Monstre tentaculaire en bois, toile de jute et polycarbonate
Le 4 mai 2022, les membres du collectif UV Lab, ont “réveillé” Le Kraken après avoir achevé sa construction. Le Kraken est le nouvel occupant de l’esplanade extérieure du site patrimonial des Subsistances à Lyon. C’est une scénographie monumentale et éphémère, évoquant la forme d’un poulpe géant doté de nombreux tentacules, inspiré d’une figure mythologique scandinave. Le Kraken a été imaginé et confectionné par les architectes et artistes multidisciplinaires syriens Khaled Alwarea, Mike Shnsho et Layla Abdul Karim. Par sa présence, cette installation in situ et plurivoque sera le catalyseur d’une multitude d’événements programmés par Les SUBS et ouverts à un large public jusqu’en octobre 2022.
Une œuvre à la croisée des genres
Le Kraken est l’œuvre la plus accomplie d’un processus de travail et de recherche que le collectif UV Lab ait entrepris depuis une dizaine d’années. Définir ou qualifier la nature exacte de ce travail, sa catégorie ou son champ n’est pas aisé car elle s’est tissée au carrefour de multiples univers, pratiques et cultures. Elle laisse la place à l’émergence d’expériences singulières, depuis les balbutiements de sa conception jusqu’au dernier jour de son exploitation. Essayons néanmoins de nommer quelques-unes de ses facettes.
– Le Kraken, une installation plastique ?
“Œuvre d’art”, c’est le statut juridique et social du Kraken. Vu depuis les quais de Saône, depuis les hauteurs de La Croix-Rousse ou encore depuis les pentes de Saint-Just, Le Kraken a une forme lisible et évocatrice ; une forme de pieuvre démesurée étendant ses huit tentacules vers les différents bâtiments qui composent le site, Les SUBS et l’École des Beaux-Arts. Cela donne l’impression qu’un monstre marin est venu se poser parmi les édifices en les jouxtant de sa matière organique. La hauteur culminante de sa carapace atteint 15 m en son cœur et ses tentacules enlacent les bâtiments avoisinants. C’est une installation plastique à l’échelle urbaine.
– Le Kraken, un abri ?
Le Kraken assure la couverture d’un espace de 8 m de large et 24 m de long, c’est-à-dire 192 m2. Cette surface sans poteau ni interruption est abritée du soleil et de la pluie, et peut accueillir jusqu’à 420 personnes. L’air y circule librement, il n’y a pas de cloisons, les limites intérieur/extérieur sont poreuses. La hauteur sous poutres est d’environ 4,75 m sur toute la surface.
– Le Kraken, une scénographie immersive ?
En pénétrant dans Le Kraken, le public vit une expérience spatiale singulière. L’espace est vaste, chargé par les multiples éléments structurels qui le composent et qui lui confèrent des airs d’ouvrage d’art. Au cœur de la nef centrale, nous sommes dans l’antre du monstre marin, comme dans une cathédrale. L’expérience est immersive de par les caractéristiques formelles de la masse qui entoure le spectateur mais pas uniquement. L’ensemble du Kraken est aussi le décor immersif du spectacle-événement intitulé Le réveil du Kraken qui a eu lieu le 4 mai. Le principe de cet événement initiatique est de donner “vie” au Kraken avec une composition sonore sous forme de DJ set, créée par Mike Shnsho et une mise en lumière interactive de Khaled Alwarea. Après six semaines intenses de construction et l’achèvement matériel de leur œuvre, les deux architectes ont sorti leur casquette performative pour donner vie à leur création scénographique.
– Le Kraken, une salle de spectacle multifonction ?
Le Kraken est un établissement recevant du public de type Plein air. Il répond à la norme NF EN 13782 relative aux structures temporaires comme les tentes de festivals. Des installations scénotechniques génériques sont installées par l’équipe des SUBS afin de répondre aux différents événements que Le Kraken surplombera.
Une scène de 8 m x 6 m prend place en bout de nef. Cette scène a la particularité d’être traitée sur tout le pourtour sur deux niveaux afin de créer une marche naturelle, sans danger pour le public en spectacle et hors spectacle. Au-dessus de cette scène sont montés des ponts permettant l’accroche des équipements audiovisuels scéniques. Ces ponts sont suspendus à la charpente du Kraken. Deux zones sous les contreforts latéraux sont réservées à la gestion de l’audiovisuel scénique. À jardin, les amplificateurs centralisent les équipements sonores ; à cour, des gradateurs centralisent les équipements d’éclairage scénique, jouxtant une zone de régie.
Côté public, plusieurs configurations sont prévues : configuration tout debout pour les concerts à 420 places environ, configuration conférence avec la mise en place de transats à 120 places environ et configuration bar de 45 places environ sous Le Kraken complété d’environ 300 places aux alentours.

Jusqu’à 25 m de long. Un projet avec l’aide des étudiants des Beaux-Arts – Photo © Progrès, Éric Baule
L’éclairage est conçu en trois catégories distinctes : un éclairage intégré vise à éclairer les villosités du Kraken, jouer avec les transparences des revêtements, depuis l’intérieur et l’extérieur, afin de servir sa mise en lumière sculpturale ; un autre éclairage architectural réparti à l’intérieur comme à l’extérieur rend possible la visibilité du public de nuit ; enfin, les ponts installés sous la charpente accueillent un éclairage scénique générique.
Un ensemble de haut-parleurs est réparti sur le pourtour de la structure afin de sonoriser l’extérieur. Une sonorisation de façade est également prévue à l’intérieur du Kraken, autour de la scène.
Hugo Hazard, directeur technique des SUBS, a chapeauté toute la coordination technique et administrative du projet en contrôlant les problématiques de sécurité incendie et diverses autorisations de calculs de jauges, logistique de chantier, installations scénotechniques, …
Cette infrastructure complète abritera concerts, spectacles, DJ sets, conférences, fêtes de quartier, ateliers, … nombre d’événements culturels et conviviaux touchant à divers horizons artistiques. Au-delà de cette programmation, la prouesse du projet du Kraken est également d’être un lieu de vie et de convivialité tout court, ouvert à tous et gratuit pendant toute la période de sa présence sur le site, avec une buvette à proximité.
Du high tech au low tech
Le processus conceptuel d’UV Lab s’appuie fortement sur les nouvelles technologies, notamment par l’utilisation des logiciels Rhino et Grasshopper. Ils permettent en particulier de réaliser un dessin intuitif issu de concepts paramétriques et algorithmiques, afin de représenter des surfaces courbes et organiques. Aussi, il est possible de rationaliser une géométrie complexe avec la génération de données utiles à la décomposition des formes et à la gestion de la fabrication. Pour autant, UV Lab n’hésite pas à s’extraire du monde de l’image virtuelle des logiciels de CAO/DAO pour se confronter au réel via des procédés constructifs pouvant être qualifiés de low tech.
– Structure primaire en charpente traditionnelle
La structure du Kraken est constituée de treize travées réalisées en charpente traditionnelle de 9 m de portée. Sept de ces travées sont constituées d’une charpente montée sur des poteaux, autorisant une hauteur sous entrait de 4,75 m environ, hauteur variable selon les irrégularités du terrain. Ces travées principales sont réparties dans le sens longitudinal tous les 2 m, formant un ensemble de portiques ; autant de séquences qui composent par leur juxtaposition le squelette organique du Kraken sur une longueur totale de 24 m. Les six autres travées sont constituées de fermes intermédiaires répartissant leur charge sur les deux portiques attenants. Tous les éléments structurels sont réalisés en bastaings 6,50 x 18 cm de pin C18 et assemblés par moisage et boulonnage. Les ancrages au sol sont assurés par des plots béton de 170 kg. Des semelles de caoutchouc anti-dérapantes protègent d’une part le sol patrimonial du site et empêchent, d’autre part, le glissement de l’ensemble sur le sol en cas de vents forts. Ces plots sont surmontés de poteaux fixés par l’intermédiaire de platines métalliques sur-mesure. Chaque travée, comme un séquençage du monstre, suit la forme du dos du poulpe avec un, deux, trois niveaux de faux entraits selon les altimétries, le point culminant de la ferme la plus haute étant à 15 m. Les fermes sont triangulées par des fiches et contre-fiches moisées sur les entraits horizontaux, et fermées aux extrémités par des arbalétriers suivant les inclinaisons du corps du Kraken. Des contreforts latéraux finissent de stabiliser l’ensemble.
– Structures secondaires tentaculaires
Au “squelette” décrit ci-dessus s’accrochent les huit “bras” du poulpe. L’ossature de ces protubérances est formée par un séquençage de mini-charpentes secondaires en tasseaux sculptant la forme des tentacules. Ces bras sont soutenus par des poteaux ancrés sur des plots béton de 1,5 T à 2 T pour contrer la forte prise au vent des tentacules.
– Habillage
Toute l’ossature précédemment décrite est habillée de matériaux de couverture offrant une image écaillée du monstre marin. Cette couverture masque partiellement l’ossature de la structure pour rendre lisible les ondulations et formes gauches de la bête tout en laissant deviner en filigrane son squelette. Les tentacules sont habillés de toile de jute M1 et 800 m2 d’écailles de contreplaqué de récupération. Le corps principal est quant à lui habillé de facettes de polycarbonate montées les unes sur les autres en quinconce, suivant le principe de la pomme de pin.
– Signature architecturale
Le système constructif décrit ci-dessus constitue la signature plastique du collectif UV Lab, développée au fur et à mesure de ses réalisations antérieures, comme autant de chantiers expérimentaux. UV Lab a en effet déployé son singulier langage sur le chemin des festivals de musique électronique : de l’Atman Festival au Sri Lanka jusqu’au Freqs of Nature Festival à Berlin, du festival Forest Soul Gathering au Portugal jusqu’au Sacred Aeon Festival en Turquie, en passant par de grands festivals au Cambodge, en Suisse ou encore à Douvres.
Les abri-monstri-tec(x)tures imaginés par UV Lab ont su créer une atmosphère de communion pour des publics allant jusqu’à 10 000 personnes dans les plus grands festivals.
Dans le contexte d’absurdité lié à l’impossibilité de vivre dans leur propre pays, sous la contrainte de l’exil aussi, les membres d’UV Lab ont trouvé leur terrain d’expression libre dans cette forme de culture spécifique que constituent les festivals de musique électronique. Les réglementations y sont plus ou moins souples et il faut pouvoir créer avec ce qu’il y préexiste : un site, des matériaux locaux, des personnes locales, souvent bénévoles. En plus d’avoir été de véritables laboratoires de construction à ciel ouvert, les festivals ont aussi été un terrain propice aux pratiques multidisciplinaires auxquelles aspirent les membres d’UV Lab. De par leurs pratiques artistiques, ils établissent un dialogue direct avec leurs constructions, que ce soit par la création sonore et musicale, l’art vidéo ou la photographie.
Flouter les seuils
Sur le chantier, les membres d’UV Lab coupent, percent, montent, vissent, bâtissent Le Kraken de toute pièce à partir de matières premières brutes, sans préfabrication aucune, avec une quinzaine de constructrices et constructeurs à leurs côtés. Chaque jour sur le chantier, Khaled, Mike et Layla ont chapeauté de concert toute la logistique du chantier qui ressemble à un grand workshop de construction, rassemblant professionnels de la construction, bénévoles et étudiant.e.s des Beaux-Arts. Une vingtaine de personnes au total chaque jour.
Depuis la naissance d’UV Lab jusqu’au montage de projet de programmation par Les SUBS, Le Kraken a su entrelacer ses tentacules entre les bâtiments des Subsistances, certes ; mais il a aussi flouté les seuils entre la culture institutionnelle et la culture plus underground, entre ce qui est architecture et ce qui est sculpture, entre ce qui est une cause et ce qui est une conséquence, entre ce qui est au-dedans et ce qui est en dehors, entre ce qui fait des uns des artistes et des autres le public, entre ce qui fait œuvre et ce qui est là par défaut.
Ces entrelacs sont le socle de la créativité du Kraken et ils ouvrent le champ à un langage scénographique éminemment inclusif.
Générique
- Conception et réalisation : UV Lab
avec Khaled Alwarea, Mike Shnsho, Layla Abdul Karim - Accueil et accompagnement institutionnel du projet artistique et technique : Les SUBS, Lyon
- Directeur technique des SUBS : Hugo Hazard
- Personnel technique des SUBS : Bertrand Faure, Nicolas Goblet, Alexis Pawlak, Christophe Pont, Abdellatif Sidki
- Bureau d’étude structure : C3 Alpes Contrôle, Yann Lehyaric, Nicolas Picot
- Constructeurs : Christian Allamanno, Zoé Berger, Grégory Blain, Philippine Brulé, Marie Canard, Alix Chartier, Hafid Chouaf, Antoine Ciceron, Constance Cittone, Therry Derrien, Juliette Dubernet, Théo Dusfour, Zoé Escude, Jean-Marc Fanti, Maxence Fumet, Valentine Gensane, Franck Gualano, Lisa Guiga Masini, Marine Henault, Didier Hirth, Danie Ibanez, Emma Joly, Valentine Jouault, Claire Jouët-Pastre, Alexia Kalinsky, Jean-Baptiste Lepin, Camille Menet, Maimouna N’Gaide, Emmanuel Nguyen, Camélia Puyot, Xiamoming Ren, Anaelle Rosich, Manon Siegler, Stephane Stilitz, Cyril Virevaire, Sarah Vithaya, Mélanie Wojylac
- Avec la participation de l’École de Beaux-Arts de Lyon et les bénévoles de l’association Année Lumière
- Avec le soutien financier du programme “Mondes Nouveaux” du plan de relance économique “France Relance”
- Budget technique : 150 000 € comprenant les matériaux et la main d’œuvre