Conceptrice lumière
Toutes les photos sont de © Akari-Lisa Ishii & I.C.O.N.
Nous rencontrons Akari-Lisa Ishii juste avant la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Tokyo. Elle vient de signer l’éclairage extérieur du stade olympique : l’édifice, tout en bois, s’intègre au sein de la forêt urbaine tandis que la mise en lumière se fond dans les arbres et projette sur les différentes strates du stade l’ombre portée des feuillages. Un éclairage évolutif par (la) nature qui va peu à peu s’effacer et se révéler à mesure que les arbres grandiront…
Bienvenue dans l’univers doux et poétique d’Akari-Lisa Ishii, conceptrice lumière empreinte de culture nippone, d’esprit à la française et d’expériences internationales.
Comment la lumière est-elle entrée dans votre vie ?
Akari-Lisa Ishii : Ma mère, Motoko Ishii, était l’une des premières créatrices lumière au Japon, avec maintenant plus de cinquante ans de carrière. De plus, mon prénom Akari signifie “la lumière” en japonais. Donc beaucoup de monde pense que la lumière m’était destinée, alors que pour moi pas du tout !
Comment êtes-vous alors devenue conceptrice lumière ?
A.-L. I. : Depuis toute petite, je suis intéressée par les Beaux-arts, l’architecture, … Je me suis formée pendant quatre ans à l’Université des Beaux-arts de Tokyo où j’ai appris l’histoire de l’art, l’architecture, à dessiner, à travailler sur le bois, … C’est là aussi que j’ai commencé à faire la scénographie des opéras des étudiants du campus. Au bout de quatre ans, j’étais toujours indécise. J’ai alors suivi mon troisième cycle de Master en Philosophie de l’urbanisme. Puis j’ai continué avec des études de design à l’Université de Californie (U.C.L.A),avant d’arriver à Paris où j’ai intégré l’École supérieure de design industriel. Les sujets étaient très variés : graphisme, produits, design de flacons, de perceuses, … Et au milieu de tout cela, un cours sur les luminaires. J’ai trouvé cela très intéressant et j’ai eu une bonne note…
C’est à cette époque aussi que j’ai rencontré le concepteur lumière Louis Clair, qui travaillait très activement sur la Grande Arche de la Défense, la Villette, Saint-Eustache, les Halles, … C’était l’époque du Grand Paris de François Mitterrand. La capitale était en train de se métamorphoser. Il m’a expliqué que la lumière avait le pouvoir de restructurer la ville la nuit, sans tout démolir. J’ai trouvé cela magnifique : Paris a été remaniée par Haussmann, mais de manière physique, et là je découvre que la magie de la lumière peut le faire, sans rien déconstruire ! Louis Clair était en train de développer la méthode pour une relecture de la ville grâce à la lumière, avec les prémices des schémas directeurs de l’éclairage urbain et le début des conceptions lumières artistiques pour l’espace public. Et là “waouh” ! Je me suis dit que la lumière était peut-être le dénominateur commun aux nombreux sujets qui me passionnaient : Beaux-Arts, photo, film, architecture, opéra, …
Comme j’étais étudiante en design, j’ai eu le désir d’utiliser la lumière comme matière première de ma création, c’est-à-dire devenir créatrice lumière. C’est là que je me suis dit “j’en connais une à la maison !”.
C’est ainsi que j’ai fait un grand tour du monde, pour revenir au métier de ma mère. Ma mère qui est tombée de sa chaise quand je lui ai annoncé que je voulais moi aussi être conceptrice lumière ! Mais c’était mon parcours, il a fallu que je découvre par moi-même. J’ai eu la chance de rencontrer de belles personnes et d‘arriver dans une époque très dynamique du point de vue de l’éclairage. Une destinée peut-être, mais certainement pas un parcours imposé.
Comment débute votre carrière en tant que conceptrice lumière ?
A.-L. I. : J’ai commencé ma carrière aux États-Unis, chez Howard Brandston & Partners, puis à Tokyo, comme assistante conceptrice lumière dans l’agence de ma mère, jusqu’au jour où j’ai souhaité retourner à Paris pour apprendre les nouvelles méthodologies d’éclairage qui étaient en train de naître en France. J’ai regagné l’agence de Louis Clair. Et pendant cinq ans, nous avons éclairé le Mont-Saint-Michel, Notre-Dame de Paris, …
Qu’est-ce qui vous a amenée à fonder I.C.O.N. ?
A.-L. I. : En 2004, je commençais à avoir des commandes à mon nom et je me suis dit qu’il était temps que je me mette à mon compte. Évidemment, je n’avais pas de CV, pas de références. Un jour, je suis allée voir l’exposition du Concours international d’architecture du Centre Pompidou-Metz et j’ai eu un coup de foudre pour le projet lauréat de Shigeru Ban et Jean de Gastines. Je me suis dit : “je veux l’éclairer !”. J’ai pris en photo la maquette, je l’ai passée en mode nuit sur PhotoShop et j’ai commencé à dessiner mes lumières. Puis j’ai téléphoné à l’agence de Shigeru Ban. Coup de chance incroyable, c’est lui qui a décroché et il était justement en pleine recherche d’un concepteur lumière ! Depuis, nous ne nous sommes jamais quittés, nous avons toujours ensemble au moins un projet sur le feu.
Ensuite, le bouche à oreille a fait son office et l’agence s’est peu à peu développée.
Quel est le champ d’action de votre agence ?
A.-L. I. : Nous touchons à un très large spectre de la conception lumière, tant du point de vue géographique que de la variété de nos interventions : éclairage urbain, architecture extérieure, intérieure, muséographique, événementiel, scénique et design de luminaires.
Nous sommes une agence féminine de six personnes installées à Tokyo et à Paris. La partie architecturale et projets urbains – qui demande de nombreuses productions de plans, de fiches et de calculs – occupe la majorité des membres de l’agence. Par contre, en opéra, en muséographie, en événementiel, je suis quasi toute seule pour assumer les projets de A à Z, mais avec des renforts extérieurs.
J’aime beaucoup cette diversité du champ d’application de la lumière qui me permet d’avoir une ouverture d’esprit, une curiosité technique et artistique, qui peut interférer d’un domaine à l’autre : ce que nous utilisons au théâtre peut servir en architecture, … J’aime beaucoup ces croisements. Les techniques d’éclairage sont transversales aux domaines.
Vous avez reçu de prestigieuses récompenses. Quelle est la clé des projets réussis ?
A.-L. I. : À chaque fois, c’est une bonne collaboration, avec le côté création (maître d’ouvrage, directeur, metteur en scène, …) mais aussi les techniciens. C’est la rencontre et le respect des autres qui m’enrichissent, qui me permettent d’apprendre tout en collaborant avec des gens talentueux dans leurs domaines.
Sur les gros projets de spectacles notamment, avec beaucoup d’enjeux, je travaille énormément en amont. Du coup, quand je suis sur le terrain, je sais ce que je veux et cela facilite la vie de mes collaborateurs. Et surtout, je sais ce que je ne veux pas, tout en restant flexible et ouverte. Je suis quelqu’un d’un peu speed, ce qui me permet, je crois, de prendre des décisions très rapidement. Et quand, après avoir traversé une aventure difficile, quelqu’un me recontacte pour une autre collaboration, c’est une vraie récompense humaine ! Quand une équipe s’engage et a envie de travailler avec nous, c’est la clé du succès !
Comment écrivez-vous la lumière ?
A.-L. I. : Quel que soit le domaine d’intervention, j’essaie toujours de raconter une histoire ; une histoire qui peut être liée à l’espace, au temps, parfois très abstraite ou bien très narrative.
Chaque projet vient du contexte : où se situe-t-il géographiquement, historiquement, du point de vue des usages, du style d’architecture ? À partir de recherches, je trouve un concept qui devient alors un fil conducteur. J’essaie d’exprimer cela dès le début du projet avec les collaborateurs. Par exemple, quand j’ai éclairé le Centre Pompidou-Metz, un bâtiment avec un grand toit blanc, mon concept était “un nuage lumineux, au-dessus duquel on s’envole avec un tapis volant”. C’est enfantin peut-être, mais le musée c’est cela : s’envoler d’une expression à l’autre, d’un artiste à l’autre, d’un style à l’autre, … À la première réunion, les clients étaient un peu surpris quand j’ai proposé des photos de nuages et de tapis ! Mais une fois que cette image a été partagée par l’ensemble de l’équipe, c’est allé jusqu’au bout car tout le monde s’est fédéré autour du même rêve. Le discours est plus fort avec un concept qu’avec du savoir-faire technique. C’est souvent ces concepts forts qui m’ont permis d’avoir des prix et de faire les projets les plus audacieux !
Parfois, je suis inspirée par une nouvelle technologie ou un fabricant. Par exemple, Robe Lighting m’a fait la démonstration d’un nouveau projecteur, le ProMotion, une lyre asservie équipée d’un vidéoprojecteur. Je vais l’utiliser pour une installation pour la Nuit Blanche dans une ancienne église en octobre 2021, en collaboration avec le sculpteur Julien Signolet qui crée des nuages en albâtre, une pierre translucide. Avec ce seul projecteur, en jouant avec les images, en lien avec les nervures de la pierre, les directions, les ombres portées, la translucidité, nous allons faire ressortir les différentes facettes de l’œuvre…
Quel rapport entretenez-vous à la musique ?
A.-L. I. : L’une des spécificités de l’agence est que nous avons un compositeur au sein de l’équipe. En règle générale, je crée le concept et j’écris le synopsis, puis il compose et enfin j’écris le scénario de lumière sur sa musique. Je crois beaucoup en la synergie entre le son et la lumière. Les deux sont des ondes, il y a une résonance entre eux. Comme en opéra, avec cette astuce d’augmenter un peu l’intensité de la lumière sur le chanteur qui nous donne l’impression que nous augmentons le volume sonore.
Et si nous parlions d’opéra ?
A.-L. I. : Ah l’opéra ! C’est une expérience comme un rêve : tu vis dans le théâtre, tu vis dans le monde du compositeur, tu oublies tout ce qui se passe autour. Une bulle à part, qui me fait du bien, au milieu de projets comme des schémas directeurs d’éclairage urbain qui peuvent s’étaler sur dix ou quinze ans !
Je me souviens particulièrement de Die Walküre de Wagner. Comme le décor était fixe du début à la fin, il impliquait des variations de lumière correspondant à la tension et à l’envoûtement créés tout le long des quatre heures et demi de spectacle… Ma responsabilité était donc énorme ! Devant m’adapter aux directives très précises du metteur en scène, à la complexité de la musique et à la double distribution, j’ai dû continuer les réglages presque jusqu’à l’ouverture du rideau ; mais nous sommes finalement parvenus à créer des tableaux impressionnants, par l’effet conjugué du contraste entre le décor noir d’avant-garde et des couleurs de lumières efficaces. J’ai éprouvé autant de difficultés que de plaisir à exprimer ce cheminement psychologique au moyen de la lumière.
Le lien entre lumière et matière est très présent dans votre travail.
A.-L. I. : Il faut savoir que la lumière en elle-même n’est pas visible. Elle ne s’exprime que lorsqu’elle tape la matière (translucide, colorée, mate, …). C’est cette rencontre qui permet à la lumière de dire “je suis là, je suis belle”. Ce mariage est incontournable pour sublimer les œuvres. Par exemple, quand j’éclaire un tableau, je sens le moment où le dosage d’éclairement et la qualité de lumière sont justes, comme si l’œuvre rayonnait elle-même, comme si elle émettait la lumière. C’est un immense plaisir.
Nous travaillons aussi depuis une dizaine d’années avec un parc d’attractions équipé d’un colossal mécanisme de jets d’eau. Chaque année, nous jouons avec l’eau, la lumière, la vidéo et le son, les éléments comme matière. La démarche est là aussi de raconter une histoire. Dans ces spectacles aquatiques, la lumière est habituellement utilisée pour mettre en valeur la performance technique des fontaines ; alors qu’avec moi, elle porte l’histoire, et les jets d’eau deviennent des personnages dans un spectacle vivant…
Éclairons-nous de la même manière en France et au Japon ?
A.-L. I. : J’ai commencé à travailler avec Louis Clair, qui est très “méditerranéen”. Nous n’avions pas tout à fait la même sensibilité mais je croyais que c’était une histoire de personnalité. Puis, en creusant un peu, je me suis rendue compte qu’il y avait une différence de préférence de lumière entre les latins et les asiatiques. Je me suis demandée d’où cela venait. En règle générale, les Français aiment bien les lumières plutôt chaudes, assez nuancées, pas très homogènes avec un niveau de lumière assez faible, avec des faisceaux serrés qui créent des contrastes forts, un effet presque dramatique ; les Japonais aiment la lumière froide, plutôt diffuse et très homogène, avec une source de lumière large ou en surface, enveloppant l’ensemble de l’espace, au niveau assez haut et avec peu d’ombres.
Les différences sont assez flagrantes !
A.-L. I. : L’hypothèse que j’ai trouvée c’est que les Latins ont la culture du soleil : doré, directionnel, avec des ombres portées fortes. Ils courent l’été vers le soleil, ont adulé les dieux grecs du soleil, le Roi Soleil, …
L’Asie a quant à elle la culture de la lune : froide, réfléchissante, diffuse, … Il ne faut pas être bronzé et il y a de très grandes fêtes liées à la pleine lune. Par exemple, au XVIIe siècle, un grand prince a construit au sein de son palais différents petits pavillons pour admirer le lever de la lune à certains jours de l’année.
Nous trouvons également ces différences dans l’architecture : en Europe, les constructions sont majoritairement en pierre, avec de petites ouvertures, laissant rentrer des faisceaux solaires très directifs et serrés, produisant des ombres portées très fortes tandis qu’au Japon, les filtres en papier sur les grandes surfaces de murs diffusent et blanchissent la lumière.
Dans la peinture, ces différences sont aussi visibles : les anneaux dorés entourent les Saints en Europe tandis qu’au Japon, brumes et nuages dominent les tableaux.
Ces différences sont très marquées historiquement dans chaque culture et influencent aujourd’hui encore la perception et la préférence de la lumière.
J’essaie de continuer à comprendre ces différences et j’imagine, pourquoi pas un jour, écrire un livre à ce sujet…
En 2018, vous mettez en lumière la Tour Eiffel…
A.-L. I. : Nous avons eu la chance d’éclairer ce monument emblématique dans le cadre d’un projet diplomatique entre la France et le Japon. Nous voulions illuminer la Tour en or (une couleur importante dans le symbolisme de l’histoire du Japon) et projeter des tableaux traditionnels et des dessins de kimonos nippons. Cela n’a pas été facile car malgré nos calculs d’éclairement et notre dossier technique, les gens n’arrivaient pas à croire que nous pourrions projeter de la vidéo sur la Grande Dame, aussi ajourée et peinte en marron. Nous avons pu décrocher une plage pour faire des essais et convaincre que c’était possible !
Et pour parer la Tour d’or, nous avons dû relever de nombreux défis techniques : même si les fabricants de projecteurs LEDs promettent des millions de couleurs, il n’y a pas de doré. Nous avons alors relevé la couleur exacte de la Tour physiquement, puis fait développer une puce LED avec un phosphore spécial, en choisissant la combinaison de couleur idéale pour donner un vrai côté or à la Tour !
Que pouvons-nous vous souhaiter pour la suite ?
A.-L. I. : J’aimerais beaucoup que la lumière permette de faire vivre un écosystème et tisse le lien social. Il y a quelques années, j’ai commencé un projet comme cela en Tunisie, mais il a été avorté au moment des printemps arabes : dans une petite ville à l’entrée du Sahara, j’ai proposé d’éclairer les dunes grâce à des projecteurs alimentés par panneaux photovoltaïques, d’installer sur une caravane de dromadaires des lampes à huile de palme façon moucharabieh… Une forme de tourisme nocturne permettant de faire vivre tout le monde : le fabricant de lampes, le producteur d’huile, l’office du tourisme, les éleveurs, …
C’est une idée que je rêverais de poursuivre, ici ou ailleurs !