Troisième volet : commandes et missions
La nouvelle génération des scénographes d’équipement s’installe dans le paysage des conceptions de lieu. Dans le changement ou dans la continuité, des agences opèrent la transition et de nouveaux scénographes émergent. Les commandes sont encore présentes et nous pouvons constater une évolution dans les missions à venir qui redessinerait le profil du futur scénographe. Les méthodes de travail ont évolué ainsi que les relations avec la maîtrise d’ouvrage et les entreprises.
Nouveaux projets et missions
Si le rythme des constructions neuves a ralenti, nous assistons néanmoins à des programmations et à quelques livraisons importantes dans le futur. Beaucoup de constructions arrivent à échéance, quelques commandes et appels d’offre sont en cours. Des projets aussi importants que la Cité du Théâtre, la rénovation du Centre dramatique national Nanterre-Amandiers, la construction de la Scène nationale de Clermont-Ferrand vont se faire de plus en plus rares. Nous l’avons maintes fois expliqué, ce sont les rénovations et réhabilitations qui ont vocation à s’amplifier et ces projets requièrent l’expertise de ceux qui connaissent les usages du lieu. Quel serait alors le statut à venir du scénographe maître d’œuvre ? Quelles vont être les prochaines missions pour cette nouvelle génération ? Si la plupart des grandes agences continuent de travailler sur de nombreux projets, de jeunes scénographes et de plus petites structures tentent d’accéder à des commandes publiques ; l’échelle de leur intervention se situe aujourd’hui au niveau des projets de taille moyenne. Les projets de grandes échelles, il faudrait les chercher à l’international comme le fait d’ailleurs dUCKS scéno.
Selon Michèle Kergosien, chargée du conseil architectural à la DGCA (Direction générale de la création artistique) du ministère de la Culture : “Nous sommes actuellement dans un entre-deux. La mise en place d’un maillage territorial des équipements culturels se complète. Nous arrivons à la fin des grands projets de Scènes nationales, la construction des SMACs est ralentie. D’autre part, la réflexion sur la réhabilitation des théâtres construits dans les années 80’ a commencé”. Est-ce l’avenir des projets pour les scénographes d’équipement ? “Ce n’est pas sûr, puisque cela fait plusieurs années que nous parlons de la fin des constructions neuves ou des grands projets ; pourtant nous continuons à voir apparaître des opérations importantes comme les arénas ou auditoriums. À une autre échelle, quelques besoins en équipement de CDN ou CCN apparaissent ; leurs constructions vont être programmées dans les prochaines années. Mais dans l’ensemble, nous sommes passés à d’autres échelles d’interventions qui, sur les bâtiments existants, peuvent prendre la figure d’un changement de gril ou de machinerie ou, au contraire, l’occasion de reconsidérer l’ensemble du bâtiment.”
C’est ainsi que la présence du scénographe d’équipement prend une nouvelle dimension, comme nous l’explique Michel Fayet qui, aujourd’hui, intervient comme AMO ou conseiller auprès des collectivités : “Le sujet des réhabilitations est passionnant. Nous rentrons dans le projet par une question précise et repensons le lieu dans sa totalité. Le Théâtre national de Bretagne voulait changer la machinerie mais, pour moi, il était impensable d’aborder le projet sans revoir l’organisation générale du bâtiment. Nous l’avions déjà remarqué, par exemple à la MC93 ou à Nanterre qui répondaient aux besoins d’une Maison de la culture. En devenant des centres de création, ni la jauge ni l’organisation du lieu ne répondaient à ce changement et aux besoins. Intervenir dans ces lieux nécessite la connaissance de l’histoire de ces théâtres et la capacité de répondre à l’évolution des besoins, d’imaginer leur devenir. Ceci concerne autant l’organisation fonctionnelle, les loges, la circulation des artistes et des publics, les salles en termes de jauge, que la partie technique. Si nous ne comprenons pas ce monde, si nous ne savons pas comment tout ceci fonctionne, inutile de refaire des salles. Il faut aborder le projet dans sa globalité. Ce serait une erreur que de faire appel uniquement aux techniciens ; ce que, d’ailleurs, les municipalités ne comprennent souvent pas en s’adressant directement aux techniciens ou aux entreprises. Il faut habiter les bâtiments et comprendre le théâtre pour travailler avec l’architecte. Le rapport avec la maîtrise d’ouvrage change aussi puisque la maîtrise d’usage est présente et attend des réponses précises à ses demandes. Cependant, ce n’est pas aux maîtres d’usage de définir le projet mais au scénographes. Eux savent diriger le navire, pas le construire”.
Le scénographe d’équipement est un concepteur. Il serait important de redéfinir son statut puisqu’il joue un rôle dans la définition même des projets. Son intervention n’est pas que technique mais davantage conceptuelle, dans une vision globale du projet. “Dans les transformations et les réhabilitations, les scénographes de conception jouent un rôle plus important que l’architecte. Dans la réhabilitation de la salle Jean Vilar du Théâtre national de Chaillot, c’est le scénographe qui va définir le projet.”
Pour Michèle Kergosien, “nous devrions aussi réfléchir à inventer de nouveaux lieux. Ce que nous vivons depuis un an le démontre. Nous avons davantage besoin de lieux adaptables, ouverts, modulables, et c’est au scénographe d’équipement de proposer des possibles pour cette adaptabilité. L’évolution artistique appelle aussi à une réévaluation des lieux avec notamment cette tendance vers un théâtre immersif où l’organisation de la salle et son rapport à la scène seraient à repenser. Nous devrions dépasser les réponses attendues de la scénographie technique, les reprises de recettes, être dans l’invention et dans la proposition, tant dans la conception des salles que dans les idées sur la cage de scène, la machinerie et l’éclairage”.
La programmation va aussi changer. La notion de budget va davantage rentrer en ligne de compte, d’abord celui alloué à la scénographie de plateau. Nous avons de moins en moins de décors construits, les scénographies sont plus épurées et nous assistons à une absence de décor mais davantage de projections. Pourtant, la demande des lieux serait encore d’avoir une machinerie complète et la possibilité de tout faire sur le plateau.
Transition dans le travail
Lors de ce passage de flambeau, le changement dans les méthodes de travail est mis en avant comme le dessin à la main face à l’infographie. Michel Fayet explique : “Je suis très attaché au dessin à la main pour reprendre ce que disait Guy-Claude François ; ‘jamais un trait droit, jamais à l’échelle, il faut laisser la place à l’imagination’”.
Les rapports avec les usagers et les entreprises ont aussi évolué. La plupart des scénographes formés à l’architecture établissent de nouvelles relations de travail et de communication avec la maîtrise d’œuvre. L’architecte parle à l’architecte. “Nous, nous allions avec les metteurs en scène donner des leçons aux architectes !”
Les avancées technologiques répondant à de nouveaux besoins prennent aussi de la vitesse, soulevant ainsi d’autres questions et l’importance d’un autre volet des missions et de la profession qui concerne les réseaux. “Le scénographe ne peut pas avoir toutes les connaissances : penser la globalité spatiale et technique du lieu, connaître précisément les réseaux. Les descriptifs et les prescriptions techniques vont devenir de plus en plus compliqués. La survie des agences va nécessiter une restructuration interne et très pointue dans la collaboration entre le scénographe de conception et les scénographes de réseaux.”
Ce changement est aussi visible chez les entreprises scéniques qui voient, en leur sein, une nouvelle génération prendre les rênes des projets. C’est une page qui se tourne. “Nous sommes de la même génération que les chefs d’entreprises de spectacle. Nous avons monté nos agences et entreprises au même moment et donc ces dernières, comme nos agences, étaient imprégnées de l’identité de celui qui l’avait créée. Nous discutions ensemble du métier, du théâtre. Ils étaient nos interlocuteurs techniques. Notre travail devrait d’ailleurs s’appuyer davantage sur les entreprises, en coordination avec elle.” Cette relation pouvait-elle encore perdurer avec le départ des créateurs de ces sociétés ? Aujourd’hui, nous parlons davantage de stratégie économique que de technique scénique ou d’espace théâtral. Le rapport au CCTP (Cahier des clauses techniques particulières) et au prix sont plus rigoureux et des changements possibles deviennent plus compliqués.
Pour Olivia Fortuné, directrice commerciale chez AMG-Féchoz, “l’interconnexion de l’entreprise avec le scénographe et l’architecte reste importante dans la construction du projet complet, surtout que l’entreprise apporte d’autres solutions de mise en œuvre”. Mais malgré ce passage entre les générations, le dialogue est toujours présent et la continuité assurée. Olivia Fortuné fait partie de cette nouvelle génération d’architecte devenant scénographe d’équipement en collaborant pendant quinze ans chez Acora/Lionel Soulier. Puis, elle décide de s’investir dans la machinerie scénique chez AMG-Féchoz : “Du côté de la conception, je souhaitais passer à celui de l’exécution. Une formation de scénographie d’équipement manque énormément. C’est un sujet à lui tout seul, il faut comprendre l’outil scénique et le concevoir avec les besoins, connaître les lieux, …”. Elle remarque une évolution du métier de scénographe : “Il y a ceux qui viennent des métiers du théâtre, immergés dans le scénique avec une très bonne connaissance ; de l’autre il y a les scénographes de l’ingénierie réseaux et audiovisuels qui sont moins ancrés dans la machinerie scénique et ont moins une vision globale du lieu. Le rôle du scénographe est toujours aussi important. Nous remarquons, sur des petits projets avec uniquement un architecte qui ne connaît pas le métier, le manque d’un maillon. Et, surtout face aux réhabilitations plus complexes avec la restructuration des équipements scéniques, le scénographe est force de proposition. La machinerie reste importante, sur scène comme dans la salle, et nous attendons du scénographe de penser l’outil scénique avec les technologies nouvelles”.
Comme tout panorama sur un métier et une activité, la présentation n’est pas exhaustive. Le sujet mériterait un développement encore plus important puisqu’en s’interrogeant sur cette profession, nous posons la question de l’évolution artistique du spectacle et son besoin spatial, architectural et technique. À ceci, les solutions apportées vont dépendre de la capacité des scénographes à anticiper les demandes pour inventer et proposer. Une nouvelle génération est présente et commence à s’installer. Mais le manque de proposition de formation spécifique est toujours questionnant et le danger d’un éloignement de l’apprentissage par le plateau et le terrain serait à craindre. Il serait souhaitable de mener une réflexion qui touche l’avenir de cette profession et du monde artistique.