Une création sonore au service de la fiction
C’est dans la salle de La FabricA, à deux jours de leur première au Festival d’Avignon, que l’équipe son du spectacle Fraternité, Conte fantastique nous accueille. Antoine Richard, concepteur son, Orane Duclos, régisseuse son de création et Thibaut Farineau, régisseur son de tournée, sont en réglage et ajustent la multidiffusion et les mixages. Petit tour du dispositif et entretien au sujet de cette création sonore.
Une création collaborative
La compagnie Les Hommes Approximatifs rassemble six collaborateurs artistiques : Caroline Guiela Nguyen en est l’autrice et la metteuse en scène, Alice Duchange est la scénographe, Jérémie Papin l’éclairagiste, Jérémie Scheidler le vidéaste, Benjamin Moreau le costumier et Antoine Richard en est le créateur sonore.
Aux prémices d’un projet, Caroline Guiela Nguyen impulse des idées et des pistes narratives dont chacun s’empare pour travailler à la conception et la construction d’un univers fait d’espaces, d’images et de sons. Le choix du lieu, de la scénographie, est le point de départ du travail de l’équipe.
Ici, il s’agit d’un centre social futuriste, “centre de soin et de consolation”, qui est mis en place suite à une catastrophe planétaire : la disparition massive de la moitié de l’humanité lors d’une éclipse. Les femmes et les hommes restants organisent un lieu d’aide et de rencontre où la vie reprend son cours dans la mesure du possible et où nous suivons les avancées scientifiques sur la compréhension de la catastrophe.
Au cours de deux années de préparation, l’équipe de création travaille aux grandes lignes du spectacle : espace, images, musiques, personnages, … Le contenu de la fiction s’invente, lui, en répétition avec les acteurs, tout au long de quatre mois de travail, jusqu’au jour de la première.
La metteuse en scène a voulu rassembler sur scène des gens à l’image du monde : des voix, des corps et des visages que nous voyons peu sur les plateaux de théâtre. Il y a des comédiens professionnels et des amateurs, un chanteur lyrique et des rappeuses, des gens de tous âges et de toutes nationalités. Les différentes langues sont traduites en direct par les comédiens ou au moyen de surtitrages.
Les voix des comédiens ne sont pas sonorisées mais elles sont soutenues et accompagnées par une bande sonore musicale qui évolue tout au long des trois heures de spectacle.
Un spectacle musical avant tout
Il y a plus d’une heure et demie de musiques originales, co-composées par Antoine Richard et Teddy Gauliat-Pitois. Teddy, compositeur lyonnais, s’est chargé des parties classiques et lyriques d’inspiration baroque. Antoine a, quant à lui, composé les musiques électroniques. Au cours des répétitions, il assure également la direction artistique des propositions musicales et sonores.
Teddy a travaillé dans un premier temps à partir de banques de sons échantillonnées telles que la Vienna Symphonic Library pour proposer des maquettes assez avancées. Dans un second temps, certains passages ont été enregistrés par un quatuor à cordes et Antoine a retravaillé et mixé ces enregistrements afin d’obtenir un son plus orchestral.
L’instrumentarium choisi est classique, agrémenté d’un grand orgue pour sa puissance, d’un piano, de la voix d’un contre-ténor et d’un registre de sons électros à base de synthèse modulaire.
Parmi les artistes qui les ont inspirés, Antoine cite Nils Frahm et ses “compositions atmosphériques qui mêlent instruments acoustiques expérimentaux et sons électroniques”, ainsi que Hans Zimmer “qui mélange des timbres électroniques et de la musique classique de manière très fine”. Il cite également le compositeur de musiques de films Jóhan Jóhannsson, dont la bande originale de Prisoners a beaucoup inspiré nos deux jeunes artistes.
Pour la partie baroque, c’est Vivaldi et Pergolese qui sont les principales références.
Riches de toutes ces inspirations, les créateurs ont travaillé à un univers musical qui “colle à la science-fiction et nous envoie vers les étoiles”.
C’est le cas tout particulièrement lors des interventions du chanteur lyrique Alix Petris : dans des moments très amplifiés, équipé d’un micro HF et traité avec de la réverbération, il vient sublimer des scènes chorégraphiées ou de transition.
De même, deux passages rappés, interprétés par deux artistes, Nanii et Saaphyra, viennent littéralement faire s’envoler le propos et l’univers musical.
Le reste du temps, la musique est utilisée comme un continuum sonore, tantôt très discrète comme de simples pulsations, tantôt plus présente sous forme électronique ou instrumentale. Elle accompagne l’action et les personnages en appuyant les scènes et les émotions qui se jouent au plateau.
Les différents types de sons ou d’instruments qui composent cet univers sonore sont multi-diffusés dans toute la salle, du fond de scène à l’arrière du public, pour une expérience d’écoute immersive : percussions en façade, cordes dans la profondeur entre le lointain et l’arrière salle, réverbérations en salle, … Nous pouvons imaginer le temps de travail nécessaire à la mise en place d’une heure trente de musique.
Un système de diffusion classique
Antoine Richard et la régisseuse Orane Duclos ont choisi de travailler avec une configuration de diffusion dont ils ont l’habitude : “Les choses se construisant très tard dans le travail, nous ne sommes pas dans une folie de dispositif sonore, mais plutôt dans une folie de ce que les sons vont raconter”. Il y a donc des enceintes en façade, en salle et au plateau.
La façade de La FabricA, deux grappes de line-array d&b audiotechnik composées chacune de six T10 suspendus et un sub B2 posé au sol derrière le décor, est agrémentée d’un cluster central, également en T10, dont la hauteur est souhaitée très basse (bas de la grappe à 5,30 m) afin de descendre au maximum l’image sonore et de diffuser les voix de manière plus cohérente avec les présences au plateau. La hauteur de ce cluster central est permise par le cadre de scène au format très panoramique, la grappe se fondant dans la frise noire en haut du cadre.
Le plan lointain est complètement invisible au public, il se trouve intégré dans le plafond du décor. Il s’agit de deux enceintes d&b audiotechnik Q7 qui sont suspendues au-dessus du plafond, dirigées vers le lointain ; elles visent deux abat-sons qui re-projettent le son sur le plateau. Ces abat-sons sont des boîtes moquettées placées sur le faux-plafond ; de fausses grilles d’aération permettent au son de le traverser. Ce dispositif astucieux, qui permet une diffusion du son homogène venant du plateau, servait déjà dans le spectacle précédent de la compagnie (Saïgon) et a pu être intégré au décor dès sa conception.
En salle, quatre Amadeus PMX12 sont suspendus autour du public et constituent un plan latéral et un plan arrière pour la multidiffusion musicale.
Un dispositif sonore ingénieux
C’est au plateau que le dispositif se complexifie. Dans cette grande salle de centre social à l’aspect très réaliste, lumière, vidéo et son jouent de toutes les astuces pour se mettre en scène et rendre le lieu futuriste comme il se doit :
- Côté cour, une scientifique communique avec la NASA via une projection vidéo sur le mur : des haut-parleurs JBL Control 1 diffusent les voix de la NASA ;
- Au lointain jardin, une cabine vitrée équipée d’une caméra et d’un micro sur pied (statique hyper-cardioïde AKG) permet aux protagonistes d’enregistrer des messages en toute intimité, lesquels sont diffusés en direct via une projection vidéo sur le mur du lointain. Les voix sont alors amplifiées au lointain et dans la diffusion générale ;
- Au-dessus de cette cabine vitrée, un écran permet une nouvelle projection par laquelle des personnages/narrateurs exposent la situation au public. Les voix de ces narrateurs sont diffusées dans une enceinte (Amadeus PMX12) cachée derrière une grille directement derrière l’écran ;
- Deux combinés de téléphone sonnent et s’allument en jeu, pour un effet très réaliste ;
- Des enceintes JBL Control 1 sont disposées ça et là dans le décor et permettent la diffusion, entre autres, des conversations téléphoniques qui sont alors localisables sur le plateau ;
- Enfin, un “robot-aspirateur de mémoire” parle via deux enceintes The Box Pro Achat 206 posées dans sa base et projette des images sur le mur de cour.
Cette multitude de sources sonores vient servir la fiction futuriste et a nécessité une grande collaboration entre tous les créateurs pour leur intégration.
La régie
En régie son, c’est Orane Duclos qui officie ; la conduite son très dense compte environ deux cents tops.
Orane travaille avec une console Yamaha QL1 dans laquelle sont patchés les différents micros, l’ordinateur avec une session Live connecté en Dante et les sons liés aux vidéos.
Dans la session Live, dix pistes musicales tournent à peu près en continu, puis d’autres pistes correspondent à différents effets ponctuels. La multidiffusion y est déjà paramétrée mais Orane garde la main sur les niveaux de certaines pistes au moyen de deux contrôleurs Icon Platform. Grâce à cette configuration, en tournée, la régisseuse n’a qu’à régler les niveaux des différents points de diffusion à partir d’un son de référence. Tous les autres sons sortiront au bon niveau, à quelques ajustements près, et cela permet un gain de temps considérable pour le calage d’une bande sonore aussi longue.
Les sons des vidéos déclenchées en régie vidéo arrivent à la console sur six pistes. Chacune est assignée à un point de diffusion correspondant à une projection d’image. Orane n’a plus qu’à ajuster quelques niveaux d’envoi pendant la conduite, la complexité du routing étant elle aussi déjà paramétrée et fixe.
Pour les diffusions de vidéo et son en direct, notamment celles de la cabine d’enregistrement de messages, le traitement de la vidéo intégrant un délai de latence incompressible, le son du micro est retardé afin qu’image et son soient synchrones pour le spectateur.
Ce n’est pas le cas pour les scènes qui se jouent dans la cabine sans caméra. Le micro n’est pas retardé, permettant ainsi de suivre la scène avec un son direct amplifié et cohérent.
Le cas se complexifie pour la rappeuse Nanii qui interprète son morceau devant la caméra : elle s’entend avec la musique non retardée via un in-ear monitor ; par contre, pour le public, musique et voix sont retardées afin de coller à l’image vidéo. Un bon casse-tête auquel se sont confrontés Antoine et Orane pour une bonne concordance de l’image et du son dans chaque cas de figure.
Voix acoustiques au plateau
Un autre point délicat de cette conduite est l’ajustement du niveau du continuum sonore avec les voix acoustiques des comédiens. Faire jouer des comédiens, dont des amateurs, sans micro dans un environnement sonore aussi riche est un choix de mise en scène audacieux. Cependant, il faut reconnaître que la réalité et la crédibilité des personnages en sortent renforcées.
En régie, Orane doit veiller à ce que chaque parole soit bien entendue. Elle a pris ses repères pendant les répétitions et se fie à son oreille : “Ici, il faut toujours que j’entende. La grosse difficulté est quand ils sortent de la cabine où ils sont sonorisés et qu’ils repassent en voix acoustiques. C’est assez difficile de veiller à ne pas avoir d’effet ‘trou’. J’essaie de retenir les sons dans ces moments délicats”.
Dans ce spectacle très orchestré, les musiques s’enchaînent imperceptiblement et suivent au plus près l’action et le texte. La conduite est agencée afin qu’Orane puisse jongler entre la musicalité des enchaînements et le rythme vivant du plateau.
Le son au service de la fiction
C’est un travail impressionnant qu’a fourni toute l’équipe de création. Ici, le contexte science-fictionnel laisse la part belle aux outils techniques et notamment à ceux du son. Celui-ci est très ingénieusement intégré à la scénographie et imbriqué à la vidéo. La partie musicale joue, elle, le rôle essentiel d’une bande originale de film. Antoine Richard nous précise qu’à l’origine de son travail, il y a “la peur du silence et la volonté de le nourrir avec des sons et des musiques”. Cet univers sonore continu ouvre une porte vers la fiction et permet de décaler l’espace et le jeu qui sont traités de manière très réaliste. La narration, enrichie par cette dimension musicale évocatrice et émouvante, prend alors la forme d’une fiction futuriste sensible et inspirée, un vrai conte fantastique.