Orchestre d’un genre nouveau
C’est le mariage de l’entomologie et de l’organologie. C’est l’histoire d’un graphiste, Mathieu Desailly, d’un scénographe, Vincent Gadras, et d’un musicien, David Chalmin. C’est la joyeuse idée du graphiste lancée à la volée : construire un scarabée avec un piano pour répondre à une commande d’art contemporain. C’est devenu un orchestre mécanique d’invertébrés épatants, mi-insecte(s), mi-instrument(s). C’est un bestiaire utopique nommé Anima (Ex) Musica qui se promène de ville en ville et s’installe avec son atelier mobile. Le Collectif TOUT/RESTE/À/FAIRE fait étape à Brest.
Bestiaire utopique
Le téléphérique urbain survole la rade de Brest pour se poser au pied de l’Atelier des Capucins. La gare du téléphérique est le point d’arrivée sur cet imposant site (il fut couvent puis fonderie) joliment reconverti. C’est une cigale géante de Bornéo (Megapomponia merula) qui ouvre le bal. Le lieu est un peu vaste pour le bestiaire mais elle active ses ailes au son d’une mélodie délicate. À quelques pas de là, une boîte au gris lumineux et à l’allure impeccable détaille, avec la redoutable et élégante précision des planches anatomiques, les instruments utilisés pour fabriquer la bête : trente-cinq archets, seize violons, un alto, neuf violoncelles, une contrebasse, un harmonium, un piano pneumatique, deux bombardes, six cornemuses. Le fabuleux coup de crayon et la belle idée, c’est Mathieu Desailly, l’ingéniosité et la mécanique poétique c’est Vincent Gadras, la composition sonore c’est David Chalmin. À Brest, les douze insectes géants s’exposent sur deux niveaux et, dans l’atelier du rez-de-chaussée aménagé pour l’occasion, Mathieu Desailly et Vincent Gadras exposent une puce, tout juste terminée, façonnée à la guitare, et travaillent d’arrache-pied à donner vie à un majestueux Oxynopterus audouini en puisant dans leur cimetière d’instruments. Le coléoptère naîtra de contrebasses désossées. La rencontre entre Desailly et Gavras a lieu au moment de la construction du scarabée.
“J’avais croisé Vincent lors d’une rétrospective de mon travail. Je lui ai très vite demandé s’il était intéressé pour participer à la fabrication de l’objet. Mon cheminement est celui d’un graphiste. J’ai beaucoup travaillé autour de l’objet, de la musique et des animaux. L’idée initiale était de redonner vie à des instruments. Il a failli être question d’un oiseau puis des animaux en général et les insectes se sont imposés. Les insectes, pour grandir, font des mues, sont articulés. D’une certaine manière, ils sont mécaniques. L’instrument de musique est un objet mécanique. Cela a scellé les deux premières pièces et l’idée s’est imposée de travailler sur un bestiaire. Des insectes, nous sommes passés aux arthropodes, myriapodes, crustacés, cloportes, crabes, … Nous avons regardé du côté de l’organologie et il a été assez simple de constater la vastitude dans les deux cas. À partir de là, nous nous sommes attelés à l’exercice. D’abord en atelier où nous avons commencé à travailler sur des tailles beaucoup plus petites. Puis, l’échelle humaine s’est imposée d’elle-même parce que le matériau utilisé est un instrument de musique et qu’il a été construit pour être à la main de l’homme. L’échelle est constante, nous la retrouvons toujours.”
Atelier mobile
Phasme Goliath, cigale géante de Bornéo, scolopendre, margipenne, doryphore, cloporte, méloé, punaise, araignée, sauterelle, scarabée, … famille recomposée d’instruments réanimés, insectes Frankenstein qui jouent chacun leurs ritournelles pendant qu’à l’atelier les carcasses de violoncelles constellent le sol de béton. Tout commence avec la collecte des instruments. À chaque arrivée dans une ville, un appel est lancé. Dans l’atelier, guitares, ouds, clarinettes, flûtes à bec, harmonium, harmonicas, violons, altos, saxophones disposés à l’entrée composent un cimetière d’instruments entiers, démontés, disséqués. Le Collectif expose avec soin sa matière première. Au centre de la pièce, un cabinet de curiosités, une collection d’insectes en vitrine et un microscope, une sorte d’échantillon du fameux Catalogue of life (catalogue de la vie), véritable base de données de taxinomie visant à recouvrir toutes les espèces vivantes. L’atelier et l’exposition se déplacent dans un trente-huit tonnes. L’espace commence à manquer et oblige l’équipe à penser leur atelier mobile à l’économie. L’ensemble est fascinant. Si nous détaillons chacun des douze insectes exposés, nous remarquons qu’un instrument préside à sa destinée, même si nous reconnaissons ici ou là des éclats de caisse claire, un trombone à coulisse, le cordier d’une contrebasse, un soufflet d’accordéon, des traces d’harmonium. Au phasme Goliath, des accordéons, à l’impressionnante scolopendre, des pianos, au méloé printanier, des batteries, …
Et à chacun des insectes mécaniques sa mélodie. Chaque atelier mobile voit naître un nouvel insecte mécanique. À Brest, chacun à son établi, Desailly et Gadras dissèquent violoncelles et contrebasses, les observent pour trouver les courbes justes à l’Oxynopterus audouini.
“Nous essayons de redonner de la courbe. Ce n’est pas si simple. L’humain est courbe, et lorsqu’il construit, il aime la ligne droite. Le règne animal, la faune, la flore, la définition même du vivant c’est la courbe ! Un des exercices périlleux est donc de retrouver cette courbe. Dans une création, il y a toujours un instrument phare qui s’impose et dicte sa loi. Lorsque nous avons assemblé la puce, nous avons su que ce serait la guitare. Il était alors évident que les pattes de la puce seraient les manches de guitare. C’est plus fort et plus pertinent. Sinon, nous serions dans le cadavre exquis. Ainsi, nous allons compléter l’objet avec toutes les pièces et éclats possibles d’un instrument. Le cerveau reptilien ne s’y trompe pas. C’est ce qui fait que nous reconnaissons l’insecte et l’instrument.”
Et Vincent Gadras d’ajouter à propos de la découpe : “Nous ne sommes pas dans le découpage au point de ne pas reconnaître l’instrument. Nous sommes dans le matériau pur. Nous faisons des sous-ensembles d’instruments de façon à les recomposer différemment”.

Croquis d’une patte Oxynopterus audouini issu du carnet de croquis de Mathieu Desailly – Photo © Géraldine Mercier
Travail d’orfèvre
Faire, défaire, refaire. L’épure s’obtient à force de travail… et d’observation. La fabrication du scarabée est née de l’intuition de Desailly : “Je sentais que cela allait fonctionner. J’avais des pianos noirs, je savais que noir et blanc s’accorderaient. J’allais faire une bête même si cela était compliqué. Je n’avais, à ce stade, pas réellement tenu compte de l’anatomie. En avançant, nous avons réalisé que nous avions omis le thorax de l’animal. Il y avait une tête, un abdomen mais pas de thorax. C’est en se nourrissant de ce que dit la nature que l’animal s’impose. Dans une sorte de duel entre ce que dit la nature et ce que donne les instruments. Et puis, il y a une dimension artistique. Il est hors de question de faire le scarabée le plus ressemblant possible. C’est en tordant le cou à des instruments qu’ils deviennent scarabée ou mante religieuse ; mais il faut que l’instrument reste lui aussi visible dans sa découpe”. À ce jour, le bestiaire utopique dessine son quinzième insecte. Et les deux savants fous témoignent de ce format idéal qu’est la performance, atelier, exposition. Cela leur laisse le temps suffisant pour travailler (en public ou non) à un autre insecte. Trois mois d’exposition, trois semaines d’atelier. Parce que le temps de travail n’est pas réductible et parce qu’il faut laisser de la place pour la vie et le hasard. “Parfois, la résolution de certaines bêtes s’est faite parce que quelqu’un a apporté un instrument le troisième jour. Aujourd’hui, nous sommes suffisamment vieux pour accepter l’imprévu et la remise en cause. Faire, défaire ce qui a été construit si nous ne sommes pas satisfaits. Au retour de Chambéry, par exemple, où nous étions enchantés d’un travail sur un doryphore, en ouvrant la boîte avec du recul, nous avons réalisé que ce n’était pas si bien que ça (rires). Pour le rendre vivant, nous avons démonté et reconstruit afin de créer un éventail et c’était satisfaisant. Vincent a cette qualité là. Ce n’est pas parce que c’est fait que c’est gravé dans le marbre.” Et Gadras d’enchaîner en riant : “Oui, c’est essentiel. Il faut parfois attendre deux ou trois jours pour voir ce qui ne va pas. Lorsque tu viens de passer vingt-huit heures sur une patte, tu n’as pas nécessairement envie de la démonter tout de suite !”. Tout ce qui compose le bestiaire est issu des instruments. Pas la moindre petite vis n’échappe à cette règle. La plus grande difficulté dans la construction est de s’extraire de la forme initiale de l’instrument.
“L’instrument est inhibant, parce que sa matière résiste, il reste longtemps instrument à nos yeux. Il faut le travailler, rentrer dedans afin qu’il devienne abstrait et puisse renaître.”

Croquis d’une patte Oxynopterus audouini issu du carnet de croquis de Mathieu Desailly – Photo © Mathieu Desailly
Il y a aussi l’enfance chez ces bricoleurs de génie. Leur bestiaire est époustouflant et leur sourire lorsque se pose la question de la suite laisse imaginer la belle allure d’un orchestre du monde façonné de leurs mains : “J’aimerais construire un phasme avec des balafons en Afrique, une luciole avec des flûtes japonaises au Japon, là où nous en sommes, nous aurons bientôt fait le tour de l’orchestre occidental…”. La musique s’ajoute quand l’insecte est mécanisé. David Chalmin sculpte la matière sonore, les rythmes, monte les sons. “Il assemble trois ou quatre sons en même temps, cela donne un côté polyphonique. C’est un véritable orchestre, tu peux entendre le geai, la pie, le corbeau, le brame du cerf, …” Nous ressortons d’ici littéralement éblouis et soufflés par cette force des humains à transformer la matière. Et nous nous disons qu’ici et là, dans le monde, avec leur orchestre d’un genre nouveau, le vent les portera.