La fureur de la guerre en scène
Après Kings of war et les Tragédies romaines, Ivo Van Hove continue de s’interroger sur les mécanismes du pouvoir. Avec Age of Rage, présentée en novembre à la Grande Halle de La Villette, il remonte au récit originel de la vengeance et des guerres. En adaptant six pièces d’Euripide et une d’Eschyle en un seul récit de 3 h 45, il met en relief les violences des conflits dont les enfants sont particulièrement victimes. Sang pour sang, infanticide, matricide, parricide, inceste se succèdent dans un rythme haletant. Les humains se battent, manipulés par les dieux, dans une scénographie de métal et de boue imaginée par Jan Versweyveld avec la troupe de l’Internationaal Theater of Amsterdam.
Le pays où les enfants sont sacrifiés
Dès l’entrée de la salle, le spectateur perçoit l’arbre généalogique des Atrides, projeté sur le grand écran du fond de scène. Une explication des événements antérieurs remet en contexte la suite de la pièce. Depuis que Tantale a servi son propre enfant comme repas aux dieux, la malédiction a frappé les générations suivantes. La Guerre de Troie enclencha une série de sacrifices et de vengeances. Pour gagner la guerre et saccager Troie, Agamemnon obéit aux dieux et sacrifie sa fille Iphigénie. Côté troyen, Hécube, reine déchue, voit ses enfants mourir et ses filles devenir esclaves des Grecs. Elle va assassiner à son tour les enfants de ces meurtriers. Iphigénie est vengée par sa mère Clytemnestre qui tue Agamemnon. Électre et Oreste vengeront leur père en tuant Clytemnestre ; dans l’attente du verdict de leur mort, ils veulent faire justice en exécutant Hélène jugée responsable de tous ces massacres. Il faudra l’intervention d’Apollon pour mettre fin à la malédiction des Atrides. Mais pas d’optimisme pour l’avenir avec cette dernière phrase projetée sur l’écran : “Nous n’avons pas perdu le soleil. Non. Nous l’avons chassé”.
En condensant les six tragédies, le dramaturge Koen Tachelet et Ivo Van Hove mettent en exergue la douleur des enfants victimes des conflits et donnent une nouvelle place aux femmes et aux mères. Ces figures, mystiques, lointaines, deviennent humaines dans leur douleur des pertes de leur descendance. Alors la vengeance leur donne l’aspect de l’animal primitif qui tue. Tout est montré, dans sa fracture la plus crue et la plus cruelle.
Une structure pour la violence
Il est un fait : les scénographies de Jan Versweyveld nous surprennent toujours, l’esthétique d’Ivo Van Hove n’étant jamais prévisible. Son interprétation ou sa transposition des pièces, souvent très pertinentes, donnent lieu à des scénographies très différentes, loin d’un style reconnaissable, témoignant d’ailleurs de l’intelligence de l’approche scénographique. Pour Kings of war, l’espace représentait une “war room” réaliste où les écrans renvoyaient aux coulisses des pouvoirs comme aux coulisses du théâtre alors que dans Les Damnés, l’abstraction de l’espace renforçait l’angoisse sourde d’un changement d’époque. Ici, la violence transparaît dans le choix scénographique. Par une esthétique de lieu industriel désaffecté, le chaos de la situation est renforcé. Les lieux et les situations multiples se déploient dans une même structure qui renvoie à un environnement de fin du monde. Les éléments sont présents : le feu, l’eau, la terre qui devient boue. Seuls changent les éclairages et le sol en bois qui devient terre. Cette matérialité du sol, déjà présente dans Électre / Oreste à La Comédie-Française, accentue la rage du corps et exige un jeu très physique, visible aussi dans la chorégraphie de Wim Vandekeybus pour le chœur composé de danseurs. Les musiciens du groupe Bl!ndman, installés dans la structure, sont toujours en scène et interprètent la musique d’Eric Sleichim. En fond de scène est implanté un très grand écran LED avec une porte centrale. La transparence laisse apercevoir la profondeur du plateau et, à l’arrière-scène, des tentes vertes implantées. L’écran est le support d’information pour l’arbre généalogique ou pour des flashbacks sur les crimes commis par les générations d’avant. Les incendies, explosions, champignons atomiques, villes en ruine y sont régulièrement projetés. L’éclairage passe de la couleur du feu de la guerre au violet pour les intérieurs des palais. Un moment de poésie dans cet univers saccagé : après chaque meurtre d’enfant, le corps des enfant sacrifiés monte, tiré par deux machinistes toujours présents sur les passerelles, et leur fantôme dansant apparaît sur l’écran. Le vol prend une place importante dans le spectacle et un spécialiste de voltige a travaillé avec la Compagnie.
Une structure autonome
“C’est une composition qui aurait pu trouver sa place à l’extérieur, comme sur une place de marché ! C’est une cage de scène réinterprétée.” C’est ainsi que Sebastiaan Kruys, directeur technique de la Compagnie, commence à expliquer les particularités de la scénographie. Le lieu est composé d’une structure métallique implantée de chaque côté du plateau, reliée en hauteur par des passerelles. Le dispositif est composé de quatre tours d’une hauteur de 7 à 8 m, une hauteur de 4,80 m sous passerelle, pour une ouverture de la scène de 18 m. Les circulations, pour les nombreux déplacements rapides des comédiens à travers les différents niveaux, sont facilitées par des escaliers de pompiers et leurs barres. Les truss et poutres triangulaires sont des éléments standards industriels achetés, mais toutes les passerelles et pontons ont été construits à l’atelier pour le dispositif. Les deux premières passerelles sont utilisées par les acteurs et les techniciens ; la dernière sert surtout de solidification du dispositif. Un système de pluie est aussi installé dans la troisième passerelle. La structure est le support des différents éléments scénographiques utilisés tout au long du spectacle ainsi que la plupart des éléments d’éclairage. Sur les passerelles, le deus ex machina est toujours présent à travers les techniciens qui fonctionnent à vue. “Nous ne voulions cacher ni les techniciens ni la partie technique comme chez les Grecs.” Dans le lointain, le grand écran est maintenu par une structure métallique afin qu’il reste stable malgré les mouvements des acteurs. Cette scénographie nécessite un plateau d’une profondeur de 18 m pour permettre le glissement grâce à deux rails du plancher de 6,50 m x 14 m et ainsi découvrir une nouvelle couche. Le sol est composé de plusieurs strates. D’abord, sur le premier plancher construit, un sol en caoutchouc, type EPDM utilisé pour l’étanchéité dans le bâtiment, est posé. Cela devient un tampon pour maintenir l’eau. Dessus sont installés des panneaux en bois utilisés pour les coffrages de béton résistant à l’eau sur lesquels la terre, qui deviendra boue, est étalée. Puis, un nouveau plancher qui glissera sur les rails est placé.
La Villette est coproducteur de cette pièce qui était programmée à l’origine pour 2020. Tout a été construit en six semaines. La plus grande difficulté est le temps de montage et surtout le poids. “La première structure était encore plus grande mais nous l’avons réduite et un ingénieur spécialisé a tout calculé. Il vérifie à chaque fois si les plateaux des théâtres peuvent supporter la structure. Six semi-remorques sont nécessaires. Le montage s’effectue en trois jours et demi. Dix personnes de la technique sont toujours présentes dont deux pour le système de vol et deux pour les incendies et feu. Mais nous faisons aussi appel aux personnels du théâtre pour le renfort.”
Age of Rage ne laisse pas un seul instant de répit aux spectateurs. Tout est montré, rien n’est suggéré. Les scènes des meurtres sont crues, le sang gicle. Les effets vidéo se succèdent, les déplacements à travers la structure métalliques se multiplient. La matière exige un engagement corporel des comédiens. Cette illustration sans interruption suscite plus de rage que d’émotion, toutes qualités reconnues de ce grand spectacle.
Générique
Age of Rage d’après Euripide et Eschyle
- Mise en scène : Ivo Van Hove
- Adaptation : Koen Tachelet & Ivo van Hove
- Dramaturgie : Koen Tachelet
- Scénographie, lumière et vidéo : Jan Versweyveld
- Chorégraphie : Wim Vendekeybus
- Costumes : An d’Huys
- Composition musicale : Eric Sleichim
- Interprétation musicale : BI!ndman Drums
- Production : International Theater Amsterdam
- Coproduction : Holland Festival, BI!ndman, La Villette