Un opéra né de collaborations et d’échanges
La création du musicien Damon Albarn et du cinéaste Abderrahmane Sissako a été reprise pour une série de représentations au Théâtre du Châtelet ce printemps. Focus sur ses points forts : la musique, le son et les costumes.
Lorsque le Théâtre du Châtelet commande un “opéra du XXIe siècle” à Damon Albarn dans le cadre de la Saison Africa2020, l’ex-chanteur de Blur suit son processus de création habituel, à savoir rassembler des artistes et créateurs d’horizons très différents autour d’un projet collaboratif. Ce fut le cas au sein du fameux groupe virtuel Gorillaz, mais aussi particulièrement depuis 2006 avec le projet Africa Express au sein duquel il mène un travail de métissages et de rencontres musicales, cherchant à ébranler le rapport de forces préexistant entre l’Europe et l’Afrique.
Pour Le Vol du Boli, outre des musiciens africains et européens, il invite également le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako à penser avec lui un spectacle qui interrogerait les relations et la délicate histoire unissant les deux continents. Pour le cinéaste promu metteur en scène, c’est une première dans le monde du spectacle vivant. Pour l’accompagner dans cette aventure, une équipe de collaborateurs plus aguerris se constitue autour de lui : Charles Castella au livret, James Bonas à la collaboration artistique, Éric Soyer à la scénographie et aux lumières (recréées par Christophe Chaupin lors de cette reprise), Élisabeth Cerqueira aux costumes, Mamela Nyamza à la chorégraphie et le vidéaste Mathieu Sanchez.
Le Vol du Boli relate le fait réel du vol d’un fétiche Bambara par des ethnologues occidentaux en 1931 afin d’enrichir les collections du Musée de l’Homme. Cet épisode est le point de départ d’un périple musical et chorégraphique mettant en scène onze comédiens et chanteurs, un chœur de quatre femmes, un chœur ancien de cinq hommes, sept danseurs et onze musiciens. Les tableaux se succèdent et les artistes y incarnent à chaque fois de nouveaux personnages. La profusion de protagonistes et de situations provoque une certaine confusion dans la compréhension du récit. Pourtant, des séquences mémorables et les performances des artistes parviennent à évoquer de manière sensible la douloureuse histoire du continent africain. La musique omniprésente se veut la symbolique de l’ancienne puissance magique du fétiche animiste. Les sonorités traditionnelles, médiévales et contemporaines s’assemblent, se mélangent et le spectacle oscille entre le ballet, la comédie musicale et le concert.
De l’improvisation musicale au concert
C’est au fil de sept semaines d’ateliers, de rencontres et d’improvisations avec différents artistes que Damon Albarn a choisi sa formation musicale. Les musiques, créées à partir de ces périodes de répétition, ont demandé une collaboration étroite entre le compositeur, les musiciens et l’équipe technique du Théâtre du Châtelet qui a assuré la réalisation sonore du concert. Cette équipe, constituée de Cyril Auclair – responsable adjoint du service son – à la console de face, Martin Nicaud aux retours in ear, Frédéric Head et Baptiste Chevalier aux retours monitors, Amélie Guilbert, Pauline Mary et Léna Brun à la régie HF, Ben Yeme au plateau et Mélanie Kamel au backline, a dû faire preuve de beaucoup d’adaptation et de réactivité tout au long des répétitions car tout pouvait changer en un rien de temps. Ici, pas de partitions, les conduites techniques sont écrites directement au crayon sur les textes, toujours prêtes à être modifiées.
L’instrumentarium
Au plateau, l’orchestre est installé sur une estrade mobile qui se déplace entre le lointain et le milieu de scène. Parmi les onze sets de musiciens, la part belle est donnée aux percussions traditionnelles africaines : tama, balafons, congas, bongos, djembe, calebasses, woodblocks, … ; mais nombreux sont les sets équipés également de samplers Roland SPD-SX et de synthétiseurs Korg MS-20 pour des effets et des sonorités plus contemporaines. Le set de batterie est quant à lui constitué de tout sauf d’éléments de batterie : grosse caisse en carton, charley et caisse claire en objets, toms en boîtes de conserve équipées de capteurs piézoélectriques. Chaque micro est largement travaillé à la console pour retrouver un semblant de son de batterie et le musicien lui-même gère une bonne partie des traitements et des effets via une console Midas. Une caisse claire et une “marching snare” (caisse claire particulièrement sonore des défilés britanniques) s’ajoutent à la liste des percussions. Du côté des cordes, kora et n’goni font face à guitare et keyed fiddle européen, sorte de violon à une corde avec clavier de piano sur la touche et qui se joue à l’archet. Du côté des vents, différentes cornes africaines côtoient des flûtes médiévales, un basson et un sacqueboute (trombone ancien).
Au cœur de l’orchestre, le directeur musical Jack Steadman passe de l’harmonium au synthétiseur et, pour enrichir encore cet étonnant mélange de sonorités, de nombreux jouets et objets sonores complètent les sets : par exemple, ce seau d’eau muni d’un tuyau dans lequel un musicien souffle, chante ou parle.
Le dispositif technique
Pour reprendre tous ces instruments, le parc de micros du Théâtre est largement utilisé : DPA 4099, AKG C414, Schoeps MK 4 – CMC 5, DPA 4011, Shure SM57, Shure SM58, Beyerdynamic M88, … Soixante-huit lignes micros sont nécessaires au spectacle (lors des répétitions, elles sont montées à quatre-vingts, le maximum disponible au plateau). De plus, malgré la quantité de micros statiques, chaque set est équipé d’un retour en wedge d&b audiotechnik M4. Les musiciens étant habitués à jouer en ensemble, l’option des retours en in ear a vite été rejetée.
Sur la scène devant l’orchestre, chanteurs et acteurs évoluent avec des micros HF (Sennheiser série 6000) et capsules serre-tête DPA 6066 ou 4066. Cyril Auclair a choisi des capsules omnidirectionnelles pour la fidélité du timbre et considère qu’elles ne provoquent pas plus de problème de feedback que des capsules cardioïdes. Dix-sept départs de retours en in ear (Shure PSM 1000) sont mis à disposition des artistes, soit dix-sept mixages différents que doit gérer Martin Nicaud en régie retour. Pour les danseurs, trois plans de retours d&b audiotechnik Y10P sous perchés en side permettent un niveau de musique acceptable pour tous au plateau.
L’installation réseau fixe du Théâtre en Full Optocore via deux fibres duplex redirige dans plusieurs directions les lignes micros du plateau, celles des récepteurs HF et toute l’infrastructure de base du Théâtre. Elles alimentent notamment les trois consoles DiGiCo SD7 Quantum nécessaires à l’événement : une pour la façade, une pour la régie retour monitor et une pour la régie retour in ear.
En salle, la régie de face se trouve au deuxième balcon, assez loin du plateau ; Cyril y est habitué et s’en contente. Malgré les cent quarante-quatre enceintes d&b sur canaux d’amplification séparés qui constituent le système de diffusion de base de cette immense salle à l’italienne, il reconnaît que la diffusion est difficilement homogène : “La salle est vraiment grande. Cela sonne bien mais différemment quasiment partout ; il faut juste composer avec et se dire que le spectateur, une fois assis, ne s’en rend pas compte”. Il note quand même une différence conséquente entre le son de l’orchestre et celui des balcons. Ainsi, nous pouvons regretter que, depuis l’orchestre, le rapport de distance entre ce que nous voyons et ce que nous entendons semble décalé, la proximité du plateau qu’offre la salle à l’italienne ne coïncidant pas avec la grande distance des sources sonores suspendues devant le lambrequin, au-dessus du cadre de scène. Néanmoins, le talent et l’énergie des artistes parviennent à traverser le quatrième mur et à embarquer le public dans ce spectacle haut en couleurs.
Du côté des costumes
L’intention de Damon Albarn de travailler sur le métissage et le brassage des cultures a particulièrement convaincu et inspiré la costumière Élisabeth Cerqueira qui propose ici un travail remarquable. Issue de la haute couture, Élisabeth est costumière de spectacle depuis de nombreuses années et mène également un travail personnel de création textile. Sa démarche est dans l’air du temps et lui tient très à cœur : recyclage, récupération, transformation, upcycling(1), et le moins d’achats neufs possible. À travers un travail sur les formes, les matières et les détails, elle propose des pièces exceptionnelles qu’elle veille à accorder avec le projet artistique car il s’agit surtout de donner du sens et une histoire à chaque costume.
Pour cette création, assistée de Maialen Arestegui et Andrea Millerand, Élisabeth a conçu et dessiné environ cent cinquante silhouettes. Crise sanitaire oblige, le travail de préparation a été fait à distance et les propositions, dessins, références visuelles ont été discutés et validés en visio avec le metteur en scène. La réalisation s’est déroulée sur quatre mois dans les ateliers du Châtelet. L’équipe – constituée d’une cheffe d’atelier, une patronnière, une teinturière, quatre couturières et trois stagiaires – a su mettre en forme l’exigence et l’imaginaire débordant de la créatrice.
Des matériaux hors du commun
Ici, la récupération et la transformation de matériaux, objets et vêtements font écho à l’art et à l’artisanat africain qui en sont de grands usagers. Tramages de bandes de plastique, de bandes de canettes en aluminium, colifichets, rubans et guirlandes de bouchons, boutons, perles, coquillages, … servent à confectionner des capes, coiffes, plastrons et sont utilisés comme rajouts décoratifs sur le moindre vêtement. Le rendu de texture est incroyablement original, scintillant de mille feux dans les lumières alors qu’il s’agit de simples objets mis au rebut. De même, le stock d’épingles à nourrice de l’atelier couture sert à la réalisation d’un étonnant petit châle, sorte de cotte de maille légère de forme raffinée, symbole de puissance réalisé avec les moyens du bord qui est porté par un personnage féminin européen.
Autre nom à ajouter à la longue liste des collaborateurs de ce spectacle, Eddy Ekete a conçu le costume remarquable de “l’homme plastique”. L’artiste plasticien congolais, connu notamment pour ses performances en “homme canette”, a imaginé un manteau-amas de bouteilles plastiques traversant le plateau au ralenti. Allégorie multiple, nous y voyons à la fois l’exilé, le naufragé et la catastrophe écologique des océans.
Création textile inspirée et inspirante
À l’image des objets recyclés évocateurs, le choix des tissus est également porteur de sens. Les toiles de lin et de jean sont historiquement tissées en Europe et importées sur le continent africain. Ce sont ces symboles de la colonisation occidentale qu’Élisabeth a choisi d’exploiter en confectionnant la quasi totalité des costumes dans des draps de lin récupérés, teints puis taillés sur-mesure, et en customisant des vêtements en jean trouvés en friperies. Les formes des pièces sur-mesure sont extrêmement variées, tantôt inspirées de costumes traditionnels africains, tantôt vêtements européens, tantôt pantalons de tirailleurs revisités, … Une certaine unité de matière en découle ; pourtant le jeu des couleurs et du travail textile rend chaque pièce unique.
Pour les couleurs, le bleu du ciel et de la mer est une dominante, de même que les ocres des costumes des musiciens qui s’accordent intentionnellement avec les teintes de leurs instruments.
Pour le travail textile, il est riche et varié et plusieurs exemples méritent d’être mentionnés. Les cinq chanteurs du chœur ancien sont vêtus de capes d’inspiration Renaissance rappelant les conquistadors portugais. Sur l’ensemble de ces capes est peinte une fresque en bleu et blanc représentant des paysages, de la Place de Lisbonne à l’Afrique. Élisabeth s’est inspirée des azulejos, ces carreaux de faïence décorés que nous trouvons dans les gares et lieux de voyage au Portugal, et elle évoque clairement ici le voyageur occidental, le colonisateur historique. Le personnage de l’explorateur et écrivain européen Michel Leiris (qui a réellement existé) porte un costume européen classique confectionné en drap de lin et sur lequel Élisabeth a brodé à la main des textes de l’auteur. Elle donne ainsi un aspect texturé à la matière brute mais surtout tisse un lien profond entre le personnage et son costume. Enfin, le plastron du personnage du griot narrateur est réalisé à partir des chutes de tissus de tous les autres costumes, tramage de bandes de lin chamarrées ; ce conteur fictionnel devient le porteur de l’histoire de chacun, tel un vrai griot.
Tout ce travail d’enrichissement est considérable et requiert des techniques diverses souvent réalisées à la main. Mais l’ampleur de la tâche n’est jamais un obstacle. La costumière prête une attention particulière aux détails et aux finitions et affirme : “Tout se voit sur un plateau ! Quelle que soit la distance, un ourlet ‘finition main’ se voit ou au moins se ressent, tout comme un ourlet piqué vite fait en gros points. Nous en avons fait l’expérience avec l’équipe”. Si elle admet que ce travail délicat du détail n’est pas toujours lisible depuis la salle, elle le considère indispensable car son effet visuel et son pouvoir évocateur jouent avec les sensations et l’imaginaire du spectateur.
Les costumes : une collaboration
Ainsi, Élisabeth se plaît à inventer et raconter de multiples petites histoires dans la grande histoire du spectacle. Les artistes, enchantés par toutes ses propositions, lui ont témoigné une confiance totale et leur aisance sur scène prouve que l’alchimie entre artiste, personnage et costume fonctionne.
Mais pour mettre un vêtement en valeur, il ne suffit pas de le porter, il faut aussi l’éclairer. Élisabeth le sait bien. Les dorures, les objets réfléchissants, le choix des couleurs, la magnifique robe blanche en mousseline de soie portée par Fatoumata Diawara et bien d’autres pièces ont été imaginées et travaillées en accord avec les lumières lors de la création en 2020. Aujourd’hui, Élisabeth regrette la première mouture lumineuse du spectacle dans laquelle son travail était mieux mis en valeur. Il semblerait que la collaboration ne puisse pas toujours être heureuse…
Quoiqu’il en soit, avec Le Vol du Boli, Damon Albarn a rassemblé des artistes ayant su mettre en forme un spectacle enthousiasmant et sensible. L’énergie et les performances des musiciens, chanteurs et danseurs nous mènent dans un univers riche et complexe où la pensée politique de l’avenir de l’Afrique est en suspens et où le plaisir du partage l’emporte.
Notes
(1) recycler “par le haut” en ajoutant de la valeur à l’objet original