Nous avions l’habitude de voir la frêle silhouette de Jean Perrottet, montant les marches des théâtres, il n’y a pas si longtemps encore. Avec Valentin Fabre, ils ne concevaient pas uniquement des salles de théâtre ; ils les fréquentaient assidûment et avaient pour habitude de citer des pièces pour parler de leur architecture. Infatigable, Jean Perrottet continuait de travailler, dessinant sur ses calques, expliquant des faisabilités de projets, critiquant des programmes, effectuant des relevés dans les théâtres à l’âge où de nombreux collègues avaient déjà arrêté leurs activités professionnelles. Alors, imaginer qu’un jour il nous quitterait, c’était impensable.
Une figure de l’architecture théâtrale
Les noms de Jean Perrottet et Valentin Fabre sont totalement, intimement, inexorablement liés à l’architecture théâtrale. Avec plus de vingt-cinq édifices de théâtres construits, réhabilités et rénovés, le paysage de l’architecture théâtrale français a été profondément influencé par le renouvellement spatial du théâtre que Fabre et Perrottet ont insufflé depuis les années 60’. Parmi ces théâtres les plus emblématiques, comptons le Théâtre de la Ville en 1968, le Théâtre de Chaillot, Les Gémeaux à Sceaux, le Théâtre d’Angoulême, le Théâtre de Sartrouville, celui de Colombes, la MC93 à Bobigny et bien sûr le Théâtre de la Colline qui, citons Matthias Langhoff, est “le Théâtre de la maturité”.
Il est d’ailleurs difficile de parler de Jean Perrottet sans Valentin Fabre, tant ce duo a fonctionné pendant des années. “Il faut bien garder à l’esprit qu’un lieu de théâtre n’a de valeur que par les spectacles qui l’habitent. Un théâtre vide, un théâtre musée n’a pas de sens. Son architecture et sa décoration n’ont pas d’existence propre.”
Dès le début de sa carrière d’architecte, Jean Perrottet s’investit dans la définition des maisons de la culture. Il explique : “Notre aventure théâtrale commune débute par une aventure collective à Paris fin 1959, début 1960, avec la création de l’AUA (Atelier d’urbanisme et d’architecture) qui rassemblait d’autres architectes mais aussi des urbanistes, des économistes, des sociologues, des architectes d’intérieur, des paysagistes, des ingénieurs de toutes disciplines, avec lesquels nous avons continué de travailler jusqu’à la disparition de l’AUA en 1986”. Effectivement, en janvier 1960, Allégret (urbaniste), Perrottet, Tribel et Loiseau (architectes), rejoints plus tard par Berce et Fabre, fondent l’AUA qui, selon Noël Napo, constituera “une école pour tous”. D’autres comme Chemetov, Steinebach, Deroche, Kalisz, Tribel-Heinz, Corajou, Parent en feront également partie. Cet atelier pluridisciplinaire et engagé, qui a pris part dans le renouvellement de l’architecture et de l’urbanisme en France, aura une approche de l’architecture intégrée à une démarche urbaine, nourrie des apports culturels et techniques des différents membres.
La rencontre avec René Allio et ses idées de transformation de l’outil théâtral a mené l’AUA à proposer une première étude théorique sur les maisons de la culture, ce qui a été le point de départ de Fabre et Perrottet pour devenir des architectes de théâtre. Allio restera leur compagnon de route, tout comme Michel Raffaelli et Noël Napo.
La réflexion sur la maison de la culture, que nous retrouvons dans leurs projets de théâtre, était de “considérer que la scène est un outil mis à la disposition du metteur en scène et que le théâtre est un instrument. Le travail de l’architecte consiste donc à mettre un lieu à la disposition d’un créateur”. Les recherches se sont alors engagées sur le rapport salle/scène, le cadre de scène, la forme frontale, … Il était impératif que tout le monde puisse bien voir et bien entendre. Puis, la volonté de l’ouverture sur la ville les amena à des interrogations sur la transparence des façades, “pour que le théâtre ne soit pas un lieu confidentiel mais que le public puisse y entrer en confiance”.
Le théâtre, l’art de la présence
Aborder le théâtre sur le concept du théâtre populaire, du théâtre de masse ouvert à tous, amènera Jean Perrottet et Valentin Fabre à rencontrer Jean Vilar, Émile Copfermann ou Denis Bablet. Atteindre un vaste public constituait un objectif important de la politique culturelle de l’époque, depuis les débuts de la décentralisation dramatique en France en 1947, la création du Théâtre national populaire en 1951, jusqu’à la création du ministère des Affaires culturelles en 1959. Les deux architectes se sont inscrits dans ce courant. Pour eux, l’amphithéâtre wagnérien était une réponse à la recherche d’une salle démocratique et à la mise en cause du théâtre classique. Ils revendiquaient une rupture nette avec les principes de l’architecture théâtrale classique dite à l’italienne.
Néanmoins, nous ne pouvons pas cantonner leur conception des théâtres uniquement à celle du théâtre frontal et de la forme amphithéâtre puisque, sur les idées de René Allio, ils travailleront sur la notion de la salle transformable, qu’ils proposeront notamment au Théâtre de Chaillot et à la Maison de la culture de Bobigny. Jean Perrottet considérait que la salle transformable gardait toute son actualité, ce qui variait étant la jauge : “Le théâtre historique, tout comme le théâtre frontal contemporain, les espaces transformables ou de hasard, complètent cette multiplicité de lieux, où chaque réalisateur trouve le support idéal à son imagination. Cette polémique, renvoyant dos à dos théâtres historiques et lieux contemporains nous semble vaine car elle méconnaît la spécificité de chaque situation, dans le temps et l’espace”.
Il reste un point sur lequel Jean Perrottet restait intransigeant. Interrogé sur l’évolution des espaces d’accueil du théâtre afin d’y d’additionner d’autres programmes, il mettait en garde contre la perte de l’identité du bâtiment : “Un théâtre, c’est un théâtre…”.
Du Théâtre de la Ville à La Colline
Une des premières applications de leurs réflexions théoriques a été la rénovation du Théâtre Sarah Bernhardt à Paris (Théâtre de la Ville) avec des études commencées en 1967 pour une ouverture en 1968. “Un lieu unifié, un instrument de travail adapté à la scénographie contemporaine. Nous réalisions là pour la première fois notre idée d’outil théâtral, en l’adaptant à une situation particulière.” C’était une démolition complète de l’intérieur du Théâtre en gardant la façade et une totale restructuration afin d’y installer une salle en amphithéâtre de 1 100 places. Concernant l’ouverture du Théâtre sur l’extérieur, Valentin Fabre expliquait : “La véritable façade du Théâtre n’est plus le mur qui sépare le monde extérieur du monde intérieur mais la vue à travers les larges baies de ce qui se passe à l’intérieur du Théâtre avec le dessous visible de l’amphithéâtre, gradins courbes en béton précontraint qui rend visible la fonction de l’architecture”. Ce modèle, que de nombreux théâtres des années 80’ vont emprunter, évoluera au sein même du travail des deux architectes ; notamment sur la jauge du théâtre qui, pour eux, ne devait pas dépasser 700 places afin de ne pas altérer la parole. Cette conception est visible dans la salle du Théâtre de La Colline, inauguré en 1987, où la recherche de la proximité avec la scène met le dernier spectateur à 17 m du nez de scène. Ils ont employé des couleurs et des matériaux comme le bois afin de créer un espace plus chaleureux avec des galeries latérales destinées au public comme promenoir. La transparence du bâtiment est davantage affirmée qu’au Théâtre de la Ville. La façade principale est en réalité l’image intérieure du Théâtre qui met en relation le gradinage de la salle avec la rue. Depuis, cette image est devenue l’emblème du Théâtre de la Colline.
Entre ces deux grands projets de théâtres, et bien après encore, les recherches, questionnements, réponses vont évoluer. Le Théâtre de la Ville et le Théâtre d’Angoulême, tout deux du XIXe, ont été évidés mais remplis de deux manières différentes. Pour Jean Perrottet : “Il n’y a pas de forme définitive, ni de forme idéale. Il y a 36 formes, 36 solutions possibles qui correspondent chacune à une situation particulière, à une demande précise”.
Transmission et enseignement
Après 1968 et le bouleversement de l’enseignement de l’architecture qui quitte institutionnellement l’École nationale supérieure des beaux arts pour devenir des Unités pédagogiques d’architecture, Jean Perrottet participe avec Jacques Allégret, en 1969, à la constitution de l’UP1, qui deviendra Paris-Villemin. En 1974, Perrottet et Fabre mettent en place, avec Max Soumagnac et Patrick Mélior, un certificat de 5e année consacré à l’architecture théâtrale. Après 1985, cet enseignement sera prolongé par un enseignement de post-diplôme, un CEAA (Certificat d’études approfondies en architecture) intitulé “Économie des équipements culturels” et qui sera une référence dans cette spécialité. Ils étaient ainsi précurseurs d’un enseignement de projets consacrés à l’architecture théâtrale qui n’existait dans aucune autre école. Grands pédagogues, ils enseignaient avec passion et racontaient comment ils utilisaient leurs réseaux professionnels pour organiser des voyages d’études et des visites de lieux culturels inédits. Jean Perrottet y enseignera jusqu’en 1990.
Un jour, j’ai posé cette question à Jean Perrottet : “Racontez-nous l’utopie du théâtre populaire et de son architecture dont vous avez été un acteur”. Il me répondit : “Ce n’est pas une utopie, puisque nous l’avons fait”.
Jean Perrottet est né le 31 mai 1925 et décédé le 26 février 2021 à Montreuil. Il deviendra architecte en 1954 et son diplôme était une Cité internationale culturelle pour les jeunes en Savoie.
NB : les citations viennent des différentes rencontres et colloques ainsi que d’entretiens dans la revue AS