François Vatin, créateur sonore
En ces temps où la Culture se joue à huis clos, il tenait du privilège de pouvoir assister à une représentation de l’adaptation d’Hamlet proposée par Gérard Watkins au Théâtre de la Tempête à Paris. François Vatin, collaborateur de longue date du metteur en scène, y déroule une partition sonore riche, véritable exosquelette dynamique de la pièce de Shakespeare transportée dans le psychédélisme londonien des sixties. Rencontre et échanges autour de sa pratique du son, des particularités de cette création et d’une écriture dynamique et théâtrale du son avec le logiciel QLab.
Scénographe du son
“Créateur sonore, cela me va bien ; ou scénographe du son, car pour moi la question de l’espace est centrale.” C’est ainsi que François Vatin se définit au sein de “la formidable entreprise humaniste”, définition qu’il donne du théâtre.
De fait, il ressort de ce travail sur Hamlet une grande qualité d’écriture des espaces sonores et une maîtrise de la dynamique des sons qui s’y déploient. Pourtant ici, pas de logiciel ou de processeur dédiés à la spatialisation ni de dispositifs complexes de multidiffusion. Un art du son spatial si particulier, fait d’économie de moyens, d’électroacoustique et de sens du jeu théâtral.
“L’implantation du son est assez simple”, décrit François. “Deux enceintes 15 pouces derrière la toile de fond, deux enceintes 12 pouces en latéral qui servent aussi de retours aux comédiens/chanteurs, et le gauche/droite de salle qui est support essentiel des effets de pan pot. Un seul caisson de basse ici pour gagner en qualité et en rondeur ainsi que deux enceintes au-dessus du public tournées vers le plafond. À la Tempête, j’ai installé une seule enceinte (du fait de la forme en V de la toiture) pour faire résonner l’espace du gradin et placer des sons au-dessus des spectateurs. J’ai ajouté une petite enceinte devant pour faire un retour lorsque Gérard Watkins vient chanter pendant l’entracte.”
L’installation est complétée par une enceinte au plateau dissimulée derrière l’élément de décor à cour : “Le scénographe François Gauthier-Lafaye a proposé d’intégrer cette fonction esthétique d’ampli guitare à son bar/tombeau/autel qui trône à cour de la scène. J’aime la présence d’éléments de diffusion sonore au plateau. C’est comme une incarnation du son et souvent un ressort de comédie, de second degré ou d’étrangeté”.
Avec ces trois plans d’enceintes (lointain/latéral/face) et deux ponctuels, François construit une multitude de champs acoustiques, récitant le lexique sonore du théâtre : musiques de scène, musiques en scène, sonorisation, évocation sonore, ponctuation, hors champ, climax, …
La mise en scène et la scénographie permettent et appellent cette circulation des corps et des sons entre le plateau, la salle et ses coursives, le hors-champ derrière la toile de fond. En installant les enceintes entre la toile et le réflecteur des lumières, François a toute liberté pour produire les champs acoustiques du off et les tirer vers le plateau et la salle ou inversement : traduction acoustique du triangle élisabéthain – salle/acteur/public – que Gérard Watkins revisite avec bonheur dans cet Hamlet.
Espaces de jeu
Là où excelle François Vatin, c’est dans le principe de structuration/déstructuration des espaces sonores, au service de la dramaturgie et du jeu d’acteur : “La fin de la scène 2 de l’acte I, scène des noces du nouveau Roi et la mère d’Hamlet, s’achève sur un air de Glenn Miller que je diffuse à cour, puis très fort dans une reverb pendant deux secondes, pour finalement la glisser uniquement dans les graves sous le monologue d’Hamlet. Comme si une grande porte venait de se fermer et qui s’ouvrira à nouveau pour l’entrée d’Horatio et de ses compagnons à la scène suivante. Faire vivre le hors champ est une fonction essentielle du son au théâtre. Je donne ainsi à entendre la réalité de l’espace très résonnant du château, une salle de bal peut-être, tout en signifiant que le monde d’avant des grands ensembles de jazz sera bientôt balayé par l’énergie du rock”. La musique de bal initiale se fait espace mental pour soutenir la douleur vacillante du personnage dans ce premier monologue, puis courant d’air dynamique portant dans son élan les acteurs au plateau.
Il faut souligner la justesse du placement des sons par rapport à la voix tout au long du spectacle. Cet ajustement si particulier au théâtre n’est jamais une mince affaire : les équilibres sont sans cesse remis en question par l’interprétation des comédiens et les acoustiques changeantes d’une salle à l’autre. “Il faut une intelligence du mixage, commune au cinéma ou à la musique. L’expérience du mixage musical a nourri ma pratique du son au théâtre : trouver une juste place aux différentes composantes sonores, travailler l’équilibre tonal pour que les matières se complètent en magnifiant l’œuvre. La spatialisation et le filtrage nous aident à créer la dynamique de cette construction au cœur de laquelle doivent s’intégrer la voix et la compréhension du texte. J’essaie toujours d’enregistrer un maximum de sons moi-même pour être au plus proche de la sensation recherchée. C’est la base de mon travail. Il est important de se constituer, avec les années, une banque sonore (un vent, une cloche, un orchestre, …), autant d’éléments qui, un jour ou l’autre, rejoindront un mix en cours de création.”
Cette symbiose au plateau est le fruit d’une relation de confiance avec le metteur en scène : “Gérard nous laisse la responsabilité de nos choix artistiques. Il pose sa vision du spectacle et les grandes lignes exploratrices mais reste en attente de propositions. […] Une fois que les règles ont été intégrées par tous, il est plus facile de prendre part au jeu avec les comédiens, de faire les propositions justes. Mon but était d’insuffler une certaine énergie au spectacle : celle de la musique rock et du psychédélisme. Dans la scène 3 de l’acte I, Laërte prend congé de sa sœur Ophélie avant de partir pour Paris. La première version des comédiens était très retenue et vraiment intéressante, mais je leur ai proposé d’arriver en dansant sur Girl, I want to be with you des Kinks. […] Gérard cherchait à privilégier un rythme fait de ruptures et de télescopages entre les scènes ; une façon un peu punk de construire le récit, où nous ne cherchons pas à tout justifier mais où l’énergie et l’émotion génèrent un tourbillon qui emporte le spectateur dans la folie du personnage”.
Une adaptation rock’n’roll
“Quand j’ai su qu’il voulait transporter le récit du Danemark moyenâgeux au Londres psychédélique des années 60’, j’ai immédiatement adhéré ! C’est une période fascinante d’expérimentations artistiques et musicales. Elle a vu naître les Beatles, les Pink Floyd et tant de groupes incroyables, avec cette énergie totalement débridée ! Les bases de la production musicale moderne sont posées en quelques années : apparition des premiers synthétiseurs, des magnétophones multipistes, … Sans parler du jazz, des musiques expérimentales de Iannis Xenakis ou de Pierre Henry, pour ne citer qu’eux. C’est un cadeau pour le créateur sonore de se frotter à cette époque : cela ouvre des possibilités infinies !”
Gérard Watkins est assurément un metteur en scène et un interprète “musical”. Quand il monte sur un plateau, sa guitare n’est jamais loin ! L’interprétation vibrante de l’Hallelujah de Léonard Cohen par le Roi meurtrier à l’entracte donne toute l’ambiguïté du personnage et déplace le curseur d’empathie chez le spectateur. Les mots de Cohen résonnent ici étrangement avec la tragédie de Shakespeare. Car s’il existe un plaisir audiblement partagé par le metteur en scène et le créateur sonore du spectacle à revisiter le patrimoine musical des années 60’ et 70’, la convocation n’est jamais simple hommage et François le confirme : “L’énergie rageuse de ces sons est significative d’une époque de déstabilisation politique et sociétale. Ce violent désir de faire disparaître l’ordre ancien peut provoquer des fragilités, un éclatement de la conscience, un basculement vers une forme de folie clairvoyante. Cette période a été le terreau d’expériences psychédéliques, convoquant les ‘paradis artificiels’ pour ouvrir de nouvelles portes de la conscience (les fameuses Doors de Jim Morrison). Le parallèle est intéressant chez Hamlet : en simulant la folie pour connaître la vérité sur le meurtre de son père, il finit par sombrer dans une mélancolie mortelle”.
Spectral
Pas d’Hamlet sans la figure du spectre paternel. La lecture qu’en propose François tient des aventures hallucinogènes “d’un fantôme sous LSD” : “J’ai utilisé un ensemble de synthétiseurs convoquant le suspens et le fantastique, mais aussi ce son de harpe granulaire qui exprime la tendresse fascinée pour le défunt. La première évocation se fait au son d’une chouette, comme un clin d’œil au cinéma d’horreur, suivi d’une montée synthétique annonçant l’apparition fantomatique, puis d’un paroxysme nourri de perturbations électroniques diffusées dans l’ampli/bar. Nous jouons à nous faire peur en fait : les personnages ont envie d’avoir peur, comme dans les films du genre. À sa deuxième apparition, c’est un coq (cité dans le texte d’origine) totalement psychédélique qui vient chasser le fantôme. Un petit son de coq au fond du décor n’aurait pas fonctionné. Je me suis placé dans le crâne du fantôme pour lui faire un son effrayant et fort ! Cela fait partie de ma réflexion : travailler le son du point de vue des personnages, sinon cela n’a pas de sens”.
Le Poltergeist, l’esprit frappeur qui s’exprime via la télévision dans le film de 1982 de Tobe Hooper, a guidé François dans son traitement des manifestations du spectre. Cet esprit vengeur rejoint la concept de Dibbouk(1) proposé par Gérard Watkins et traduit au plateau par Anne Alvaro : l’esprit du père prend petit à petit possession d’Hamlet et s’exprime par sa bouche pour dénoncer l’ignominie.
“Je me sers de l’enceinte dans l’ampli/bar pour diffuser des sons particuliers, de l’ordre de la perturbation électronique : des scratches qui viennent interrompre une musique, la voix du comédien qui parle au téléphone à jardin, une petite boucle de Bach qui hypnotise Polonius dans l’acte II, … C’est comme si cette enceinte était habitée. Scénographiquement, c’est aussi l’espace de la tombe.”
Pour traduire la présence fantastique du Dibbouk et son influence sur le personnage, François fait encore appel au principe de transformation dynamique de la matière sonore : “Lors de l’apparition à Hamlet dans l’acte I, ce qui est d’abord une émanation lointaine de sons de trompettes et de batterie (transposition de la didascalie qui parle de canon et trompettes) se transforme en son de trompette déformé par une émulation du fameux Studer J37, ce magnétophone à bandes détourné par les Beatles pour inventer des textures inédites sur l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Le fantôme fait tomber Hamlet à genoux, appuyé par un son de percussion grave. Le synchronisme entre son et action précise est intéressant et très apprécié par les comédiens !”
QLab : outil créatif
Une matière sonore riche et mouvante, des musiques, des effets qui ponctuent et rythment le spectacle ; François Vatin se sert du logiciel QLab pour structurer cette régie complexe. “Je l’utilise depuis dix ans. L’équipe de développeurs de Figure 53 n’a cessé de se remettre en question pour le rendre toujours plus efficace et intuitif. QLab est très pratique pour construire une régie exigeante en termes d’automations et d’enchaînements de cues. Sur Hamlet, j’ai parfois quinze effets qui se suivent et s’imbriquent. Le logiciel permet une retouche de toutes les données de façon intuitive, dans des fenêtres bien lisibles. Je programme un matriçage dynamique des envois vers mon réseau d’enceintes afin de gérer la profondeur de champ et le déplacement des axes sonores. QLab ne permet pas de faire du mixage comme Ableton Live par exemple ; mais pour cette étape de travail, j’utilise Logic Pro d’Apple. Ensuite, je n’ai plus qu’à glisser les fichiers dans QLab, dans un espace de travail paramétré pour le projet grâce aux templates très utiles. De la vitesse sans précipitation : c’est très important de pouvoir proposer rapidement des séquences de sons complexes et intégrées à la mise en scène, lancées au bon moment avec des niveaux calés. Cela vaut autant en création que lors des raccords en tournée. La précision que m’offre QLab dans la construction des effets puis leurs ajustements participe à l’instauration d’une relation de confiance avec le plateau. Je peux ainsi plus facilement proposer ma vision du son à l’équipe. Si la régie paraît complexe à première vue, elle est réellement simplifiée pour pouvoir être transmise à un régisseur d’accueil le cas échéant. Passer du TNBA à Bordeaux à la Tempête, ce fut le jour et la nuit : d’un auditorium musical plutôt réverbérant, nous nous sommes retrouvés dans cet espace très mat avec un flutter écho généré par les murs latéraux et les comédiens s’y sont cassés la voix au départ. J’ai retravaillé la reverb que j’injecte sur certains effets pour redonner de l’air. J’essaie de comprendre assez vite comment restituer le son du spectacle tel qu’il a été créé. En règle générale, j’ai deux services de montage et deux interservices de réglage, puis le filage technique pour ajuster la conduite avec le reste de l’équipe. Les interservices me permettent de reconstruire la régie son par son (ici plus de 350 cues) après avoir égalisé toutes les sources. Dans ce spectacle, je n’utilise pas de délai particulier : je retarde très légèrement la façade – 2 m au plus – afin que les chanteurs n’aient pas d’écho, un peu plus les subs et le plan de salle à l’oreille en fonction des configurations. Pour chaque lieu il faut se remettre en question. C’est un travail passionnant qui prolonge la conception en création et est grandement facilité par l’efficacité de QLab.”
Espérons que la situation sanitaire permettra au plus grand nombre de découvrir, la saison prochaine, cette adaptation personnelle et rock’n’roll d’Hamlet proposée par Gérard Watkins, portée par la singularité du jeu d’actrice d’Anne Alvaro. Tout en convoquant de nombreuses références cinématographiques et musicales, la création sonore de François Vatin est surtout d’une grande justesse théâtrale : les espaces qu’il anime savent jouer avec les acteurs.
- Un dibbouk est, dans la mythologie juive et kabbalistique, un esprit ou un démon qui habite le corps d’un individu auquel il reste attaché (Wikipédia)