure de 6 cm, qui permettent de faire passer les boîtes sur des roues à 50 cm en dessous du plancher. Les roulettes folles et roulettes en position horizontale viennent glisser sur la bande à l’intérieur du plancher qui vient en appui et dirige les modules. Les boîtes sont surélevées par rapport au plateau et donnent ainsi l’impression de flottement au-dessus du plancher. Cette impression de lévitation est accentuée par le passe-partout qui crée un cadre noir en contraste avec le blanc de l’intérieur. La lumière est intégrée dans la boîte. Un mouvement fluide de machinerie et de conduite est chorégraphié afin d’assembler les boîtes en même temps qu’elles entrent en scène ; le tout calculé au centimètre près. Lorsqu’elles ressortent à cour, elles doivent avoir le temps de faire le tour du plateau pour rentrer à nouveau à jardin avec de nouveaux accessoires, tout ceci manuellement, en moins de deux minutes et dans le silence le plus total. “Nous avons isolé toutes les plaques du plancher, moquetté les dessous pour l’acoustique, travaillé les assemblages pour que les éléments ne grincent pas”, précise Jérémie Quintin.
D’autres éléments qui n’étaient pas prévus dans la scénographie ont été rajoutés dans la production comme les murs latéraux, mélange d’allemandes et d’italiennes, un moyen simple d’intégrer le décor dans un plateau restreint (dans d’autres lieux).
La scénographie ne paraît pas spectaculaire, elle paraît même sobre ; elle a cependant nécessité une construction complexe et une réflexion fine de la machinerie. Nous pouvons déplorer que toute cette énergie et ce savoir-faire au service de la création ne soient exploités que pour cinq représentations. C’est dans cette idée que le Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence s’est engagé dans le collectif 17h25, afin de réfléchir à un socle commun et des structures réutilisables pour économiser la matière.
Générique :
Salomé
- Livret de Richard Strauss d’après Salomé d’Oscar Wilde
- Présenté en juillet au Grand Théâtre de Provence
- Direction musicale : Ingo Metzmacher
- Mise en scène : Andrea Breth
- Scénographie : Raimund Orfeo Voigt
- Costumes : Alexandra Charles
- Lumière : Alexander Koppelmann
- Dramaturgie : Klaus Bertisch
- Chorégraphie : Beate Vollack