Peeping Tom

Triptych: The missing door, The lost room and The hidden floor

Il s’agit de trois pièces courtes, de vingt-cinq minutes chacune environ : Triptych: The missing door, The lost room and The hidden floor. Trois pièces comme trois séquences d’un même film. La comparaison avec le cinéma est tentante, a du sens par rapport au travail des Peeping Tom, collectif de danse/théâtre fondé en 2000 et basé à Bruxelles ; mais il s’agit bien d’un spectacle de danse, théâtre et musique, tel que le définit Gabriela Carrizo(1), co-metteuse en scène avec Franck Chartier.

Cette présence manifeste des éléments - Photo © Maarten Vanden Abeele

Cette présence manifeste des éléments – Photo © Maarten Vanden Abeele

Something happened

Nous sommes sur un bateau, d’abord dans le hall, puis dans une chambre et enfin dans la salle d’un restaurant à bord. Les décors sont posés tous les trois dans le même axe et conçus de la même manière : un plancher, deux murs en “L” avec plusieurs ouvertures sur des hors-champs. Chacun des trois décors ménage des percées vers l’extérieur (portes, hublots, fenêtres, balcon) mais aucun ne semble réellement permettre de s’échapper, nous rappelant à chaque instant que nous sommes en pleine mer. La forme du décor ne varie pas : un sol trapézoïdal implanté en diagonal par rapport au nez-de-scène et des murs en “L”, au lointain et à cour. D’une pièce à l’autre, les murs sont changés, une couche de sol est enlevée ou ajoutée, pour faire apparaître le nouvel espace, mais la forme ne change pas. En termes de dimensions, nous avons 5,36 m de profondeur à jardin, 7 m de profondeur à cour, 7,67 m d’ouverture au lointain et 10,30 m d’ouverture à la face pour 2,60 m de hauteur.

Something happened(2) (il est arrivé quelque chose) et nous allons assister impuissant.e.s, en position d’observateur(3), à la lente désagrégation de la situation. Est-ce une avarie moteur ? Une tempête ? Ce qui paraît certain, c’est que les éléments sont déchaînés et que le bateau est à la dérive.

Dialogue incessant avec le cinéma

– Du vent, de l’eau, dehors et dedans

Il y a du vent. Beaucoup de vent. Des bourrasques. Il y aura aussi de la neige(4), de l’eau finira par entrer petit à petit jusqu’à envahir la salle du restaurant (quasiment 10 cm d’eau sur la totalité du plateau). Cette présence manifeste “du temps qu’il fait” existe comme paysage, comme grand extérieur, comme hors-champ, mais rencontre régulièrement le décor (ouvertures et fermetures de portes, entrées du vent, courants d’air, inondation) et les corps ; de puissants ventilateurs (cachés) repoussent les corps des interprètes, font voler leurs cheveux, onduler leurs costumes et lorsque l’eau a inondé le plateau, nous assistons à la lourdeur des corps mouillés et aux glissades. L’irruption des éléments vient, davantage encore, créditer le décor et l’atmosphère générale. Le réalisme est saisissant.

– Hyperréalisme ?

Nous parlons rarement d’hyperréalisme au théâtre. Nous en parlons plus souvent pour exprimer le trouble que peut susciter une peinture ou une sculpture lorsqu’elle nous semble si réelle que nous ne savons pas s’il s’agit d’une photo ou d’une peinture, que nous hésitons entre sculpture ou acteur immobile. “Grâce à la précision technique mise au service de la reproduction fidèle du moindre détail, nous avons le sentiment de nous trouver en présence d’une réplique exacte de la réalité.”(5)

Les ciels et les surfaces d’océan de Vija Celmins sont saisissants, comme le sont les fruits d’Audrey Flack ou encore le Specimen from Another Time de Mary Pratt, pour ne citer que quelques exemples.

Avec Triptych, ce qui est rendu poreux n’est pas la frontière entre peinture et photographie mais celle entre théâtre et cinéma. La précision des détails, le travail des ambiances lumineuses et sonores nous font régulièrement oublier le cadre de scène, la salle dans laquelle nous sommes, nos voisin.e.s, tant ces trois courtes pièces empruntent au cinéma son habileté de copiste. Il y a les éléments – l’eau, le vent, la neige, la force avec laquelle ils s’emparent des corps et des espaces – mais aussi un soin méticuleux apporté aux finitions des décors et aux détails (les indicateurs lumineux de l’ascenseur, le mobilier, les patines).

Dans ce dialogue entretenu avec le cinéma, la lumière est un élément très important. Outre les projecteurs implantés au gril, nous observons des lampes domestiques branchées dans le décor, des appliques lumineuses dans les murs et des projecteurs sur pieds.

– Gros plans

Les projecteurs sur pieds sont à incandescence type 5 kw Fresnel, équipés de roulettes. La hauteur des pieds est d’environ 2 m. Quand le spectacle commence, ils sont positionnés hors de l’espace de jeu, au lointain jardin et à la face cour. Ils peuvent ainsi être avancés et dirigés vers l’action. Ils sont graduables et d’une grande puissance, permettant d’aller de la lueur à la quasi surexposition. Comme l’explique Gabriela Carrizo(1) : “Il y a les décors mais aussi les éclairages qui sont utilisés par les danseurs pour faire des sortes de zoom, s’approcher de l’histoire, de ce que pensent les personnages”. Dès lors, la lumière devient également un élément de jeu, une manière de faire réagir les corps, à la manière d’une poursuite ou d’un phare si puissant qu’il tétanise quiconque se prend dans ses faisceaux.

Ces effets de zoom et de poursuite font temporairement disparaître l’ensemble du décor à la faveur d’un corps, d’un visage, d’un mouvement. Cela aiguise le regard et lorsque nous revenons à l’ensemble, l’attention se porte davantage sur les détails.

Le jeu avec les lois de la pesanteur - Photo © Maarten Vanden Abeele

Le jeu avec les lois de la pesanteur – Photo © Maarten Vanden Abeele

– Ambiances

Comme souvent en lumière, cela fonctionne par contrastes. Aux zooms répondent des ambiances générales (vastes, prenant l’ensemble du plateau) et des petits points lumineux directement dans le décor (lampes de chevet, appliques murales). Les ambiances sont construites avec des grandes directions (wash), teintant les murs et les corps, très légèrement, de bleu ou de vert. Le jeu entre les teintes et les intensités, le fait que la lumière ne soit pas parfaitement étale, qu’il y ait des zones et des directions fortes (latérales notamment), semblent parfois donner une sorte d’épaisseur à l’air. C’est cette épaisseur de l’air, cette pellicule étrange déposée sur les corps, les objets et les murs, qui rappellent fortement une esthétique cinématographique et, singulièrement, celle construite par des réalisateurs comme Ari Aster ou David Lynch, notamment dans le film Hérédité(6) d’Ari Aster.

– Carnation

Il nous semble important de parler plus précisément des corps et encore plus de la peau ce “paysage humain”(7), comme le dit Raphaël Vandenbussche.

Ici, sous ces angles latéraux et ces teintes légèrement bleues ou vertes, les peaux apparaissent comme porteuses de lueurs, comme entourées d’un halo. Rarement il n’a été possible de comprendre aussi concrètement à quel point la peau éclairée est elle aussi un miroir, renvoie à son tour la lumière ; à quel point, qui plus est dans un état lumineux tirant vers l’obscur, les corps peuvent aussi devenir à leur tour d’étranges éléments lumineux, sans que nous puissions précisément déterminer si la lumière émane directement d’eux-mêmes ou si elle vient de loin les éclairer.

Dans le travail chorégraphique mené tout au long des trois pièces, les corps expriment avec force les situations(8) ; mais c’est bien la manière dont les peaux sont éclairées, dont les visages et les membres ressortent, les lueurs verdâtres qu’ils renvoient parfois, qui charge les situations et nous plonge dans un climat de peur.

– Fondus enchaînés

Entre chacune des trois pièces, le décor est démonté et le suivant monté. Le tout est à vue et dans une économie de gestes qui a la précision d’une chorégraphie. Un code musical et lumineux marque la fin de la pièce et sans qu’il y ait réellement de rupture dans l’élan général, le changement s’opère : le mobilier est emporté, les projecteurs sur pieds sont reculés, les pans de mur sont décrochés les uns des autres et enlevés. Un court instant, il ne reste que le sol. Mais déjà d’autres murs arrivent, puis le mobilier et le nouvel espace prennent forme. Plusieurs technicien.ne.s participent à ce changement de décor mais également les interprètes. C’est comme si rien n’était rompu de l’élan général, comme s’il n’y avait pas eu de pause mais un croisement, une rencontre entre deux espaces.

Au-delà de cette sensation de continuité d’une pièce à l’autre, le fait d’assister en une quinzaine de minutes à la disparition de l’espace dans lequel vient de se jouer l’histoire et à l’arrivée du nouvel espace donne une impression très forte de fondu enchaîné. La présence lors des deux changements d’interprètes poursuivant l’action en cours, tandis que sont démontés puis montés les murs autour, accentue encore cette impression. Du début à la fin, rien ne s’arrête jamais. C’est un mouvement continu qui se développe, se ramifie mais jamais ne s’arrête. À cet égard, il est intéressant de regarder le temps de chaque pièce – entre vingt et vingt-cinq minutes chacune – et des changements de décor – une quinzaine de minutes.

Un soin méticuleux apporté aux décors et aux détails - Photo © Maarten Vanden Abeele

Un soin méticuleux apporté aux décors et aux détails – Photo © Maarten Vanden Abeele

L’humour et le tragique

– Friction

Il y a cependant quelque chose dans ce travail qui va plus loin, qui ne saurait être simplement rattaché à la réalité, ni au plaisir d’en copier fidèlement les plus secrets détails, ni à celui d’en rendre avec assiduité les moindres mouvements. Il y a quelque chose qui pousse, qui cherche à aller au-delà et cela passe, nous semble-t-il, par l’humour. Dans une interview donnée en septembre 2021, Gabriela Carrizo explique(1) : “L’humour chez Peeping Tom est toujours présent. Dans certaines pièces plus que d’autres. Ce n’est pas quelque chose que nous cherchons délibérément mais il apparaît toujours par ce frottement des absurdités de la vie, des choses qui se juxtaposent et créent le sentiment très contradictoire qui peut nous faire sentir des choses terribles et en même temps rire de nous-mêmes ou rire de choses qui sont terribles ou qui sont drôles, mais cela naît toujours de cette friction, je pense, de ce qu’on essaie d’amener sur scène”.

– Comme vacille un château de cartes

La manière dont cet humour s’étend également aux décors et jusqu’aux accessoires de jeu est troublante : les portes qui s’ouvrent et se referment comme si une force invisible les rendait vivantes, le chiffon qui se déplace tout seul sur le mur, … C’est aussi le jeu avec les lois de la pesanteur, avec les forces gravitationnelles, comme ce fauteuil qui, poussé par un couple assis dessus, se penche en arrière, toujours plus en arrière, sans pour autant ni rompre ni tomber. C’est encore ce petit guéridon d’apparence si solide qui se met à vaciller puis à onduler, comme s’il avait perdu sa structure, sa force, sa solidité, comme s’il n’était qu’un objet en caoutchouc. C’est enfin la manière dont le décor, à certains moments, se déglingue, semble rendu subitement à son état de châssis de métal et bois patiné, à sa fragilité, comme vacille un château de cartes. Il y a, dans tout cela, un peu aussi de prestidigitation et de magie.

– Réalisme magique ?

Au fil de ces trois courtes pièces, dans ce décor qui change sans varier de forme, au milieu de ces ambiances lumineuses, parmi tous les détails, existe en permanence une place pour l’irrationnel, l’étrange, le magique. En 1925, l’artiste et critique d’art allemand Franz Roh avait employé l’expression “réalisme magique” pour pouvoir décrire et penser, dans la peinture, la cohabitation entre des éléments magiques ou irrationnels et un paysage réaliste. Certains tableaux de Frida Kahlo pourraient être cités ici en exemple. Alors, s’il fallait nommer le rapport qu’entretient ce Triptych avec la réalité, non pour le rattacher absolument à un courant mais pour aiguiser la pensée, “réalisme magique” nous semblerait plus juste, plus approprié, plus étrange qu’“hyperréalisme” pour rendre compte de l’expérience de spectateur.rice qui fut la nôtre.

Plan 3D scénographie The hidden floor - Document © Justine Bougerol

Plan 3D scénographie The hidden floor – Document © Justine Bougerol

 

 

  • Conception lumières : Tom Visser
  • Costumes : Seoljin Kim, Yichun Liu, Louis-Clément Da Costa
  • Conception décors Gabriela Carrizo, Justine Bougerol
  • Technique : Bram Geldhof (lumières), Tim Thielemans (son)
  • Régie de plateau : Johan Vandenborn (régisseur général), Clément Michaux, Kato Stevens (assistants plateau)
  • Coordination technique : Giuliana Rienzi

 

 

 

Notes

(1)   Triptych par Gabriela Carrizo https://youtu.be/_oJg-JZ5j00 (Opéra de Lille, 2021)

(2)   Il y a très peu de texte dans les trois pièces mais nous entendons très distinctement : “Open the doors!” et “Something happened!

(3)   Il est drôle de noter au passage que le nom Peeping Tom est une expression anglaise qui pourrait se traduire en français par “voyeur”

(4)   Il y a également du feu et des nuages vidéoprojetés dans la troisième pièce

(5)   “Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps”, texte accompagnant l’exposition, La Sucrière à Lyon, 2022

(6)   Hérédité est un film réalisé en 2018 par Ari Aster avec notamment Toni Collette et Gabriel Byrne. Direction artistique de Grace Yun et photographie de Pawel Pogorzelski

(7)   “Nous, opérateurs, aimons photographier la peau. C’est le paysage humain.” Raphaël Vandenbussche, La peau en cinéma numérique, Mémoire de fin d’études, la Fémis, Image promo 2015, page 9

(8)   Interview de Franck Chartier sur un autre de leur spectacle (32 rue Vandenbranden). Cette interview est intéressante sur leur rapport à l’esthétique, à la manière dont les corps survivent dans un environnement hostile, à la manière dont ils.elles jouent avec la distorsion https://youtu.be/CblHp7SXNqo (Tanz im August, 2016).

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