Tapis derrière le nom de Munstrum Théâtre, une bande de joyeux drilles amoureux de l’art théâtral et de la machinerie scénique, élégants en diable, ne cédant pas à la dictature du bon goût, scandaleux et aventureux, jamais cyniques, désespérés mais pas tristes, irrésistiblement drôles sans s’abaisser à la moindre moquerie, emportés par l’énergie de Lionel Lingelser et Louis Arene, viennent de ressusciter Copi. Leur arme suprême : le masque. Louis Arene, cet être brillant et nuancé, aussi sensible qu’inspiré, les fabrique lui-même et a fait de ses créations plastiques originales la matière première organique de ses spectacles. Il signe mise en scène, scénographie et masques.
Munstrum Théâtre
“Munstrum”, c’est la traduction approximative du terme “monstre” en dialecte alsacien, terre natale de la Compagnie. Il est sorti tout droit de la bouche de la grand-mère de Lionel Lingelser, alsacienne pure souche, alors qu’une traduction lui était demandée. Le monstre, c’est la créature qui fait peur, l’individu qui agit par-delà les normes, le miroir et révélateur de notre inconscient et de notre propre monstruosité. Monstrare, où monstre puise les racines latines, signifie “montrer”, “indiquer” et monstrum est un avertissement des Dieux, un présage divin. Le monstre est aussi celui que nous montrons du doigt, celui qui se dévoile, qui parachute le désordre dans l’ordre, ou le contraire, qui provoque l’admiration ou la terreur, l’émerveillement ou l’effroi. Ainsi s’estompe la frontière ténue entre monstres et merveilles. Et c’est cette palette de nuances – des montres aux merveilles – qui façonne l’éclat scénique de 40° sous zéro, de la Sibérie de L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer à l’Alaska des Quatre jumelles. Deux pièces réunies donc, deux espaces temps suspendus où éclatent la vigueur, la rage, la finesse, le désespoir et le génie de Copi. De l’infernale cruauté de Madre ou Madame Garbo à la mise à mort des sœurs Smith et Goldwashing, Louis Arene épouse Copi comme une ombre, révèle son outrance, dynamite les apparences, efface les genres. Complot, meurtre, résurrection, … La singularité du travail de Munstrum c’est l’éclat scénique, la création d’univers visuels puissamment poétiques, flanqués d’une fantaisie hors du commun, toujours au service du sens. Une bande d’éclairagistes, de costumiers, de scénographes, de plasticiens, … s’affairent à créer, ensemble, des mondes au cœur d’un théâtre d’anticipation. Ils créent un univers à leurs monstres masqués, actrices et acteurs gratifiés d’une fine double peau qui fait naître des créatures à nulles autres pareilles. Ils créent un espace au scandale. Verbatim.
La découverte du masque
Louis Arene : Le déclic s’est opéré avec les cours de masques que Lionel et moi avons eu au CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique). Nous avions pour professeurs Christophe Patty et Mario Gonzalez. Nous avons découvert une joie immense dans la possibilité du travestissement, de la composition : pouvoir jouer des femmes, des vieux, des enfants, être absolument autre que ce que nous sommes. Un grand plaisir ludique allié à la découverte d’une vraie technique. C’est d’ailleurs le seul cours où, sur trois ans, nous avons bénéficié d’un véritable apprentissage technique. Un apprentissage rigoureux qui débute avec le masque neutre. L’acteur devient une coquille vide poreuse à ce qu’il se passe. Le travail sur le masque neutre est passionnant car il apprend à l’acteur à lâcher son égo, à être au présent, à écouter. Cette technique a infusé et la fascination pour cet objet ancestral s’est ancrée. Nous voulions questionner le masque avec nos outils d’aujourd’hui, nos préoccupations de jeunes artistes… Nous avions la sensation et l’intuition qu’il y avait autre chose, que nous pouvions travailler en creux, fouiller le mystère, aller puiser ce qu’il y a de fascinant dans le masque neutre. En travaillant, ce qui me séduit le plus ce n’est pas tant le nouveau visage que le masque propose, c’est ce qu’il enlève, la surface de projection un peu neutre, un peu lisse qu’il pose sur le visage de l’acteur et qui va devenir l’espace de projection pour le spectateur.
Dramaturgie(s)
L. A. : Il y a une vraie quête avec cet objet par rapport aux autres médiums. À chaque fois, ce doit être un outil dramaturgique. Cela va nous servir à raconter quelque chose de l’histoire. Nous cherchons comment le masque peut éclairer une œuvre différemment, comment il peut déplacer la réception de la pièce. Le spectacle précédent – Le chien, la nuit, le couteau de Marius Von Mayenburg – avait pour thème la quête de l’identité, la dissolution de soi. Un personnage ne cesse de croiser des personnages qui eux-mêmes se ressemblent, ce sont toujours les mêmes… Ils sont joués par deux acteurs. À chaque fois, ils rencontrent de nouveaux personnages qui ont les mêmes visages, tout le monde se ressemble. Cela éclairait la pièce de manière très intéressante. Chez Copi, pour 40° sous zéro, il y a eu cette recherche sur le monstre ; cela permet de créer des figures théâtrales, un peu comme dans les tragédies grecques. Ce ne sont plus tout à fait des humains, ce sont des espèces de totems magnifiques et monstrueux qui représentent l’humanité mais qui sont un peu au-delà. Un au-delà fantastique. Les figures sont aussi fantastiques qu’archaïques et grégaires. Il y a toujours ces deux choses-là avec Copi. Si nous ne faisons pas de ces figures des figures fantastiques, si nous restons au ras du texte, nous ne touchons pas à la vraie poésie. Pour moi, Les Quatre jumelles est un texte métaphysique. Il y a une quête désespérée de la vie, une envie de vivre démesurée, la peur de la mort… Pour que cela existe, il faut de la démesure aussi ! Le masque est là pour cela.
Matériaux, textures, motifs
L. A. : J’ai passé quatre ans à la Comédie-Française après le Conservatoire. Là-bas, j’ai rencontré Cécile Kretschmar qui maquille, coiffe et fabrique des masques. Elle est absolument géniale. Je fabriquais alors essentiellement des masques en papier mâché et elle m’a parlé de la résine Podiaflex, un matériau médical qui sert de base à la fabrication des prothèses orthopédiques. Il est thermoformable, se travaille à la chaleur et devient rigide. Je l’ai adopté et je l’adore parce qu’il a la couleur de la peau, brille comme la peau. Il est si fin que nous ne voyons pas où sont les raccords. Cela crée un trouble qui me plaît beaucoup car nous ne savons plus où est le masque, où est le visage de l’acteur. Je travaille à partir de moulages des visages en plâtre et je modèle le masque souhaité à l’argile sur lequel je viens déposer ce matériau que je chauffe et qui, en travaillant, va prendre la forme du masque que j’ai modelé et sculpté. Le résultat est très simple, il s’apparente au masque neutre. J’essaie de ne pas leur donner trop d’expression. Je recherche l’effarement. Un effarement proche de l’angoisse qui demande à l’acteur de jouer les yeux très grands ouverts afin que le masque s’anime et que cet effarement soit souligné. Il y a un rapport à l’enfance, à l’innocence.
Poupées de porcelaine atemporelles
L. A. : Nous avions testé le masque brut lors de la première création – Le chien, la nuit, le couteau. Il y avait quelque chose d’angoissant, de presque malade. Ils étaient chauves, sans sourcils, nous avions l’impression d’une bande de malades ! Nous avons recherché l’expression en dessinant des sourcils et en appliquant un peu de rouge sur les joues… Nous avons obtenu cet effet petite poupée. Enki Bilal disait, à propos des personnages chauves, que cela lui permettait de gommer l’anecdotique et de revenir à quelque chose d’atemporel. Les cheveux sont très liés à un style, à une époque, cela peut ramener à une classe sociale, un âge, … Le fait de l’annuler, d’ôter les cheveux et d’ajouter les joues rouges et les sourcils noirs pour quitter la maladie, a permis d’obtenir des créatures esthétiques atemporelles, de rejoindre l’archaïque et le futurisme.
La fabrique des personnages
L. A. : Les répétitions ne débutent pas avec les masques. Au début, le travail est austère et rejoint le masque neutre. Nous travaillons avec des collants sur la tête, découpons des trous pour les yeux, un trou pour la bouche. Comme si nous essayions de trouver l’esquisse, les fondations. Pour Les Quatre jumelles, le travail a été technique et compliqué. Elles répètent toujours la même chose mais pas tout à fait de la même manière. Nous avons travaillé de façon très mathématique afin que les acteurs impriment la mécanique dans leur corps. Ensuite, quand les enjeux et les relations ont été compris, nous avons rajouté le jeu. Pour Les Quatre jumelles, nous avons rapidement eu besoin des costumes. Les faux seins, les fausses fesses, les patins à glaces, les chaussures, et toutes les couches qu’elles portent ont créé des contraintes de jeu. Nous avons, petit à petit, rajouté des éléments, coiffes, costumes, …
L’espace
L. A. : Je ne suis pas scénographe en réalité mais j’ai des images et des idées à traduire. Je ne sais jamais si cela sera possible techniquement. Ma collaboration avec Valentin Paul – régie générale, accessoires, assistant scénographe – est précieuse. J’avais l’envie d’un sol froid, blanc, presque réfléchissant et glissant. Il y a surtout une idée, une globalité. Les masques, la scénographie, les costumes, la musique, ce sont différentes facettes d’un même objet. C’est pour cela qu’il m’est difficile de déléguer et que je travaille étroitement avec les différents collaborateurs. Il y avait cette nécessité de construire un décor évolutif qui se détruisait progressivement. Je voulais révéler l’artifice, que les quatre jumelles soient tout à coup à nu, de même que le théâtre. J’avais le désir de travailler avec de la récupération. Au-delà de la contrainte budgétaire, c’est une philosophie qui me plaît. J’ai la chance d’être resté en très bons termes avec la Comédie-Française. Grâce à cela, nous avons pu récupérer le plancher en bois que nous avons reconditionné, repeint, retravaillé. De même qu’une partie des pendrillons que nous avons repeinte également.
Les costumes
L. A. : J’ai rencontré Christian Lacroix lorsque que je fabriquais les masques de Lucrèce Borgia dans la mise en scène de Denis Podalydes sur lesquels Christian avait fait les costumes. C’est une rencontre formidable. J’ai eu l’idée de l’appeler. Je lui ai raconté le projet qui l’a emballé. Il aime beaucoup Copi. Il avait vu la création des Quatre jumelles dans la mise en scène de Jorge Lavelli. Nous avons commencé un dialogue qui a duré plusieurs mois en nous envoyant des images de références. Il avait envie de mélanger les influences, du théâtre élisabéthain aux inspirations japonisantes. Nous avons tenté de composer des figures très éclatées, de créer des êtres qui réinventaient un nouveau monde à partir des vestiges de l’ancien, qui réinventaient une civilisation. Le costume du chien a été fabriqué à partir de cheveux véritables récupérés à la Comédie-Française. Les coiffes sont créées par Véronique Soulier N’Guyen ; elle a travaillé avec Omar Porras et est très inventive. La coiffe de Madame Garbo est un enjoliveur de voiture, pour une des jumelles ce sont des embrasses de rideaux. Tous les changements ont lieu en scène et nous nous sommes amusés à créer l’effeuillage, avec toujours de l’inattendu, des accidents, les choses qui ne tombent pas au bon moment… Pour atteindre ce final que j’avais en tête depuis le début : cette transe mélancolique, une danse métaphysique. Tout le spectacle est une réflexion folle sur ce qu’est la vie, le désir de vivre, la peur de mourir ou l’acceptation de la mort. Une réflexion sur la force de vie qui nous relie.