Installation de Thibault Jehanne
Le plasticien Thibault Jehanne archive les empreintes acoustiques de lieux en attente de démolition pour les transfèrer dans des pédales d’effet de guitare. Projet poétique et multiforme qui questionne la mémoire collective à travers ses résonances.
Des images et des sons
Diplômé de l’ESAM de Caen (École supérieure d’arts et médias), Thibault Jehanne est vidéaste et artiste sonore. Sa pratique, jusqu’ici dichotomique du son et de l’image, s’exprime sous la forme de vidéos muettes et contemplatives, sortes de photographies vivantes au pouvoir hypnotique, ou de créations sonores issues de field recordings. Ses œuvres questionnent le pouvoir évocateur commun de chacun de ces médias, leur capacité à créer des images mentales.
Dans sa récente réalisation vidéo La Chute, par un simple renversement de l’image et de la gravité, l’artiste transforme le visuel en une bande son muette défilant sous nos yeux comme une partition d’écume. La pièce sonore Farol déroule une narration captivante, très cinématographique, à partir d’enregistrements captés autour du Pont du 25-avril à Lisbonne.
Les Premières Réflexions
En 2021, Thibault finalise un projet qu’il mûrit depuis quelques années : Les Premières Réflexions (Hérouville-Saint-Clair). En acoustique, ce terme désigne le groupe d’échos initial qui apparaît lorsqu’une onde sonore rencontre une surface. Ce sont ces premières réflexions qui nous informent sur l’identité d’un espace, sa taille ou notre position dans cet environnement. Thibault Jehanne : “Ce projet est né d’un constat : la ville change sans cesse autour de nous ; un bâtiment est rasé, remplacé par un autre et cinq ans plus tard nous l’avons oublié. Nous nous accommodons très vite de ce changement et la mémoire des espaces détruits disparaît. J’ai eu cette idée qui me semblait un peu magique : capturer dans un objet que nous pourrions glisser dans notre poche la résonance d’un lieu qui n’existe plus. Je ne savais pas du tout si c’était réalisable, ni comment le réaliser. Ce projet reflète aussi une prise de conscience sur le format de réalisation de mes œuvres. Une création sonore de quarante minutes peut encore être éditée sur un CD mais c’est un format en voie de disparition. Le travail reste bien souvent sous forme d’un fichier numérique, sans existence réelle. L’idée de concrétiser la résonance dans une pédale traduit ce souhait de concevoir un objet que nous puissions appréhender physiquement. Au fil du projet, en échangeant avec Léopold Frey qui m’accompagne sur la réalisation technique, je me suis rendu compte que ce n’était pas si magique, que la réverbération à convolution existait et que c’était réalisable de capturer la réverbération d’un gymnase et de l’intégrer dans une pédale d’effet”.
Espaces en voie de disparition
Pour préparer ses résidences, Thibault prend contact avec les actrices ou acteurs de l’urbanisme pour un état des lieux amenés à disparaître. Ce sont souvent les élus ou le personnel de mairie, mais également des associations qui valorisent l’architecture et le patrimoine.
Le principe de la série s’est imposé rapidement. Dans chaque ville qui l’accueille en résidence, il cible trois lieux et conçoit trois pédales : “La première série a été faite à Hérouville, ville nouvelle des années 70’/80’ un peu folle du point de vue architectural, où je venais de m’installer. J’avais de l’affinité pour cette ville. J’essaie de trouver une particularité, un lien entre trois espaces. À Hérouville, j’ai ciblé trois lieux dont le motif de démolition était la dangerosité pour les usagers : une école primaire en structure acier dite “Pailleron” jugée à risque en cas d’incendie, un pavillon d’habitation construit au-dessus d’une carrière avec crainte d’effondrement et un gymnase amianté”.
Convolution ?
La convolution est au centre des techniques numériques de traitement du signal. À partir de deux signaux temporels, cette opération en fabrique un troisième qui est l’image du premier filtré par le second. Grâce aux travaux déjà anciens du physicien Joseph Fourier, nous savons que ce processus complexe dans le domaine temporel se transforme en simple multiplication de spectres dans l’espace des fréquences. Si nous enregistrons avec un microphone la réaction d’un lieu à une excitation sonore contenant toutes les fréquences du spectre audible, nous obtenons un fichier audio qui est une empreinte sonore du lieu. En effectuant le calcul mathématique de la Transformée de Fourier de ce signal, nous obtenons son image dans le domaine fréquentiel. Cette signature acoustique devient le filtre que nous allons appliquer au signal à traiter. Les processeurs numériques permettent aujourd’hui de faire ce calcul en “temps réel” et donc de simuler la réponse acoustique d’un lieu. Pour cette étape du projet, Thibault, en acousticien autodidacte, reconnaît avoir un peu tâtonné ; mais il a depuis affiné sa méthode. La captation se fait avec un microphone stéréo et une enceinte large bande. La capture de la réponse impulsionnelle (IR pour impulse response) est réalisée avec le plug-in VST d’Ableton Live IR Measurement Tool device. Les fichiers enregistrés au format Wave sont réactivés dans un second plug-in, Convolution Reverb Pro.
De nombreuses autres solutions logicielles existent pour l’utilisation de réverbérations à convolution : la série IR de Waves, Space Designer de Logic Pro X ou le célèbre Altiverb d’Audio Ease. Des solutions de pédales pour guitariste simulant par convolution les caractéristiques d’amplis emblématiques existent également sur le marché. Mais à part le modèle Logidy EPSI qui n’est plus commercialisé à ce jour, aucun produit ne propose actuellement de simulations de réverbération de plusieurs secondes.
Un projet collaboratif
Si cette technique de convolution est aujourd’hui assez simple à mettre en œuvre, la vraie gageure fut de l’implémenter dans une pédale de guitare. Thibault Jehanne s’est associé à Léopold Frey – ingénieur, programmeur et artiste sonore – pour la réalisation technique du projet : “Thibault souhaitait un design particulier et le traitement de réverbérations longues, ce qui éliminait les modèles de pédales existants. Le calcul de convolution sur plusieurs secondes imposait un microprocesseur suffisamment puissant et le projet méritait une carte de traitement audio qualitative pour le rendu des reverbs. Le choix s’est arrêté sur un Raspberry Pi associé à la carte son dédiée Pi Sound (fabriquée par l’entreprise lituanienne Blokas)”. La partie programmation est réalisée sous Pure Data par Léopold.
L’intégration de ces éléments dans le boîtier a nécessité des modifications sur la carte son, effectuées par Olivier Furin, référent électronique de cette aventure : déplacement des entrées, sorties modifiées au format Jack, ajout d’un Footswitch, …
La réalisation d’une série de pédales est aussi l’occasion pour Thibault Jehanne d’engager une collaboration artistique : “À chaque fois, je confie à un artiste différent la création du visuel de la pédale, de sa boîte et d’un objet carte blanche associé. C’est une façon de renouveler le regard sur le travail et ainsi de l’approfondir”. Pour le premier projet à Hérouville-Saint-Clair, il a collaboré avec l’illustrateur Lucas Burtin. Ce dernier s’est inspiré des dangers associés aux bâtiments, aux raisons de leurs démolitions : le feu, l’amiante et les galeries souterraines sous la maison. Chaque boîte contient une pédale, une sérigraphie de l’artiste illustrateur ainsi qu’une fiche d’information sur la réverbération enregistrée.
Une installation sonore
“Au départ, j’envisageais cette pédale comme une sculpture, un objet graphique, avec le concept de la résonance. Mais très vite s’est posée la question de l’activation de cette résonance. Comment la réactiver ? Il m’a fallu réfléchir à un dispositif d’écoute”, se souvient Thibault. “J’ai imaginé un objet me permettant de transporter la série de trois pédales, un dispositif simple à mettre en œuvre pour un espace d’exposition, ou tout simplement pour présenter le projet.”
La valise en bois blanc (réalisée par Guillaume Voisin) se déploie en socle où sont alignées les trois pédales traversées par la création sonore composée des témoignages de personnes ayant fréquenté les lieux démolis.
Une voix, un lieu, une pédale pour la résonance. Tranches de vie, souvenirs, incertitude de la mémoire. Émotions ou détachement, c’est selon.
Extraits choisis : “Ça fait un trou, en fait. Les souvenirs, les gens les gardent dans leur tête. Le bâtiment il n’est plus là, les souvenirs eux restent”, nous confie l’escrimeuse qui fréquentait le gymnase depuis son enfance. Plus amer, l’homme qui a vu sa maison démolie par principe de précaution : “Il n’y a plus rien à montrer. Le vide. C’est un pan de vie qui est effacé”.
Pour cette installation, le dispositif technique est piloté par un autre Raspberry Pi et une carte Pi Sound. Le Raspberry synchronise la lecture du fichier son et la commande des trois servomoteurs qui pilotent les potentiomètres dry/wet de quantité de réverbération appliquée par chacune des pédales. La composition a été réalisée dans Ableton Live (montage et écriture des automations d’effets). Ces automations sont exportées sous forme d’un fichier Midi qui est lu par le Raspberry, parallèlement au fichier audio. Léopold Frey est à la programmation. Le dispositif des moteurs a été réalisé par Julien Lefebvre et Nicolas Germain.
Les Premières Réflexions
Pour une nouvelle série en cours à Caen, l’artiste a souhaité s’entourer de musiciens ; pas illogique pour un concepteur de pédales de guitare. C’est accompagné des membres du groupe caennais Veik, en partenariat avec le label Onto, qu’il est allé capturer de nouvelles réverbérations dans un lieu chargé d’histoire : l’ancienne maternité du CHR Clemenceau, vouée à la démolition : “Nous avons choisi une galerie entre deux bâtiments, le toit de la maternité et une toute petite pièce avec une reverb très courte. Les musiciens se sont appropriés chacun un lieu et y ont joué des ébauches de morceaux. Puis j’ai enregistré les réponses impulsionnelles”, explique Thibault. Ce projet se déclinera en triptyque. Thibault réalise les pédales en partenariat avec l’artiste Laure Boer. La composition musicale aboutira à un concert de Veik sur le terrain vide une fois le bâtiment détruit. Les musiciens réactiveront les résonances fantomatiques du lieu grâce aux pédales. Le troisième volet est la réalisation d’un documentaire sur le processus de création filmé par Mathieu Long.
Une nouvelle résidence de recherche est en cours jusqu’au mois de juin à Clermont-Ferrand où Thibault est invité par l’association Vidéoformes, organisatrice du festival éponyme de création numérique. Trois nouvelles pédales y verront le jour, fruit de nouvelles collaborations artistiques et d’une rencontre avec l’histoire locale. La collection s’agrandit, chaque petite boîte renfermant la mémoire d’un lieu disparu. La richesse poétique de cet archivage et les redéploiements possibles n’ont de limite que la curiosité d’un artiste qui nous invite à prendre le temps : celui de regarder le monde avec nos oreilles.
Ses œuvres sont à découvrir sur le site Internet thibaultjehanne.fr
Les Premières Réflexions (Hérouville-Saint-Clair) de Thibault Jehanne a été amorcé au Château Éphémère à Carrières-sous-Poissy en janvier 2019, puis expérimenté aux Bains à Caen en octobre 2021 et finalisé à 2Angles à Flers en décembre 2021.
- Programmation : Léopold Frey
- Conception des pédales : Olivier Furin
- Conception de la boîte : Guillaume Voisin
- Intégration des moteurs : Nicolas Germain & Julien Lefebvre
- Illustration : Lucas Burtin
- Sérigraphie : Élise Kasztelan
Ce projet a reçu le soutien de la Région Normandie et de la Ville de Caen