Entre digitalisation et création
Article rédigé en partenariat avec le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux
S’il est évident que la fragilisation actuelle du secteur culturel invite au changement de modèle dans de nombreux secteurs de création, ces décisions ne sont pas pour autant faciles à prendre. Que choisir entre l’invisibilité imposée au monde du spectacle et la massification de la diffusion digitalisée prônée comme une solution idéale par les décisionnaires de la tech et des politiques culturelles ? Le spectacle, aujourd’hui, est partagé entre deux positions : céder aux sirènes du streaming de masse ou se retirer en attendant des jours meilleurs. Et s’il existait une troisième voie qui permettrait de s’emparer des technologies du numérique pour créer de nouveaux formats en inventant de nouveaux modes de création et de diffusion ?
Ce qu’il faudra sans doute retenir de la question du devenir des arts vivants et de sa diffusion en temps de crise sanitaire, c’est qu’il est tout aussi important d’écouter ceux pour qui les options actuelles de diffusion en ligne sont un renoncement à ce qui rend le spectacle “vivant” que ceux qui pensent soutenir la culture en général, et le spectacle en particulier, en digitalisant leurs créations pour les proposer au format numérique. Après tout, les outils technologiques ne sont-ils pas aussi au service de l’art et de la création pour tous ? Les artistes qui s’en emparent ne sont-ils pas porteurs d’un message sur le spectacle (et la société dans laquelle il apparaît) comme sur son avenir et son évolution ? S’il n’est pas question de transformer le spectacle vivant en un “vaste programme télévisé 2.0”, comme le déclarait Thibaud Croisy en mars 2020 dans sa tribune du Monde Diplomatique(1), “La catastrophe comme produit culturel”, l’époque impose certainement de se poser des questions quant au futur du spectacle et des arts vivants, les formes que ceux-ci doivent (ou peuvent) prendre, ainsi que les problématiques techniques et esthétiques, mais aussi dramaturgiques et scénographiques auxquelles ces domaines vont devoir faire face prochainement.
Créations distancielles
“Distanciel”, le terme est entré dans notre vocabulaire il y a un peu plus d’un an. Tout comme son antonyme “présentiel”, l’adjectif fait partie d’une batterie sémantique censée prendre à bras le corps la problématique de la relation à l’autre et nous assister dans la gestion émotionnelle des annonces et des restrictions diffusées en temps de pandémie. Une novlangue qui s’est également imposée dans un monde du spectacle particulièrement touché par les conséquences de l’épidémie. Comme sommés d’agir et d’apporter des solutions, certains se sont immédiatement emparés des technologies numériques de notre époque pour s’exprimer sur les réseaux sociaux, les chaînes vidéo et les sites Internet de leurs structures. Ces artistes et direct.eur.rice.s de compagnies, de structures culturelles ou d’associations prouvaient ainsi que nous pouvions continuer d’exister sans la présence de l’autre, le public, le spectateur. Les mêmes se sont tout aussi rapidement attirés les foudres de détracteurs les accusant de proposer une disruption des modèles traditionnels du spectacle vivant.
L’usage de technologies dans les arts de la scène n’a pourtant plus rien de nouveau. Les arts vivants sont même exemplaires en matière d’agilité, d’astuce et de compréhension du monde technique qui animent depuis toujours la communauté des créat.eur.rice.s. Ce sont les outils qui changent et mutent. Et en évoluant, ils transforment aussi bien le fond que la forme. Aussi scandaleux soit-il pour certains, le programme #Au creux de l’oreille – des lectures de textes réalisées par des comédiens au téléphone et l’une des premières initiatives de renouvellement de formes en temps de pandémie initiée par le metteur en scène, dramaturge et comédien Wajdi Mouawad (Théâtre de la Colline) – n’est que l’adaptation contemporaine du Théâtrophone de Clément Ader, un dispositif qui proposait, en 1881, des “auditions théâtrales à domicile”. L’histoire de l’innovation est parcourue d’inventions oubliées. La technologie n’est “nouvelle” qu’un temps, et le monde (des arts et de la culture) continue de tourner.
Digitalisation des contenus
Sur YouTube, du 16 mars au 20 avril 2020, Wajdi Mouawad a tenu quotidiennement un journal de confinement, partageant son expérience mêlée de réflexions personnelles et proposant de nombreux contenus(2). Il ne sera pas le seul. L’usage des chaînes de streaming et des réseaux sociaux par les artistes est l’une des pratiques les plus remarquables actuellement. Ainsi, le Festival montréalais ELEKTRA propose, depuis près d’un an, du contenu exclusif sur sa chaîne YouTube(3), le dernier en date étant la diffusion en direct le 22 avril 2021 de Physical, une performance scénique audiovisuelle de l’artiste Matthew Biederman (visuel) et du directeur général et artistique d’ELEKTRA, Alain Thibault (son). ELEKTRA fut également l’une des premières manifestations à proposer la visite de musée virtuel avec trois expositions qui furent l’occasion de proposer différentes versions de Metamorphosis, une série d’expositions Elektra/BIAN, dont deux coproduites avec la firme sud-coréenne Hyundai, et une pour Arsenal, espace d’art contemporain à Montréal(4). En s’inspirant des mondes virtuels du type Second Life et des jeux vidéo, les Québécois s’unissent également avec HACNUM, le réseau national français des arts hybrides et cultures numériques, pour créer une vitrine de spectacles et performances consultable en ligne à l’occasion du Festival ZERO1(5).
Au Luxembourg, le Festival pluridisciplinaire Multiplica, Arts et Réalités Numériques(6), animé par l’association Les Rotondes, fait également évoluer son format en s’adaptant aux exigences de la pandémie. Initialement proposé sur trois jours, l’évènement s’étale désormais sur un an en devenant un cycle consacré aux pratiques artistiques numériques toutes disciplines confondues (musique actuelle, performances, ateliers participatifs, rencontres, débats), réparti sur quatre week-ends entre février et décembre 2021. Pour l’équipe de Rotondes, la période est l’occasion de tester de nouvelles propositions en construisant une communauté autour du Festival et en s’ouvrant à différents publics. Pour cela, l’événement propose de nombreuses gratifications en ligne : interviews exclusives, outils de médiation, teasers, et bien entendu retransmissions de spectacles live.
Laboratoires fictionnels
Certains évènements ont su faire preuve d’une remarquable réactivité en proposant rapidement la diffusion gratuite en ligne de leurs spectacles et expositions. À l’image de Chroniques, la Biennale des imaginaires numériques qui se tenait entre Marseille et Aix-en-Provence en janvier dernier, qui a elle aussi opté pour la création d’expositions virtuelles(7). L’événement de référence des arts numériques en Provence-Alpes-Côte d’Azur permet ainsi de visiter pas moins de cinq expositions virtuelles différentes : Éternité part 1 (Avons-nous le temps pour l’éternité ?), Éternité part 2 (Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ?), Post Growth, Ghost In The Machine et J’ai fait ta maison dans ma boîte crânienne coordonnée par Ardenome (Avignon).
Passé l’aspect “gadget”, le choix du musée virtuel offre un vrai renouvellement en matière de médiation et de narration, ainsi que de belles initiatives conceptuelles. Conçues par les équipes de Chroniques comme des “laboratoires fictionnels”, ces différentes expositions sont mises en scène comme des scénarios prospectifs illustrés par des œuvres d’art, s’interrogeant sur l’impact de la technologie sur notre futur et les mutations qu’elles opèrent. Des thèmes qui bénéficient ici de la mise en place d’une narration encore affinée par la réalisation de vidéos thématiques montées comme de petits films et racontées par le commissaire Matthieu Vabre. Pour Céline Berthoumieux, directrice de ZINC et co-directrice de Chroniques, ces initiatives sont “à même d’offrir un accès aux biennales, festivals d’art contemporain et aux œuvres, à un nouveau public”, tout comme ils sont “l’occasion de générer de larges catalogues d’archives numériques consultables à distance, et pas seulement pendant les évènements”.

L’espace 3D conçu dans le cadre de la Vitrine ELEKTRA Montréal, avec la Biennale Chroniques et le Réseau HACNUM – Document © ELEKTRA
Créations en ligne
Certains décident de présenter leurs expositions en ligne, d’autres créent avec – et sur – les médias qu’ils utilisent. Une toute nouvelle génération d’artistes profite de cette connaissance de la culture numérique pour créer des formes originales de spectacle en ligne dans des environnements virtuels, et parfois même juste sur les réseaux sociaux. C’est le cas de Marion Siéfert avec _Jeanne_Dark_, une pièce de théâtre très commentée, créée sur – et pour – Instagram, le réseau social des amateurs de photos, qui raconte la vie d’une adolescente du XXIe siècle, entre cyber-harcèlement, confession et exhibitionnisme millénial. Visible en direct, _Jeanne_Dark_ n’hésite pas à se mettre en danger et se frotte aux usages d’Internet puisque le public pouvait commenter la pièce en direct via l’interface de la plate-forme.
L’usage des réseaux sociaux et des technologies du streaming s’impose et est également adopté par les grandes compagnies. C’est le cas de la Royal Shakespeare Company qui présentait Dream en mars 2021, une pièce de théâtre interactive, diffusée et animée en temps réel, interprétée par des acteurs équipés de capteurs de mouvements et où les interprètes dématérialisés étaient uniquement représentés par des avatars. En choisissant l’option de la diffusion en ligne et l’interactivité, la RSC propulse le théâtre dans le futur en permettant au spectateur de manipuler l’univers de la pièce en temps réel. Entre poésie et art numérique, le public s’incarne même “sur scène” sous forme de minuscules lucioles, contrôlées par une souris, un trackpad ou un écran tactile. Mixant théâtre, cinéma et jeu vidéo, Dream est tout autant une réponse à la période de crise que nous vivons qu’une vraie expérimentation de théâtre distanciel participatif. Reste à voir si cette initiative fera date.

L’espace 3D conçu dans le cadre de la Vitrine ELEKTRA Montréal, avec la Biennale Chroniques et le Réseau HACNUM – Document © ELEKTRA
Jeux d’écrans
La période que nous vivons est évidemment propice à revisiter les questions de notre rapport à l’écran, à ses usages et à ses fonctions. Détournements, usages créatifs ou diffusion, l’écran est roi depuis quelques mois. Avec la pièce #Fantôme, sous-titrée Deuil et vidéo-ludisme, amour, pixel et nostalgie, Benjamin Villemagne et Yann Métivier (Cie La Quincaillerie Moderne) usent des codes des chaînes de streaming comme Twitch ou YouTube avidement utilisées par les plus jeunes (mais pas seulement) et racontent, en mode youtubeurs, le parcours intime d’un personnage endeuillé qui retrouve un jeu vidéo avec toutes les sauvegardes de sa mère. Entre évocation nostalgique et interrogation sur la mémoire à l’ère du tout numérique, #Fantôme est une exploration à la fois technique, philosophique et poétique du pouvoir des écrans et du numérique dans nos vies. Pas très loin, un complice de Villemagne, Raphaël Gouisset (Cie Les Particules), profite du premier confinement pour adapter deux de ses performances scéniques pour le CDN de Nancy. Les 28 coups de bottes d’Aleksandr Aleksandrovich Volkov et L’Art délicat du discours intersidéral sont des créations théâtrales en ligne illustrant parfaitement la façon dont de jeunes comédiens, auteurs et dramaturges mélangent aujourd’hui naturellement net-art et performances live en jouant avec les codes générationnels des plates-formes de streaming(8).
Narrations virtuelles
La réalité virtuelle et les mondes qui s’y attachent sont aussi des pistes de diffusion fructueuses pour le spectacle et l’art. À Paris, le Centquatre a lancé, en 2020, un vaste programme de VR To Go, en collaboration avec l’exploitant de cinéma VR amateur d’expériences artistiques Diversion Cinema. Il s’agit d’une mini-bibliothèque de films en VR à emporter : scènes de danse connectées, expériences immersives, performances, avec location de masques de réalité virtuelle à la clé pour découvrir un programme artistique à 360°. Ici, les dispositifs de réalité virtuelle sont convoqués pour inviter les publics à la découverte des arts vivants depuis son salon.
Du 14 au 16 avril 2021, c’est aussi ce que proposait Recto VRso(9), le Festival artistique du salon international de la réalité virtuelle Laval Virtual. Entièrement organisé au sein du Laval Virtual World, un espace virtuel créé spécialement pour accueillir les participants du salon et ses événements artistiques, le rendez-vous proposait d’assister à distance à des performances et des créations immersives et interactives ainsi qu’à des conférences autour des enjeux de diffusion et de monstration en temps de pandémie avant sa restitution physique du 7 au 11 juillet 2021. À la fois plongé dans un univers virtuel, temps d’échange et de partage, le Festival Recto VRso offrait un beau catalogue de propositions, explorant différentes hybridations et formes émergentes en environnements virtuels.
Toutes ces expériences ne remplaceront pas les sensations du spectacle et de la scène. Il faut cependant être conscient que les dispositifs artistiques actuels pour écrans ou casques n’ont pas pour ambition de s’imposer au détriment des autres propositions ; et si elles ne font pas l’unanimité actuellement, les raisons semblent être autant culturelles qu’esthétiques. Si tant de propositions dématérialisées semblent tomber à plat aujourd’hui, cela est certainement dû au fait que nombre d’initiatives essaient de traduire et de reproduire les paramètres du spectacle dans un espace numérique au lieu de s’engager de manière critique dans – et avec – cet espace. En plus de présenter d’intéressantes innovations techniques, les expériences de diffusion et de création présentées ici sont l’occasion de se pencher une nouvelle fois sur les enjeux très actuels de représentation, de mise en scène, de scénographie, de relation entre médium et média. Le monde de la création est un champ exploratoire infini et gageons que ce n’est pas une pandémie qui mettra un frein à son évolution en matière d’innovation, de recherche, de sensation et d’expérience. La crise en cours est avant tout matière à remise en question et à défier l’imagination.
Situé à la jonction des arts numériques, de la recherche et de l’industrie, le Laboratoire Arts & Technologies de Stereolux contribue activement aux réflexions autour des technologies numériques et de leur devenir en termes de potentiel et d’enjeux, d’usages et d’impacts sociétaux. www.stereolux.org
Notes
- https://blog.mondediplo.net/la-catastrophe-comme-produit-culturel
- www.youtube.com/user/wwwcollinefr/
- www.youtube.com/c/ELEKTRAMONTREAL/
- www.elektramontreal.ca/hyundaixelektra?lang=fr
- www.festivalzero1.com/
- www.multiplica.lu/
- https://chroniques.org/
- Les 28 coups de bottes d’Aleksandr Aleksandrovich Volkov
www.facebook.com/Cdn.Nancy.Lorraine.la.Manufacture/videos/157958798781893/
L’Art délicat du discours intersidéral
www.facebook.com/watch/live/?v=228488485138596&ref=watch_permalink - https://rectovrso.laval-virtual.com/