La scénographie d’Emmanuelle Roy
Pour Autrui est la dernière pièce de Pauline Bureau, accueillie en création avec sa compagnie La part des anges au Théâtre national de La Colline à Paris. La scénographie est une fois de plus signée Emmanuelle Roy, comme une écriture au jour le jour avec la metteuse en scène et tous ses collaborateurs artistiques, pour donner vie à cette œuvre humaniste et féministe. Nous nous intéresserons en particulier à la tournette, centre de cet univers évoquant la grossesse, à la technologie très particulière conçue aux ateliers de La Colline.
“C’est un don qu’elles font, ces femmes. Si on pense que donner c’est forcément perdre quelque chose alors on ne peut pas comprendre.”
Pauline Bureau
Pour Autrui vient de GPA (Grossesse pour autrui). Pauline Bureau, qui en est l’auteure, affirme par cette élision une volonté de montrer ces femmes portant l’enfant d’un autre couple contre rémunération comme un véritable don, tout en ne représentant pas une perte pour elles. Comme dans ses précédents spectacles, elle met en scène les enjeux politiques du corps de la femme, dès qu’il s’agit d’enfanter en l’occurrence.
C’est une histoire simple : celle d’un couple dont nous assistons à la rencontre amoureuse dans un aéroport, puis dans une voiture sur la route. Chaque élément est traité de façon très réaliste : l’aéroport est une projection vidéo sur le mur du fond, une voiture apparaît vraiment sur le plateau. C’est un désir commun à Emmanuelle et Pauline, quasi photographique, de montrer le réel pour mieux nous emmener dans la rêverie. Le long apprentissage du décor de cinéma de la scénographe sert totalement cette volonté du détail avec un regard personnel très fort. Cela n’est pas du tout gratuit mais fait partie d’une véritable écriture où se mêlent décor, vidéo, son et lumière.
La vie du couple se déroule ainsi dans le temps. Puis se pose la question de l’enfantement, perturbé par un souci de fertilité. Ils finissent donc par se tourner vers une Américaine prête à porter leur enfant avec bonheur.
L’histoire se passe sur plusieurs années et sur deux continents différents. Cela a amené Emmanuelle à construire une scénographie verticale où plusieurs scènes, dans différents espaces, peuvent s’enchaîner très vite. Cela nous évoque une maison de poupée mais pour enfants adultes, avec plusieurs niveaux de récit.
Le centre est une ouverture en forme d’œuf derrière laquelle une tournette permet l’apparition de petits décors successifs, comme une sorte de travelling tournant très intéressant. Elle est équipée de son, lumière et vidéo ; ce qui pose un gros problème de torsion des câbles résolu par John Carroll, le régisseur général de la Compagnie, comme nous allons le voir plus loin.
Intéressons-nous d’abord à la démarche d’Emmanuelle Roy à travers son parcours et sa vision du métier de scénographe.
Théâtre et cinéma
Qu’est-ce qu’une scénographe pour toi ?
Emmanuelle Roy : Le travail d’une scénographe de spectacle vivant consiste, à mon sens, à développer un geste plastique qui va accompagner le jeu des interprètes dans la temporalité de la pièce. En fonction de la dramaturgie, ce geste plastique va servir de support aux comédiens ou bien seulement les accompagner en parallèle de leur action, comme un partenaire de jeu, un personnage supplémentaire qui pourrait avoir son propre parcours. La scénographie est une sorte d’animal élastique, polymorphe, qui est là, tapi, et qui attend le moment de sa transformation de façon plus ou moins perceptible.
C’est aux Arts Déco, entre autres à l’occasion d’un atelier avec le scénographe Nicky Rieti, qu’Emmanuelle découvre sa vocation à l’intersection de la peinture, la littérature, les volumes et la géométrie.
Quel a été ton parcours pour le devenir ?
E. R. : J’étais fascinée par le parcours et la polyvalence de Guy-Claude François, mon directeur, son regard sur l’espace scénique et le décor de cinéma. Il a fait naître en moi cette double préoccupation : la réflexion sur l’espace scénique, le point de vue du spectateur et celle qui consiste à prendre un décor à bras le corps, à le dessiner. Puis j’ai fait du cinéma pendant treize ans avec des décorateurs formidables qui m’ont beaucoup apporté, notamment le plaisir de travailler en équipe et le sens du détail. Sur un écran, la moindre intention prend sens.
Cela se ressent effectivement dans Pour Autrui ainsi que dans ses précédentes créations où le décor est très maîtrisé et se joue aussi bien du réel que de l’allégorie et du merveilleux.
L’espace élastique
Comment et depuis combien de temps travailles-tu avec Pauline Bureau ?
E. R. : Je connais Pauline depuis 2008. Elle m’a proposé une première collaboration sur Lettres de l’intérieur de John Marsden, puis Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès qui préfigure son envie de grand parcours de personnages et de direction de troupe. Nous nous sommes rendues compte que nous étions toutes les deux sensibles aux univers urbains et quotidiens, que nous aimions lorsque les lumières froides et les néons aveuglants côtoient les ampoules féériques de fêtes foraines. La confiance était là et les échanges sont devenus simples et fluides. C’est sur ce projet que le plaisir de faire glisser une scène vers une autre, de rendre l’espace élastique est né entre nous. La projection d’images avait commencé à émerger. Je m’y étais attelée mais je sentais bien qu’il fallait qu’un.e vrai.e vidéaste prenne le relais. Puis il y a eu Modèles, la pièce qui a posé les jalons du travail au plateau au sein de la Compagnie, et surtout la réflexion sur le féminisme aujourd’hui. C’est un projet fondateur pour Pauline et pour moi aussi puisque j’ai été confrontée au work in progress dans toute sa poésie et les difficultés qu’il engendre. J’ai dû me réinventer, oublier les maquettes complexes, trouver des réponses en très peu de temps au plateau avec un minimum de matériel. L’écriture de Pauline s’est affirmée, de sorte qu’il nous a été possible de revenir à un travail plus anticipé. Pauline me fait lire assez tôt son texte en cours d’écriture et je commence à réfléchir aux thèmes évoqués, à l’univers iconographique qu’il m’inspire, puis nous échangeons. Je commence à dessiner des univers pour chaque scène et j’essaye de trouver la façon d’articuler chaque séquence entre elles. Des allers-retours se mettent en place. Son écriture est très cinématographique et il n’est pas rare d’arriver à une soixantaine de séquences. Lorsque j’ai trouvé une forme plastique dont l’articulation est suffisamment malléable pour supporter le grand nombre de changements rapides, je m’attèle à la maquette. Celle-ci est en général reproduite à plus grande échelle pour permettre à Nathalie Cabrol, la vidéaste, de travailler les projections vidéo en amont avant de les projeter au plateau. Les comédiens ont plusieurs sessions de travail en salle pendant lesquelles nous vérifions, avec des leurres, si les espaces imaginés fonctionnent, de sorte que lorsque nous arrivons dans le décor, le travail d’orchestration que Pauline va tracer au cordeau peut commencer. Les comédiens vont s’emparer de l’espace et lui donner la vie qu’il attendait pour pouvoir exister.
Le réalisme de l’instant
Comment est née la scénographie de ce projet ? En quoi consiste-t-elle ?
E. R. : La scénographie de Pour autrui découle directement du ressenti que j’ai de l’écriture de Pauline. Il s’en dégage un réalisme de l’instant qu’elle observe au microscope. Ainsi se juxtaposent des scènes courtes mais qui se déploient dans le temps de la représentation. Ce montage de scènes est très cinématographique et la scénographie doit rendre compte de ces short cuts, notamment dans son système de transition, de passage d’un plan à un autre, comme sur un banc de montage en postproduction, mais avec les outils propres au plateau de théâtre. Il fallait parvenir à faire exister la famille américaine parallèlement à la famille française, pouvoir imbriquer les deux ou les isoler. Ces deux continents contiennent chacun des événements et donc des scènes secondaires qui nécessitent d’exister de façon singulière. Il fallait pouvoir dérouler ces short cuts de la manière la plus fluide possible. Les différences de hauteur de jeu ont, par exemple, été une solution évidente sur de nombreux projets menés avec Pauline. À cela s’ajoutent l’apparition et la disparition de saynètes cadrées, sortes de petites boîtes ; elles permettent la simultanéité ou le chevauchement de scènes en tenant compte de la lisibilité par le public.
Suggérer l’œuf est apparu nécessaire afin d’évoquer la maternité, le corps, l’intime. Il s’est avéré que la tournette biface permettait à la fois d’évoquer cette rondeur et de passer de l’espace intime (les scènes d’échographie, la scène de danse de Maria après l’insémination, l’annonce de la maladie, l’espace de création d’Alex) aux espaces sociaux (salle de réunion, lieu des rendez-vous en visio). La cerce lumineuse offre des parenthèses poétiques dans des univers réalistes et prosaïques. De ce cercle émergera la rêverie et le fantasme, notamment dans les moments dansés.
La rotation crée un mouvement centrifuge en semant les séquences au rythme de la musique et de l’histoire, mais aussi un mouvement centripète, en revenant à des moments d’introspection. Cette scénographie permet de zoomer et de dézoomer sur certaines scènes, de passer du petit geste intime à un tissage de liens sociaux élargi à une échelle mondiale, aspect renforcé par la multiplicité des langues. Nous passons du quotidien au très grand qui tisse l’Histoire en marche de notre société.
L’espace élastique est là : dans la vitesse et le mouvement du temps qui passe peut s’insérer un instant suspendu, celui de l’attente, avant une nouvelle accélération. Nous noterons le magnifique time laps coordonné par Pauline et le défilement des mois de gestation.
En somme, cette scénographie participe à modeler des espaces-temps variables qui, dans leur juxtaposition et leur rendu plastique, conduisent à des morphings cinématographiques. À l’intérieur de ce réalisme, dû notamment à la vidéo, s’opèreront des cassures poétiques, sortes de fenêtres sur le lieu de l’intime, de la sauvagerie, de la rêverie et du fantasme qui n’attendent que d’envahir le plateau pour s’épanouir. Océane, adolescente, portera à la fin cette parole singulière, aujourd’hui et maintenant, emprunte d’utopie, de forêt fantasmée, de sève montante.
La solution du “pancake”
La tournette embarque un petit bloc de quatre gradateurs et deux rubans LEDs avec leurs contrôleurs pour la lumière, deux enceintes 5XT pour le son et, pour la vidéo, une caméra embarquée et un projecteur vidéo projetant sur un écran à l’intérieur. Cela entraîne fatalement une torsion des câbles de puissance et autre réseau. John Carroll, qui n’en est pas à son coup d’essai, a fini par trouver la solution qu’il n’avait pas en Europe auprès de la société Moflon Technology à Shenzhen en Chine qui s’est avérée être très efficace et collaborative. Le slip ring ou collecteur tournant fait ainsi passer deux lignes de puissance 10A monophasé, du DMX, un signal son stéréo amplifié, un 3G-SDI vidéo 1080P, un Ethernet CAT6. Le système adopté ici est celui du “pancake” qui consiste à faire glisser les bandes de connectique entre un stator et un rotor. Cela paraît simple finalement mais demande une mise en place très rigoureuse !

Le collecteur, vue face au conduit d’entrée des câbles et vue de côté – Document © Théâtre national de La Colline
Pour Autrui est une pièce moderne, poétique, emprunte d’un humanisme qui reflète bien la façon d’être de cette équipe, cet ensemble d’artistes jouant les uns avec les autres dans le respect de chacun pour construire une histoire.
E. R. : Le quatuor son/lumière/scéno/vidéo devient un appui pour les comédiens et réciproquement. Les tops s’entremêlent. À certains moments, ce sont les gestes et les mots des comédiens qui créent des tops et inversement.
À l’image des marionnettes présentes dans le spectacle qui finissent par se mouvoir d’elles-mêmes pour avoir leur vie propre, chacun se met en mouvement pour raconter cette belle histoire. Sans cela, il n’y a pas de théâtre.
- Texte et mise en scène : Pauline Bureau
- Scénographie et accessoires : Emmanuelle Roy
- Composition musicale et sonore : Vincent Hulot
- Costumes : Alice Touvet
- Vidéo : Nathalie Cabrol
- Lumières : Laurent Schneegans
- Dramaturgie : Benoîte Bureau
- Collaborations artistiques : Cécile Zanibelli et Léa Fouillet
- Perruques, coiffures et maquillage : Catherine Saint-Sever
- Construction marionnettes : Carole Allemand et Sophie Coeffic
- Conseil en manipulation des marionnettes : Jean-Michel D’Hoop
- Manipulation des marionnettes : Nicolas Chupin, Camille Garcia et Anthony Roullier
- Conception des surtitres : Uli Menke
- Traduction en anglais : David Pickering
- Traduction en arabe : Mireille Maalouf
- Cheffe opératrice tournage : Florence Levasseur
- Cadreur tournage : Jérémy Secco
- Régie générale : John Carroll
- Décor réalisé par les Ateliers de La Colline, Théâtre national