Hommage à Valentin Fabre, architecte

Architecture et scénographie main dans la main

Rendre hommage à Valentin Fabre décédé le 24 avril 2022 à l’âge de 94 ans, un peu plus d’un an après la disparition de Jean Perrottet(1), c’est plonger dans une époque baignée d’une lumière particulière, celle d’un certain âge d’or de la commande publique, du théâtre et de la place donnée aux scénographes dans l’élaboration, autant technique qu’artistique, du lieu théâtral.

Jean Perrottet (à gauche) & Valentin Fabre - Photo DR

Jean Perrottet (à gauche) & Valentin Fabre – Photo DR

Même si moins “siamois” que les architectes suisses Herzog et de Meuron, camarades d’école depuis la maternelle, Fabre et Perrottet sont absolument indissociables lorsqu’il s’agit d’aborder leur œuvre. Le double nom Fabre/Perrottet est devenu culte, à l’instar des dessins de leur Théâtre de La Colline (1988) : les plans, coupes et perspectives de ce bâtiment sont des icônes reproduites dans de nombreux ouvrages et dictionnaires du théâtre. Dans l’Encyclopédie Larousse, une coupe axonométrique de La Colline constitue l’illustration emblématique du lieu théâtral moderne.

Âge d’or

Pour construire un théâtre, il faut réunir les “habitant.e.s” d’un art : celui du théâtre. Comme nous le voyons très précisément dans le livre de Jean Chollet et Marcel Freydefont(2) qui leur accorde une place considérable, Fabre et Perrottet s’entouraient de scénographes : Noël Napo, Michel Raffaelli, René Allio, Annie Tribel-Heinz, … Impossible pour eux deux de penser un théâtre sans scénographes, à la fois ou à tour de rôle technicien, dramaturge et plasticien. 1968 et le Théâtre de la Ville, 1988 et La Colline : c’est une époque où le scénographe, le designer et l’architecte travaillent à l’unisson. Cette génération s’éteint, en laissant une mémoire et des archives qu’il nous faudra encore et encore, inlassablement, explorer et questionner.

La Colline & Le Théâtre de la Ville

– Gradins

“Ce creux avec ses sièges, cette cavité, cette trémie nous appelle, nous aspire ; l’idée s’ébauche d’un groupe, d’un être collectif dont nous ne faisons pas encore partie, mais dont nous pourrions être un des éléments.”
Louis Jouvet

Fabre et Perrottet sculptent leurs gradins comme un paysage. Théâtre frontal certes, mais avec un gradinage généré par un arc de cercle dont le centre est sur scène, une courbe de visibilité aérienne qui semble atterrir au pied de la scène en creusant légèrement les premiers rangs. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre l’embrassement de l’amphithéâtre et la frontalité du gradin, entre l’assemblée et le public. Mélange de classicisme (courbes des gradins) et d’audace (pente vertigineuse pour le Théâtre de la Ville). Entrer latéralement dans la salle du Théâtre de la Ville : se faufiler depuis le bas, lever la tête et découvrir un “mur humain”, jauger l’ascension et la commencer, stationner sur les côtés en espérant au dernier moment prendre la place d’un retardataire ; se glisser depuis le haut, avoir le vertige et le cœur serré à l’idée de voir le spectacle de si loin.

Entrer latéralement aussi dans la grande salle de La Colline, mais dans une très grande fluidité, en empruntant de larges allées comme pour une lente promenade.

– Scène

Le Théâtre de la Ville a été capable d’accueillir les “machines” scénographiques les plus sophistiquées (Peer Gynt de Chéreau et Peduzzi en 1981, Trois sœurs de Langhoff en 1994, …) tout en restant puissant, cage de scène et plateau quasi nus (Jan Fabre, Wim Vandekeybus, …), dans des face-à-face avec la salle pleine, d’une intensité inouïe. Capable d’accueillir la multitude, déployée pour certains spectacles de danse, et la figure solitaire : Zouc (dès 1976) et Jean-Quentin Châtelain (Ode Maritime de Claude Régy en 2010).

À La Colline en janvier 2002, Olivier Cadiot fit devant une salle comble une lecture mémorable de Retour définitif et durable de l’être aimé, assis à une table avec son texte, un micro, un verre et une carafe d’eau.

L’histoire d’un théâtre, c’est surtout l’histoire de ses spectacles. Les années Gérard Violette de 1985 à 2008 au Théâtre de la Ville ont constitué un âge d’or programmatique. Pina Bausch et les “flamands radicaux”, Jérôme Bel, … La scène du Théâtre de la Ville était le lieu d’une insolente et prodigieuse liberté. Spectacle du scandale. Bronca, huées, sorties d’une partie du public, ostentatoires et parfois théâtrales : un homme quitte la salle en longeant le proscenium de cour à jardin, tout en déchirant son billet d’entrée pour en éparpiller les morceaux sur la scène.

– Rue

Les soirs de spectacle, le public envahit les trottoirs du Théâtre de la Ville et de La Colline. Le rapport à la ville est direct et immédiat. Certaines personnes brandissent de petites pancartes : “cherche billets”. Les rues et bistrots à proximité semblent appartenir au théâtre : Le Mistral pour le Théâtre de la Ville, le Café des Banques pour La Colline. L’envers des gradins est exhibé vers la ville, comme un appel mystérieux à en franchir la masse. En cela, l’Opéra de Lyon de Jean Nouvel est peut-être une variation époustouflante de la “séquence verticale” qui explore l’envers du gradin de La Colline.

En travaux depuis 2015, le Théâtre de la Ville est devenu un phénix dont nous attendons la renaissance pour l’automne 2023.

Monumentalité

Dans beaucoup des théâtres monumentaux de Fabre et Perrottet, la largeur et la hauteur du cadre sont si grandes… qu’il n’y plus de cadre ! Concilier la monumentalité et le laboratoire a été la conséquence d’un audacieux état d’esprit qui reste heureusement parfois encore vivace aujourd’hui.

Dans la séquence d’ouverture de Bros à la MC93 de Bobigny en février 2022, Romeo Castellucci transformait la grande salle Oleg Efremov en prison géante : comme des matons dans leur tour de garde, munis de torches électriques surpuissantes, des acteurs circulaient autour et au-dessus du public, sur les larges passerelles latérales et le gril en acier brut et noir. Célébration de l’espace pour un public à la fois libre et captif.

Dans une interview donnée à France 3 en 1986 à l’occasion de l’inauguration du Théâtre de Sartrouville, Valentin Fabre déclarait : “Le fait d’un théâtre, c’est de pouvoir accueillir des activités, des manifestations les plus diverses et nous pensons, en tant qu’architectes de théâtre, que le plateau doit avoir les plus grandes dimensions pour pouvoir accueillir toutes sortes de manifestations. Le décor doit arriver de manière extrêmement simple, je dirais même que les camions qui amènent les décors devraient pouvoir venir au moins s’installer sur le plateau”.(3)

Enseignement

Dans le souvenir de certain.e.s de ses ancien.ne.s étudiant.e.s à Paris-Villemin où il enseigna jusqu’en 1993, Valentin Fabre était un “grand gaillard puissant, avec de l’autorité : ‘Un théâtre, ça se construit comme ça’”. Sympathique, expansif et sensible. Il avait la noblesse du constructeur, l’amour du théâtre et prodiguait plan type, coupe type, visibilité, répartition harmonieuse, organigramme de celles et ceux qui sont dans le théâtre, qui doivent se rencontrer ou non, usager.ère.s du théâtre : artistes, technicien.ne.s, public, …

En complicité avec Max Soumagnac – peintre et scénographe – et Patrick Melior – architecte et metteur en scène – Fabre et Perrottet ont développé à Paris-Villemin une pédagogie articulant projet architectural et scénographique : inventer le théâtre puis le tester avec une œuvre.

 

 

Notes

(1)   “Adieu Monsieur Jean Perrottet” de Mahtab Mazlouman, AS 236

(2)   Fabre et Perrottet, Architectes de théâtre, Jean Chollet et Marcel Freydefont, 2005, Norma Éditions

(3)   www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/pac00026568/le-theatre-de-sartrouville

 

 

Biographie

Marcel Fabre, dit Valentin Fabre, né le 2 décembre 1927 à Paris et mort le 24 avril 2022 à La Ciotat. Il passe son enfance à Toulon où il y étudie la peinture aux Beaux-Arts. En 1948, il entre à l’EnsAD Paris (École nationale supérieure des arts décoratifs) d’où il sort diplômé en 1959. Il fut membre de 1960 à 1986 de l’AUA (Atelier d’urbanisme et d’architecture). Valentin Fabre obtiendra en 1973 le titre d’architecte DPLG. Entre 1968 et 2004, associé à Jean Perrottet, il est le concepteur de vingt-cinq salles de spectacle.

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