Julie Sermon

“L’écologie peut inviter à interroger les manières de faire de l’art.”

Julie Sermon est professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain à l’Université Lyon 2. Dans Morts ou vifs (Éditions B42, 2021), elle s’intéresse à l’influence que peut avoir la question écologique sur les façons d’écrire, de mettre en scène, d’interpréter et de produire du spectacle vivant aujourd’hui.

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Quel a été le point de départ de la rédaction de Morts ou vifs ?

Julie Sermon : L’impulsion première de ce livre a été l’arrêt brutal de toutes les activités déclarées “non essentielles” lors du confinement du printemps 2020. D’un point de vue très prosaïque, l’annulation ou le report d’un certain nombre de projets sur lesquels j’étais engagée m’a permis de me libérer du temps pour me consacrer à l’écriture. J’ai alors eu l’occasion de mettre en forme des réflexions et d’approfondir des questionnements sur lesquels je travaillais depuis trois-quatre ans. À l’origine, je n’avais cependant pas prévu d’en faire un ouvrage. Il s’agissait pour moi d’un travail de recherches préparatoires, mené dans le cadre de mes enseignements et de mes activités universitaires. Le contexte social et politique ambiant (fermeture des théâtres, prise de conscience ahurie de notre vulnérabilité, grands appels au “monde d’après”) m’a toutefois conduite à penser qu’il pourrait être intéressant de partager plus largement ces réflexions.

Pour vous, trop peu de monde s’intéressait alors au sujet de l’urgence climatique dans le champ du spectacle vivant ?

J. S. : Non. Je pense que ce sont des réflexions assez communément partagées, de plus en plus d’ailleurs, notamment chez les praticien.ne.s. C’est à la fois lié à des volontés individuelles et à des injonctions institutionnelles. Mais, le plus souvent, nous abordons ces questions sous l’angle “techno-gestionnaire” (réduction de l’empreinte carbone) ou de la responsabilité individuelle (“chacun fait sa part”). De mon côté, je souhaitais plutôt les aborder d’un point de vue esthétique, en me demandant ce que les changements dont nous parlons peuvent faire advenir comme formes et comme représentations. Il se trouve que ces perspectives sont au cœur des approches écocritiques et écopoétiques qui se sont développées dès les années 90’, mais qui sont encore méconnues dans le champ du spectacle vivant français. C’était l’un des enjeux de mon essai que d’en proposer une sorte de synthèse critique, de façon à ce que chacun.e puisse s’en saisir et que nous puissions avancer.

La plus large médiatisation des questions climatiques depuis une vingtaine d’années a-t-elle influencé, de façon mécanique et spontanée, le champ des arts vivants ? Ou ce thème a-t-il, au contraire, mis du temps à s’imposer ?

J. S. : Je ne prétends pas du tout avoir une vision exhaustive de ce champ : mon terrain d’investigation se limite pour l’essentiel à la programmation des salles subventionnées des deux grandes villes où je réside, à savoir Lyon et Paris. Mais ce que je peux observer à l’intérieur de ce cadre, c’est que lorsque que j’ai commencé à travailler sur ces questions, en 2017, j’avais du mal à trouver des spectacles susceptibles de nourrir mes réflexions alors qu’aujourd’hui c’est de moins en moins le cas. Manifestement, il y a eu une accélération, une intensification de ces questionnements. Mais ce n’est pas propre au champ artistique et encore moins au champ théâtral. L’année 2018 et ce que nous pourrions appeler l’“effet Greta Thunberg” a marqué un tournant. Nous sommes conscients de la situation ? Alors arrêtons de procrastiner et posons-nous sérieusement la question de ce que nous pouvons/devons/désirons faire. Après, j’imagine qu’il y a en réalité des tas d’artistes qui sont habités par ces problématiques depuis longtemps ; c’est seulement qu’ils ne l’exprimaient pas nécessairement, ou bien que nous n’y prêtions pas attention. Par ailleurs, il est vrai que nous parlons beaucoup du réchauffement climatique dans les médias. Mais il existe beaucoup d’autres sujets préoccupants comme l’extinction des espèces, l’acidification des océans, l’appauvrissement des sols, …

La conscience du péril climatique a-t-elle contribuée à générer des éléments discursifs et formels nouveaux ? En d’autres termes, y a-t-il, aujourd’hui, une esthétique théâtrale de l’anthropocène ?

J. S. : Je n’en ai pas l’impression et je dirais même que cela ne me paraît pas souhaitable. Ce serait quand même dommage que les questions si diverses, si vastes, si complexes que pose l’écologie, se résument finalement à une manière de faire peu ou prou normative, à un style artistique bien identifiable. Tout dépend du sens que nous donnons à “esthétique”. Au sens étroit que je viens d’évoquer, cette question m’intéresse modérément. En revanche, il est clair que la conscience des destructions en cours, des menaces à venir, et les changements, conséquents, que cela peut provoquer dans nos manières d’être, de faire, de penser et de ressentir, sont propices à l’invention de nouveaux discours, de nouveaux concepts, de nouvelles situations, de nouveaux dispositifs. Cela peut s’opérer à tous les endroits du spectacle vivant et modifier tout ou partie de son écosystème : la conception, la production, la création, la diffusion, la critique, la recherche, … Aujourd’hui, c’est du point de vue de l’impact environnemental, et donc des questions de conception et de diffusion, que la réflexion est la mieux engagée : par réel intérêt ou par obligation, les artistes et les institutions culturelles se sont d’ores et déjà bien saisis de ces problématiques. Les échelles de production sont en train de se réorganiser ; le chantier reste toutefois immense, soulève de multiples questions et se heurte à diverses résistances(1). De leur côté, les artistes commencent également à se saisir de ces questions d’une façon qui me paraît moins frontale, ou moins naïve, qu’il y a quelques années.

Dans votre livre, vous observez qu’un certain nombre de spectacles ayant pour sujet les problématiques environnementales, prend la forme d’un “théâtre documentaire”. Comment l’expliquez-vous ?

J. S. : Le théâtre documentaire est une tendance assez lourde et massive de la création contemporaine. Il est normal que dans cette vague-là, l’écologie y trouve sa place. Le sujet y est même assez propice. Savoir quelles sont les modifications écosystémiques d’un territoire, s’intéresser aux différents agents (biotiques et abiotiques) qui composent un milieu de vie, réinscrire l’histoire des humains dans l’histoire environnementale, tout cela appelle à manier des données, des faits, des savoirs qui ne sont pas ceux, spontanés, du champ théâtral et relèvent plutôt des sciences de la Terre ou des humanités environnementales. Les formes documentaires se prêtent bien à la restitution et au partage de ces informations.

Les artistes auraient-ils parfois des difficultés à prendre de la distance avec le fait que le réchauffement climatique est un phénomène objectif et scientifique ?

J. S. : Il faut du temps pour que les artistes puissent métaboliser ces informations, c’est-à-dire les assimilent et les transforment en tout autre chose (en l’occurrence un geste, une forme, une expérience artistique). Mais il en faut, aussi, pour qu’elles.ils s’autorisent à s’en saisir de manière libre, sans se sentir écrasé.e.s par la gravité des savoirs. Il y a un premier niveau de difficulté qui est d’ordre poétique : nous sommes pris dans des habitudes de narration et de figuration qui n’incluent pas des entités et des échelles aussi vastes que celles de l’écologie. Mais il y a aussi des difficultés d’ordre psychique, affectif, moral, politique : comment affronter ces questions ? Qu’en transmettre ? Avec quelles visées ? Là aussi, des choses sont en train d’émerger. Il y a ainsi de plus en plus d’artistes qui explorent la veine science-fictionnelle, inventent des histoires multi-espèces, imaginent des formes écopoétiques. C’est par exemple le cas d’Émilie Flacher, metteuse en scène et marionnettiste qui, dans la continuité des trois Fables animalières contemporaines qu’elle a créées entre 2018 et 2020, a commandé à l’autrice Julie Aminthe l’écriture d’un texte qui s’appelle Notre vallée. Nous y suivons l’évolution d’une vallée et de tous ses habitants (animaux, humains, végétaux), à trois époques différentes (1995, 2011, 2025).

Vous écrivez que “les arts vivants peuvent contribuer, de manière intentionnelle ou plus diffuse, à inquiéter et/ou renouveler le champ de nos perceptions, de nos représentations et de nos imaginations”. Le théâtre peut-il aider certain.e.s à prendre conscience de l’urgence climatique ?

J. S. : Il me semble que la question est moins de rendre les gens conscients que d’opérer une bascule. Plutôt que de vivre dans la peur, dans le déni ou avec le sentiment d’une écologie “punitive”, nous pourrions trouver des formes d’intérêt dans ces changements que la conjecture rend nécessaires, y voir l’opportunité de développer des manières d’être au monde riches de sens. Les arts peuvent transformer la perception que nous avons de ces sujets, susciter du désir et de l’attrait pour ces changements, au lieu que nous les vivions seulement sur le mode de la contrainte ou de la menace. Il ne s’agit pas de dire que tout est merveilleux et que tout sera facile, mais de nourrir cela de perspectives heureuses. Et elles peuvent l’être. Remodeler les imaginaires c’est aussi réinventer nos valeurs.

Vous êtes dubitative à l’égard des “pièces à thèmes” sur l’environnement et le climat qui, au mieux, ne prêcheraient que des convaincus. Mais un théâtre prenant l’écologie pour objet peut-il faire autre chose que d’enfoncer des portes ouvertes ?

J. S. : Il me semble qu’il y a deux manières pour ne pas faire qu’enfoncer des portes ouvertes. La première – qui rejoint la question documentaire – consiste à ne pas parler d’écologie dans l’absolu mais à se servir du théâtre comme un lieu d’étude, d’attention et de réflexion ouvert à des situations aussi concrètes que complexes. Chaque milieu se trouve tissé d’enjeux et d’intérêts multiples, humains et non-humains. C’est là un beau vivier d’histoires et autant de défis de représentation. La seconde manière serait de ne pas faire de l’écologie une finalité mais le point de départ de la création, autrement dit de ne pas chercher à faire un spectacle sur l’écologie mais de partir du fait que cela est notre condition même. La façon dont nous nous positionnons dans le monde me paraît déterminante. Si on ne se conçoit pas comme un humain tout-puissant, au sommet de la création, si nous ne réduisons pas le monde environnant à un décor ou à un stock de ressources, alors il y a de fortes chances pour que nous nous mettions à raconter d’autres récits, à inventer d’autres formes. La conversion écologique – si conversion il doit y avoir – n’est pas à situer du côté du spectateur qu’il s’agirait d’éclairer ou d’éduquer. Elle passe déjà par la manière dont les artistes se conçoivent eux-mêmes, conçoivent leur place et leur fonction dans le monde.

Le risque en abordant ces sujets liés à l’écologie ne serait-il pas aussi d’être instrumentalisé par la commande publique ?

J. S. : C’est déjà le cas. Et malgré tout ce que je viens de dire, je pense que ce n’est pas un problème fondamental : il y a pire comme instrumentalisation que de chercher à éduquer aux problématiques environnementales. Et si les artistes y trouvent des moyens de subsistance, tant mieux. Bien sûr, il y a le risque du greenwashing(2)  des commanditaires (publics ou privés), mais il appartient aux artistes d’en prendre la mesure. Par ailleurs, même si je ne suis pas spécialement sensible aux spectacles éducatifs, je ne tiens pas non plus à décrier les initiatives allant dans ce sens. Cela peut être fait avec intelligence, finesse, inventivité, drôlerie et, en fonction des contextes, cela peut avoir beaucoup de sens, pour les artistes comme pour les publics. Le travail de réévaluation et de restructuration auquel nous engage l’écologie pourrait d’ailleurs conduire à se reposer la question de ce que nous appelons, de manière souvent condescendante, “l’action culturelle”. Est-ce forcément un “à côté” pédagogique, social, de ce qui compte vraiment, à savoir l’œuvre ? Ou bien cela fait-il partie intégrante de l’art, de ses formes, de ses manifestations et de ses pouvoirs ? Il me semble que l’écologie peut aussi inviter à interroger ces hiérarchies – les manières de faire de l’art et les lieux de l’art, les esthétiques et les pratiques.

L’écoconception et l’économie circulaire gagnent progressivement les ateliers de décor des institutions. Vous observez que l’influence de l’écologie sur le spectacle est aussi matérielle.

J. S. : C’est même la principale blessure narcissique que nous inflige l’écologie : notre liberté d’action est limitée par des contraintes “bêtement” matérielles et il est logique que ce soit d’abord les grandes institutions culturelles occidentales (et notamment le monde de l’opéra, particulièrement gourmand en ressources) qui se soient engagées dans ces transitions(3). Un spectacle produit par une compagnie émergente ou amateure, sans moyens, est la plupart du temps parfaitement – et bien involontairement – écoresponsable. Compte-tenu de “l’état d’urgence climatique” déclaré en 2019, il est évidemment absolument nécessaire de réfléchir à des modes de construction, de production et de diffusion plus soutenables. Mais encore une fois, pour ne pas s’en tenir à une approche seulement gestionnaire, quantitative (limiter ses impacts environnementaux, éviter les gaspillages), il me paraît important de s’attacher à la façon dont ces “bonnes pratiques” peuvent contribuer à réactiver des enjeux fondateurs de l’art comme le “service public” (le maillage des territoires, le partage des cultures), à favoriser des modes de travail plus coopératifs et solidaires, à redécouvrir des gestes et des techniques que nous avons oubliés ou délaissés, à en inventer de nouveaux. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut plus rien faire, ni penser qu’une “esthétique de l’anthropocène” serait forcément une esthétique de l’art brut ou du théâtre pauvre. J’imagine qu’il existe de nombreux moyens d’avoir une empreinte écologique moindre, sans avoir à renoncer à créer une scénographie ou à effectuer tel déplacement. Pour que fleurissent nos subjectivités, pour l’équilibre de ce que Félix Guattari appelle notre “écologie mentale”, nous avons besoin de cultiver des paysages scéniques, des gestes et des formes aussi diversifiés que possible.

À lire : Julie Sermon, Morts ou vifs, Éditions B42, Paris, 160 pages, 18 €
www.librairie-as.com/home/2038-morts-ou-vifs.html

 

 

Notes

(1)   Voir David Irle, Anaïs Roesh et Samuel Valensi, Décarboner la culture, Grenoble : PUG et UGA éditions, 2021

(2)   Procédé marketing utilisé par une organisation pour se donner une image trompeuse de responsabilité écologique

(3)   Voir Alternatives théâtrales n°144-145, “Opéra et écologie(s)”, Bruxelles, octobre 2021

 

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