Origami

Duo : danseuse et container

“Origami” est le mot qui désigne les pliages de papier japonais mais c’est aussi le titre d’un spectacle créé par Satchie Noro et Silvain Ohl. Il a été joué cent quatre-vingt-sept fois à travers la France et le monde depuis 2015 et poursuit toujours sa tournée.
Le public est assis sur une tribune mobile annonciatrice d’un spectacle à venir. En face de la tribune, un container est posé sur sa remorque. Petit à petit, il s’anime, s’articule en un lent mouvement continu et prend de nouvelles formes géométriques épurées. Entre les interstices de la machine, entre ses plis et à la pointe de ses sommets métalliques, la silhouette de Satchie se découpe en une chorégraphie sensuelle et acrobatique.

Terschelling Oerol Festival, Hollande - Photo © Saris et Engelsman

Terschelling Oerol Festival, Hollande – Photo © Saris et Engelsman


Cheminements vers Origami

Silvain est né près du port industriel du Havre puis a grandi dans la Nièvre. À vingt ans, il s’installe à Port-Saint-Louis-du-Rhône pour travailler dans la zone industrielle de Fos-sur-Mer où il assiste au spectacle quotidien du chargement et déchargement des containers. Un container, dit-il, est un objet banal, un simple vecteur de la mondialisation.

Satchie puise une partie de ses origines au Japon, où son grand-père paternel fut constructeur en charge du chantier naval d’Ōminato. C’est aussi là que son père naquit. Devenu maître d’Aïkido il fut missionné pour enseigner son art en Afrique et en Europe. En 2012, Satchie, alors adulte, fait le voyage inverse Marseille – Ōminato, à bord d’un cargo de container pour offrir à son père malade un film performatif dansé : Retour à Ōminato.

Silvain passe à dix-sept ans un BEP Construction métallique. Il commence dès lors à travailler dans la grosse industrie comme chaudronnier, constructeur, charpentier. Il dit s’être promené dans l’industrie lourde comme on se promène dans un parc d’attractions, en accumulant les expériences.

Satchie rentre à seize ans à l’Opéra de Berlin en tant que ballerine. De la danse classique elle passe à la performance de rue, et de la rue au chapiteau de cirque, en s’appropriant les agrès aériens comme le trapèze et la corde lisse. Aujourd’hui, elle crée des spectacles avec sa compagnie Furinkaï et co-dirige l’école du cirque Les Noctambules à Nanterre.

Photo © Cie Furinkaï

Photo © Cie Furinkaï

Silvain a attrapé, au fil du temps, le “découpovirus” du container qui est devenu pour lui un objet à sculpter, tailler, transformer. Il multiplie les expériences avec cette matière première singulière. En 2011, au Japon, il découpe et adapte des containers pour les habitations de survie post-Fukushima car selon lui, il n’y a aucune raison de ne pas découper les containers.

Satchie aime les boîtes en tout genre. Elle dit que la boîte est l’échelle de l’espace minimal et transportable. Dans sa vie quotidienne, elle navigue entre son container-bibliothèque, son container-bureau, le container de stockage de matériel de la Compagnie et le container d’Origami. Elle dit que par sa capacité au déplacement, le container ouvre en permanence la possibilité d’un ailleurs, même lorsqu’il reste immobile.

Silvain dit pouvoir se passionner pour tous les mécanismes : qu’ils soient ceux d’une machine à coudre ou ceux mégalomaniaques qu’il a vus se construire dans un hangar de 800 m2 à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Il dit que la poésie a le pouvoir de s’immiscer partout : dans un engrenage, une feuille de papier, un haïku.

Satchie envisage le container comme drôle de partenaire, une unité propice à l’expérimentation du mouvement au contact de la ferraille. En 2011-2012, dans Les Absents, elle explore une gestuelle acrobatique confrontée aux limites métalliques de la boîte.

Silvain est devenu inventeur, constructeur, interprète, scénographe pour le spectacle vivant et en particulier de nombreuses compagnies de théâtre de rue. Il dit que sa méthode de travail est de se mettre allongé les yeux fermés pour faire de la modélisation 3D puis d’expérimenter directement à l’échelle du réel. Il dit aussi qu’avec Satchie ils ont empilé leurs savoirs, leurs affections et que c’est ainsi que s’est créé Origami, un duo corps/décor. Satchie et Silvain proposent une forme pour ce duo au Festival Teatro Container de Valparaíso en 2014, première mouture d’une aventure qui voyage de terres en ports à travers le monde depuis huit ans.

Cheminement câbles-schémas - Document © Éric Noël

Cheminement câbles-schémas – Document © Éric Noël

Le container : machine scénique

Le container d’Origami est un parallélépipède rectangle standard en acier mesurant 12 m de long, 2,50 m de large et 2,60 m de haut. C’est un container de quarante pieds, identique à tous les autres mondialement utilisés en tant qu’unités de transport de marchandises. Il est fabriqué en acier de 2,80 mm d’épaisseur et pèse 3 700 kg. Le parallélépipède rectangle de départ est sectionné par un solide, un triangle rectangle isocèle d’environ 5 m de base et 2,50 m de côté. La base du triangle se situe sur l’arête supérieure du parallélépipède, la pointe sur l’arête inférieure. De par ce découpage, le container forme trois morceaux : à cour du triangle, la base ; à jardin du triangle, la tour.

Maquette de la décomposition des mouvements - Document © Silvain Ohl & Éric Nöel

Maquette de la décomposition des mouvements – Document © Silvain Ohl & Éric Nöel

Silvain Ohl et son binôme d’inventions et de constructions de longue date, Éric Noël, ont résolu à deux têtes plusieurs casse-têtes. Le premier était d’arriver à une coïncidence géométrique des formes pour que les imbrications fonctionnent et que l’image simple du retournement final du triangle central puisse exister. Un autre était l’invention du système de mouvement : comment passer d’une forme géométrique à une autre en toute fluidité, par un système d’entraînement à câbles ? Enfin, il fallait réaliser les découpages et les systèmes de transmission, d’entraînement, de traction non seulement théoriquement sur une maquette mais aussi les adapter à l’échelle du container, c’est-à-dire aux contraintes du poids de l’acier.

– Géométrie et mouvements des éléments

Le triangle et la tour sont des éléments mobiles. La base est l’élément fixe scellé à la remorque et a la forme d’un trapèze rectangle. C’est la partie “arrière” du container qui comprend les portières d’accès. La base contient les trois systèmes de traction, c’est-à-dire trois tambours actionnés par des treuils autour desquels s’enroulent ou se déroulent des câbles. Pour palier la fragilisation causée par le découpage, la base est renforcée par un contreventement en croisement de câbles de 12 mm à l’intérieur. Le triangle est un élément mobile. À sa pointe, une barre sert, d’une part, à maintenir écartées les deux pointes du solide et, d’autre part, d’accroche aux câbles pour le système de déploiement. Cette barre et les câbles sont aussi autant d’agrès servant les mouvements de Satchie. La tour est un élément mobile qui a, comme la base et symétriquement à elle, une forme de trapèze rectangle.

Le spectacle est composé d’un enchaînement de mouvements décomposables ainsi : lors du premier mouvement, le triangle pivote autour de son arête pour se poser sur le toit de la base ; le deuxième mouvement est la rotation de la tour autour de sa pointe ; l’arête biseautée de la tour épouse à la fin du deuxième mouvement l’arête biseautée de la base. Pendant le troisième et dernier mouvement, la tour retourne à sa position initiale, entraînant le triangle au-dessus de son propre vide créé par le premier mouvement.

Treuil à chaine actionné par Eric Noël - Photo © Suzanne Sebo

Treuil à chaine actionné par Eric Noël – Photo © Suzanne Sebo

– Génie mécanique

L’ensemble se pilote sans aucune motorisation, seulement par deux paires de bras humains. La mobilité de la tour et du triangle est assurée par trois circuits câbles-poulies actionnés chacun par un treuil à chaîne de type Pull-Lift auto freiné. Les trois tambours sont réalisés en tube de 100 mm x 3,20 mm. Ils synchronisent à chaque extrémité l’enroulement de deux câbles antigiratoires de 8 mm de diamètre jouant le rôle de tracteurs ou de rétenteurs. Les treuils sont capables de supporter chacun une charge de 1 500 kg. Le choix du Pull-Lift manuel permet notamment à la personne qui actionne le treuil d’apprécier les efforts en cours, selon la force nécessaire pour actionner le treuil, et de ne jamais dépasser la capacité du matériel. Des témoins mécaniques de tension sont réalisés avec des petites poulies fixées sur les câbles et ancrées à l’aide d’élastiques afin que les deux machinistes puissent s’assurer de la bonne tension permanente des câbles. Des liaisonnages spécifiques sont réalisés entre les éléments. La base et le triangle sont au départ solidarisés avec une charnière amovible désaccouplée après le premier mouvement. Pour le troisième mouvement, le triangle est liaisonné avec la tour à l’aide d’un crochet en fer plat monté sur la tour qui s’accroche à un ergot en tube rond monté sur le triangle.

– Protubérances

Outre les différentes interventions mécaniques décrites plus haut qui rendent possibles les mouvements des parties du container, un grand nombre de petites adaptations ponctue l’enveloppe du container. Des poignées, des tubes de marche, des petites plates-formes rabattables et aimantées sont soudés de tous les côtés, servant le jeu de Satchie et la praticabilité de toutes les surfaces du container. Des lisses servent d’accroches pour la fixation de projecteurs et des petits tétons répartis sur le pourtour des parois latérales permettent de fixer une bâche sur l’ensemble du container pour éviter les infiltrations lors du transport.

Vue intérieure en répétition à Nanterre - Photo © Suzanne Sebo

Vue intérieure en répétition à Nanterre – Photo © Suzanne Sebo

– La régie de tournée

Une des dimensions importantes d’Origami est ce qui se passe entre les représentations c’est-à-dire la régie de tournée, prise en charge dans tous ses détails par Éric Noël. Il est la clé pour assurer au container d’Origami de toujours arriver à bon port. Malgré les dix-sept tonnes du poids-lourd qui transporte le container, la mise en place du spectacle est relativement légère. En effet, quatre personnes suffisent pour monter et jouer : une danseuse acrobate, deux machinistes aux manivelles des treuils et un régisseur son et lumière. Le montage, qui consiste à mettre en place les gradins en bois, installer le son et la lumière, et déverrouiller le container en position “prêt à jouer”, demande deux heures de préparation. Environ une heure après le spectacle, le camion est prêt à repartir vers d’autres horizons. Même transformé en objet spectaculaire, le container a pu conserver sa vocation nomade. Il a même été homologué de nouveau pour le transport maritime grâce à quelques renforts de structures temporaires et beaucoup de démarches administratives. C’est ainsi qu’Origami a voyagé parmi ses alter ego anonymes depuis le port du Havre jusqu’aux États-Unis.

Plan d’implantation technique - Document © Éric Noël

Plan d’implantation technique – Document © Éric Noël

La scène et le paysage

À la fin de la représentation, lorsque le triangle retourné pointe vers le ciel, posé sur un triangle de vide, les spectateurs sont invités à visiter l’intérieur du container : l’envers du décor. Ce qui était jusque-là hors-champ pour le public rentre alors dans le champ du visible. Et c’est l’apogée des différents procédés de retournements spatiaux qu’explore le spectacle : retournement de l’endroit vers l’envers, retournement de l’intérieur en extérieur, retournement du plafond en sol, retournement de ce qui est vertical en horizontal, retournements incessants du sens et de la forme de l’espace scénique. En arpentant l’intérieur du container comme ses extrémités, apparaissant et disparaissant derrière ses faces et ses facettes, restant suspendue en son cœur, Satchie agit comme une révélatrice de possibles spatialités nouvelles. Au-delà des retournements physiques, le retournement opère aussi sur la signification même du paysage environnant. D’abord, le regard du public se concentre sur une fente de quelques millimètres créée sur le flanc du container, dans laquelle nous devinons l’échelle humaine du corps de la danseuse confrontée à l’échelle industrielle. Puis, à mesure que l’espace scénique se déconstruit, c’est toute l’immensité du paysage environnant qui est absorbé à 360° comme partie prenante de la scénographie. Selon que le container soit posé à l’orée d’une usine ou d’une forêt, devant un paysage montagneux ou un vaste horizon désert, dans un hangar ou un centre-ville historique, Origami raconte des histoires différentes. Le déploiement du container d’Origami et les mouvements qui l’habitent redéfinissent sans cesse, selon le lieu d’implantation, de nouvelles interprétations possibles de leurs contours et des cadrages qui se dessinent par les vides.

Générique

  • Projection, conception : Satchie Noro et Silvain Ohl
  • Constructeurs mécaniciens et machinistes : Silvain Ohl et Éric Noël
  • Danse acrobatique : Satchie Noro
  • Création musicale : Fred Costa avec la voix de Maia Barouh
  • Création musicale au Chili : Carlos Canalès
  • Régie de transport, réparations polyvalentes, jardin zen : Éric Noël
  • Régie lumière et son : Thierry Arlot
  • Création costumes : Karine De Barbarin
  • Régie générale : Vincent Mallet

Site Internet avec de nombreuses images : www.furinkai.com

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