Anatomie d’un lieu hors norme
Toutes les photos sont de © Ludovic Bouaud
Seul Opéra français géré de façon totalement privée, sans subventions de fonctionnement, l’Opéra de Versailles est un lieu hors du commun, aussi bien sur le plan financier qu’au niveau architectural ou historique.
Propos recueillis auprès de Marc Blanc (directeur technique), Cédric Brunin (responsable du service machinerie) et Thierry Charlier (régisseur lumière intermittent en charge du développement du réseau lumière)
Une économie vertueuse
Le Château, le Musée et le Domaine national de Versailles fonctionnent depuis 1995 sous forme d’établissement public à caractère administratif, doté d’une autonomie de gestion administrative et financière. La lourdeur de ce mode de fonctionnement n’étant pas vraiment compatible avec la réactivité nécessaire à l’organisation d’événements culturels, l’entité privée CVS (Château de Versailles Spectacles) a été créée afin de régir l’Opéra et l’ensemble des manifestations produites au sein du Château et du Parc. L’Opéra ne pourrait bien sûr pas fonctionner sur fonds propres mais le chiffre d’affaires généré par les énormes événements en extérieur (les Grandes Eaux, les Nocturnes électro) permet d’équilibrer le budget, que ce soit au niveau des productions ou de certains investissements. Ainsi Les Noces de Figaro, la production du Théâtre des Champs-Élysées mise en scène par James Grey et accueillie au mois de novembre dernier, a couté 200 000 € en personnel technique pour quatre représentations. Mais cette dépense sera sans problème amortie grâce aux 18 000 billets vendus pour la prochaine édition des Nocturnes électro.
Une histoire tourmentée
Dès le début de la construction du Château, il est prévu d’y réaliser un théâtre. Mais à la mort de Louis XIV, le projet est encore en suspens. Sous Louis XV, des théâtres éphémères sont aménagés, notamment dans le manège et l’escalier des Ambassadeurs. Puis l’architecte Ange-Jacques Gabriel se voit confier l’aménagement de ce magnifique édifice qui restera, jusqu’à la construction du Palais Garnier, le plus grand plateau d’Europe. Inauguré en 1770 pour le mariage de Louis XVI et Marie-Antoinette, il ne sera que peu utilisé, vu l’état des finances du pays, jusqu’à la Révolution française.
À l’origine, l’Opéra n’est pas destiné à un public arrivant de l’extérieur mais seulement aux courtisans. Le lieu n’a donc pas de hall et l’accès se fait par les galeries du Château. L’altimétrie du plateau a été pensée en fonction de ces accès ; les 15 m le séparant du sol ont permis de construire cinq niveaux de dessous, intégralement en bois. Les chariots et mâts de costières sont encore tout à fait fonctionnels, mais les sols ont été renforcés sur les niveaux encore utilisés car l’humidité a fini par venir à bout des planchers d’origine. Au cinquième dessous, nous pouvons voir des vestiges d’immenses tambours à déflagration jadis utilisés pour les changements de décor.
À la Révolution, Versailles est abandonné et vidé de son mobilier. Mais en 1832, Louis Philippe décide d’en faire un musée d’histoire et fait au passage repeindre la salle de l’Opéra en rouge, une hérésie picturale gâchant la décoration originelle ! Quelques représentations y auront lieu avant qu’il ne soit transformé en salle de séance du Sénat au moment de la Commune de Paris. Le plafond de la salle est alors détruit pour être remplacé par une verrière afin de répondre aux nouvelles exigences d’utilisation. Le Sénat retourne à Paris en 1879 et l’Opéra reste à l’abandon jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est que dans les années 50’ qu’une restauration de cinq ans permettra de retrouver les dorures de la salle tout en dénaturant une nouvelle fois l’édifice du côté scénique par l’ajout d’un rideau de fer et d’un mur en béton anti-feu à son aplomb dans les dessous.
En 1989, Jean-Paul Gousset, ancien machiniste de l’Opéra de Paris, est nommé directeur technique. Il bataille pendant vingt ans pour faire tomber le rideau de fer et le mur en béton, jusqu’à obtenir gain de cause lors de la rénovation de 2009. La salle devient alors un dispositif intégré grâce à l’ajout de mesures compensatoires : un service incendie présent à chaque représentation, un rideau de cantonnement en coton gratté M1 qui se charge à 2 m du sol afin de limiter le passage de fumée d’un espace à l’autre et un réseau de brumisateurs dans la cage de scène, les cintres et les dessous permettant de retarder le feu le cas échéant.
Un lieu en constante évolution
Au gré des besoins des productions, il fait aménager, sur certaines travées, un faux gril. La première travée fait l’objet d’une étude complexe car deux escaliers situés le long des murs latéraux, juste derrière le cadre, empêchent le déploiement de la cheminée de contrepoids dans l’axe des porteuses. C’est Loïc Durand, ancien responsable du bureau d’études de l’Opéra Bastille, qui est missionné pour imaginer le dispositif : des arbres de dévoiement équipés de tambours à enroulement (un à l’aplomb de la porteuse et l’autre face à la tige de contrepoids dédiée) permettent d‘éviter les frottements qu’aurait généré un système de poulies de renvoi.
En 2009, CVS recrute Marc Blanc comme directeur technique de l’Opéra et des événements du Château. En collaboration avec Jean-Paul Gousset, il initie des évolutions techniques afin d’adapter l’outil aux productions de plus en plus nombreuses (en moyenne huit accueils d’opéra, quatre ballets, quinze à vingt concerts par saison). Pour commencer, la régie, jusque-là placée sous la scène au niveau du trou du souffleur, migre au centre du second balcon. Puis, au gré des chantiers successifs, l’imposante rampe d’avant-scène est démontée afin d’obtenir un rapport scène/salle plus satisfaisant ; un gradinage en caissons amovibles est ajouté au parterre afin d’améliorer la pente sans toucher à la structure historique. Au fur et à mesure, le faux gril a été complété sur l’ensemble de l’espace scénique, le caillebotis métallique remplacé par un platelage en bois, les moufles et câbles dégagés de leur surface grâce à l’ajout d’un gril de charge au-dessus. Les ponts de singes pendus sous les poutres maîtresses sont démontés et quatre ponts carrés de 300 mm sur moteurs sont équipés en lieu et place afin de combler le manque d’accroches dans ces espaces.
Cette “rénovation continuelle” suit son cours de nos jours. Les chantiers sont en général morcelés pour s’intégrer dans les trous de la programmation, les financements sont alloués sur le budget de CVS ou du Château de Versailles pour les interventions sur le bâtiment. Les commandes et la motorisation du monte-charge ont été refaites en 2019 mais la structure, qui date de 1957, a été conservée ; les pannes sont encore assez courantes de ce côté. En 2021, dans le but d’améliorer l’acoustique, la moquette de la salle a été supprimée et son plancher restauré. Actuellement, des techniciens de la société bc Caire assurent des travaux dans les cintres à chaque fois que le plateau est disponible : pour passer les porteuses à une charge maximale utile de 500 kg, les câbles et les tiges de contrepoids sont remplacés et les perches simples échangées par des équipes doubles. Ce choix a été motivé par les évolutions d’usage dans le domaine de la lumière, l’utilisation croissante des projecteurs asservis ayant régulièrement tendance à arriver à bout des 350 kg actuellement admissibles. Seules les porteuses à commandes déportées par les arbres de dévoiement resteront à 350 kg.
Un réseau très actuel
La période de la Covid-19 a permis d’initier le déploiement de la fibre optique au sein de l’édifice. Le choix s’est porté sur deux systèmes distincts : une fibre monomode pour la partie technique et une fibre SMPTE pour la partie transmission vidéo. Le nodal principal a été installé dans le trou du souffleur, un local situé entre la fosse d’orchestre et le premier niveau de dessous. La partie SMPTE est renvoyée vers une baie située au cinquième dessous afin de faciliter, lors des nombreuses captations, la liaison des caméras au car régie garé dans la rue.
Le déploiement de la vingtaine de boîtiers répartis dans tout l’Opéra a nécessité plus de 3 km de fibre, à raison de six paires de fibres par baie. Chaque connectique est en effet reliée à deux fibres dans le but de former des boucles pour augmenter la sécurité du réseau. Des switchs Cisco Business 350 ont été choisis pour le réseau lumière du fait de leur bon rapport qualité/prix et de leur compatibilité au protocole STP. Celui-ci évite la tempête de broadcast au sein de la boucle et permet d’assurer la continuité du signal en cas de panne d’un élément ou de rupture d’une fibre. Ils transmettent l’information, via une connexion Ethernet, à des nodes ETC Response munis de quatre ports DMX/RDM facilitant le retour d’informations à la console. Côté protocole lumière, l’écart de performances a conduit à retenir le sACN au détriment de l’Art-Net.
Vu les problématiques actuelles d’approvisionnement des composants électroniques, la livraison de ces machines est toujours en attente. Des switchs et des nodes vont être installés en fixe au paradis et au gril (à jardin et à cour dans chaque espace) ainsi que dans le trou du souffleur et dans le local gradateurs. Pour compléter l’installation, trois racks volants (comportant un switch et un node) permettront de transmettre le signal DMX depuis n’importe quelle autre baie.
Des contraintes assumées
Afin de préserver l’architecture historique du lieu, la structure en bois des passerelles a été gardée à l’identique ; les soixante-treize porteuses contrebalancées n’ont donc pas de freins et sont bloquées par des nœuds effectués sur des palettes. Avec leur profondeur de 6 m, ces passerelles compliquent le travail des cintriers qui ne peuvent pas observer la course des porteuses qu’ils manipulent. Un poste de guetteur, qui observe les mouvements de cintres depuis le bord de la passerelle, est associé aux cintriers qui commandent les porteuses.
Pour ce qui est du son, le lieu dispose d’une diffusion “discrète” utilisée principalement pour les appels de salle lors des spectacles acoustiques (opéras et concerts). Elle est composée de quatre enceintes Bose MA12 cachées derrière les colonnes du cadre de scène, deux enceintes Kara dissimulées dans les socles des colonnes et deux MTD108 intégrées dans les œils-de-bœuf du cadre pour déboucher les balcons. Pour les spectacles nécessitant la diffusion d’une bande son (principalement les ballets), deux grappes de six enceintes L-Acoustics Kara sont montées sur cubes devant le cadre. Les subs SB18 sont disposés sous la salle afin de ne pas trop encombrer l’image, un compromis qui semble fonctionner acoustiquement.
Les améliorations successives de la cage de scène ont permis de faciliter le travail de la lumière. Cependant, comme dans la plupart des salles à l’italienne, les directions de face restent très problématiques. Pour les faces diagonales, les loges d’avant-scène comportent des structures d’accroche permettant d’équiper une dizaine de sources de chaque côté. Mais bon nombre de celles-ci sont utilisées en complément des lustres pour l’éclairage des ornementations. Pour les faces hautes, dix œils-de-bœuf percés dans la partie supérieure de la salle donnent sur autant d’alcôves permettant d’installer des projecteurs de façon assez discrète. Si celles du centre arrivent à contenir quatre sources, celles des côtés en logent maximum deux, difficiles à régler sans friser les éléments architecturaux. Pour couronner le tout, les douze lustres de salle, suspendus sur le pourtour du plafond, constituent autant d’obstacles qui transforment le réglage des faces en un véritable casse-tête. Dans le but d’améliorer ce dispositif, les quatre dernières alcôves, jusqu’ici obstruées par des claustras et jadis utilisées pour l’aération, devraient prochainement être équipées pour recevoir des projecteurs.
La rénovation du plancher de la scène est aussi à l’étude. L’actuel ayant, comme ceux des dessous, subi les attaques du temps et de l’humidité, il est constamment recouvert d’un plancher de danse pour éviter les accidents. Ce chantier, qui concerne une partie intrinsèque du bâtiment, verra son coût assumé par le Château de Versailles. Comparées aux budgets colossaux alloués à l’entretien du Château, les sommes nécessaires aux rénovations de l’Opéra restent dérisoires mais les démarches administratives allongent les délais. Le chiffre d’affaires conséquent de CVS permet d’assumer en interne les coûts de la plupart des travaux techniques. Grâce à cette souplesse de fonctionnement, nous pouvons espérer que ce théâtre d’exception continuera d’évoluer pour s’adapter aux exigences des productions modernes tout en gardant son identité historique.
Dimensions de la salle
- profondeur (du nez-de-scène au fond de la corbeille) : 19,87 m
- largeur maximale : 17,57 m
- hauteur sous plafond maximale : 16,54 m
- jauge : 658 ou 713 places selon configuration
Dimensions de la scène
- profondeur : 23 m du bord de scène au monte-charge (29 m jusqu’au mur du fond)
- mur à mur : 32,84 m (20,38 m entre les piliers)
- cadre de scène : 12,70 m (ouverture), 8,59 m (hauteur)
- pente du plateau : 4,5 %
- 5 niveaux de dessous
Altimétries
- 2 services à 11,40 m et 13,70 m (au niveau du cadre)
- hauteur sous gril de marche : 18,85 m (au niveau du cadre)
- hauteur sous gril de charge : 21,60 m (au niveau du cadre)
Équipement
- 73 porteuses contrebalancées, CMU 350 et 500 kg
- 4 ponts carrés type Prolyte X30D motorisés
- 4 porteuses allemandes motorisées
- 1 porteuse à treuil dédiée au surtitrage
Diffusion son principale
- 12 enceintes L-Acoustics KARA
- 4 subs L-Acoustics SB18
- 4 enceintes Bose MA12
Réseau lumière
- 9 switchs Cisco Business 350 Series 350-8T-E-2G – commutateur géré 8 ports
- 1 switch Luminex GigaCore 14R
- 8 nodes Response ETC 4 ports DMX / RDM / ETCnet3 / sACN
- 1 node Luminex LumiNode 12 ports DMX 5pts (Spare)
- 6 splitters boosters DMX RDM Swisson 5+1 sorties optoisolées – DMX 5 pts
- 3 splitters boosters DMX RDM Luminex 6 sorties optoisolées – DMX 5 pts
- 1 pupitre ETC EOS Ti
Fournisseurs
- Fibre optique : Synoptic-Broadcast / Frédéric Protot
- Serrurerie scénique : bc Caire
- Directeur technique : Marc Blanc
- Adjoint au directeur technique : Frédéric Vandromme
- Régisseur général en charge des concerts : Éric Krins
- Dessinateur CAD : Pascal Collange
- Assistantes administratives : Tatiana Pisman et Anne-Joëlle Fleury
- Stagiaire administrative : Julie Corbou
- Responsable du service machinerie : Cédric Brunin
- Responsable du service lumière : Thierry Giraud
- Apprentie plateau : Sarah Koczinski
- Apprenti lumière : Arsène Diagana
- Budget technique CVS : 3,5 M€, personnel et matériel, regroupant l’Opéra et le Parc (dont la moitié pour l’Opéra)
- 50 000 h d’intermittents par an


