À l’heure de l’hyper-communication, Denis Mariotte fait figure de discret. Il n’adopte pas de postures et sa franchise est celle de ceux qui n’ont rien à prouver. Il est libre et trace son chemin. On reconnaît en lui la force de l’artiste, persuadé non pas par ce qu’il a à dire ou à faire, mais plutôt par ce qu’il doit chercher. Un subtil mélange de doutes et de certitudes. Retour sur un entretien décrivant le parcours de cet artiste protéiforme qui, à cinquante-huit ans, a une quarantaine de créations sonores, scénographiques et installations à son actif.
Art de l’éphémère
C’est un artiste autodidacte, ayant appris tout d’abord la musique “sur le tas”. À dix-huit ans, il a été projeté dans la vague d’énergie punk et cela l’a beaucoup nourri. “J’ai très vite pris en compte l’aspect scénique et visuel des concerts auxquels je participais. Avec le groupe Pacte Noir, nous mettions plusieurs jours à construire et peindre des accessoires/décors, que nous prenions plaisir à détruire totalement durant le concert suivant… ”
Bien que peu sensibilisé à la culture en général durant sa jeunesse, cette expérience a déclenché son attrait envers les arts de la scène. “Je suis donc devenu technicien à l’Opéra de Lyon et me suis rapidement dirigé vers la lumière, en tant qu’électricien. Je ne savais pas ce qu’était un jeu d’orgue, comment tout cela se fabriquait ; je ne connaissais rien du tout !”
Rencontre déterminante
À l’Opéra, il rencontre la chorégraphe Maguy Marin. Il lui propose de faire l’affiche de son prochain spectacle, bien que n’ayant jamais fait cela… Elle accepte et cela scelle le début d’une collaboration de plus de vingt ans. “J’ai donc commencé à faire mes premières musiques de scène, tout en créant les scénographies des spectacles de Maguy. Ma première création scénographique fut pour la Cour d’Honneur en Avignon en 1989 !”(1)
Comment décrire le travail avec Maguy Marin ?
Denis Mariotte : Les musiques de scène se sont organisées en cycles ; lors d’un de ces cycles, nous avons posé comme dogme durant huit spectacles que tous les sons seraient créés par les danseurs, au plateau. Cela a pris différentes formes : pour le spectacle Waterzoï j’ai composé une partition pour instruments acoustiques, pour Ramdam ce fut un ensemble vocal sonorisé par douze micros HF, pour Points de fuite huit guitares électriques… Le tout joué par les danseurs, non-spécialistes des formes proposées donc. La question était alors d’exprimer avec un vocabulaire assez simple tout un jeu de polyrythmie, d’épaisseurs, de timbres surtout.
Je n’avais ensuite plus envie de revenir à un travail sur bande et je me suis alors lancé dans la création de dispositifs sonores ; le son venait donc toujours du plateau, en direct.
Artiste à géométrie variable
Parallèlement, Denis est musicien et compositeur dans plusieurs formations (Chef Menteur, La Douzaine), en duo aux côtés de Renaud Golo(2) ou bien en solo. Dans ces pièces solo, il mêle le travail musical, plastique et corporel ; c’est certainement un manifeste de son expression artistique.
Quelles sont tes influences ?
D. M. : Les gens les plus influents ne le sont pas forcément pour leur esthétique mais plus par leur comportement, par la force qu’ils transmettent et qui permet de trouver sa propre liberté, son propre langage artistique. Fred Frith(3) par exemple, avec qui j’ai travaillé, m’a beaucoup inspiré par sa capacité d’écoute et de transmission, en particulier avec les autodidactes. David Lynch aussi, dans sa démarche de travail et de recherche quotidienne, me renforce dans mes propres choix méthodologiques.
Comment définis-tu ton travail ?
D. M. : Mon travail est hétéroclite, de l’extérieur en tout cas… Je réfléchis actuellement sur l’origine. J’imagine que mon côté musicien autodidacte, qui définit son propre solfège, joue beaucoup dans mon travail. Mes créations partent de partitions constituées de différents éléments, pas forcément musicaux, non prédéterminés : du silence, du sonore, du visuel, … J’utilise les matériaux nécessaires à mon expression du moment, sans préjugés, tout peut faire partition. L’important est la sincérité dans le propos artistique et non pour qui ou pour quoi on le fait. L’enjeu est privé, en première épaisseur.
Technique, pas technophile
Quelle place prend la technique dans ton travail ?
D. M. : La technique est un outil important pour moi mais qui doit être remise en question tout au long du processus de création : est-elle toujours en train de servir le propos ? Le reliquat de technique en fin de parcours doit être essentiel et nous essayons de ne pas nous laisser dépasser par son potentiel parfois infini. La technique ne doit pas m’emmener sur des chemins que je n’aurais pas choisis, mais peut heureusement parfois m’inspirer. En musique, cela se traduit par exemple par une méfiance envers les machines me proposant trop de préréglages, de timbres prédéfinis ; à l’inverse, j’ai toujours apprécié la liberté offerte par unsampler : ce n’est qu’un lecteur et je peux utiliser mon propre langage, mon autonomie, sans subir un formatage commercial qui peut être imposé par l’outil technique. Le sampler m’a aussi permis d’enrichir mon vocabulaire musical en élargissant le concept unitaire de note à un événement sonore ou un ensemble de notes. En outre, en disséminant des capteurs sur scène, je peux redonner la parole au plateau ; dans le spectacle Pour ainsi dire(4), ce sont les corps des danseurs qui déclenchaient les samples. Ce procédé induisait des contraintes chorégraphiques que Maguy Marin a intégrées dans son écriture, condition à la réussite de l’exécution de la partition.
La longue relation de co-création entre Denis et Maguy a permis ce type d’enchevêtrements compositionnels, d’influences mutuelles.
Détournes-tu parfois la technologie ?
D. M. : Je travaille depuis un moment avec des moteurs d’essuie-glaces que je recycle et qui me permettent de créer des mouvements, du son. Je les pilote grâce à un séquenceur MIDI (Logic Pro) relié à des relais ; ce séquenceur me permet aussi de contrôler la lumière et le son grâce aux interfaces adaptées. Ce logiciel me convient, j’ai encore de la marge d’écriture ; je ne cherche d’autres solutions techniques que si mon dispositif habituel me bride.
Espace, image et sons
La composante spatiale du son t’inspire-t-elle ?
D. M. : Je travaille avec le même régisseur son depuis des années, Gérald Groult, et nous questionnons bien sûr l’aspect dramaturgique de la diffusion sonore ; mais la spatialisation dynamique du son n’a jamais été primordiale pour moi. J’ai une certaine sensibilité quant à la distanciation et je cherche le rapport juste au spectateur ; pour moi, le rapport frontal est le plus juste, sans détournement. Tout est toujours question de dosage entre le sonore et l’image, c’est le fond de mon travail ; une recherche de mixage, d’épure de tous les instants… Dans Umwelt(5) par exemple, l’univers sonore est créé par trois guitares électriques ; un dispositif excite une corde sur chaque guitare pendant une heure et vingt secondes. L’espace sonore est saturé par un unique accord où seuls le timbre et le volume modulent, activés par des pédaliers MIDI, mais finalement le visuel a toute sa place dans ce champ sonore monolithique. Une histoire d’équilibre donc. Le sonore, on le sait, permet de dilater, de courber l’espace-temps. Ce degré de dilatation est un de mes leviers de dosage du sonore, ainsi que la notion d’échelle.
Comment décrirais-tu ton vocabulaire sonore ?
D. M. : Je joue beaucoup sur la dynamique des sons, le volume, la richesse du langage, plus ou moins épuré, plus ou moins rythmé, jouer sur des flux, avec ou sans métrique. À ce propos, je reviens actuellement à une envie de musique plus “classique”, avec une métrique bien définie. Les trajectoires du langage créatif sont parfois mystérieuses, cycliques, une succession de modes d’expression qui semble s’épuiser. Il faut alors trouver un autre mode d’expression…
Est-il facile de se réinventer ?
D. M. : Tout est partition et j’ai la chance d’avoir une palette d’expression assez large ; mais je me suis longtemps interdit de réutiliser des sons (ou autres) “en magasin”, pour m’obliger à toujours chercher. Je ne m’évertue pas à me réinventer, c’est le matériau sur lequel je travaille qui impose ces mutations ; si ces dernières génèrent encore de l’étonnement sur ma propre création, c’est bon signe !
Le rêve du peintre
Quelles sont tes conditions de travail ?
D. M. : Depuis huit ans environ, mon travail s’oriente vers les arts plastiques, la sculpture mouvante. Ayant un rapport resserré à la technique, à l’artisanat, j’en ai eu assez d’être un nomade se déplaçant avec ses outils, ses matériaux et de subir les diverses contraintes des lieux d’accueil ; j’ai donc tout fait pour aménager un atelier aux dimensions suffisantes. Cela m’a aussi permis de m’affranchir du mode classique de production : penser un projet, le financer, le fabriquer, respecter la deadline de la première ou du vernissage. J’étais envieux du processus de création d’un peintre qui pratique tous les jours une recherche… Je peux désormais mixer un travail lié à un objectif de production et une recherche esthétique fondamentale, quotidienne. Pour peaufiner et perfectionner mon travail, je collabore avec Gérald Groult à la technique et Véronique Petit à la dramaturgie. L’enjeu est de s’interroger sur un objet qui va dépasser légèrement les limites des sphères de compétences de chacun, tout en évitant d’empiéter sur le terrain de l’autre. Au niveau administratif, j’ai créé mon association, Ad Hoc, pour encadrer la production de manière indépendante. À un certain moment, je me suis rendu compte que les frais de production engloutissaient 30 % du budget d’une création ; j’ai alors souhaité me détacher de ces “habitudes imposées” pour aller vers une “décroissance artistique”. Je n’ai pas besoin de me développer en termes économiques, je veux seulement prendre le temps de créer et être au contact des spectateurs et acteurs de l’œuvre.
Métro, boulot, drapeaux…
Peux-tu me décrire ton installation À supposer que les choses doivent exister… ?
D. M. : Cette œuvre est une commande pour la Nuit Blanche 2019, qui a pris place dans la station de métro Plateau de Vanves/Malakoff. J’ai disposé, tout le long d’un couloir de 65 m, quarante moteurs d’essuie-glaces agitant soit un drapeau blanc soit une branche de rosier. À chaque extrémité du dispositif se trouvent deux cadres posés au sol, recueillant des paillettes blanches, sorte de particules élémentaires ; j’ai aussi installé à l’entrée et à la sortie de ce long couloir deux autres cadres, l’un accueillant une perruque, l’autre une paire de chaussures, comme un personnage dilaté, transposé tout le long de cet espace. L’ensemble est piloté par un séquenceur MIDI qui envoie des commandes au logiciel lumière D::Light, qui lui-même pilote des dimmers reliés aux moteurs d’essuie-glaces. Les drapeaux et les branches de rosiers sont ainsi mis en mouvement et synchronisés sur une musique diffusée à chaque bout du couloir. À un moment assez “étiré” de la partition, une sorte de suspension, j’ai demandé au vigile de piloter une voiture télécommandée, un 4×4 plutôt symbolique, à travers le dispositif ; comme si on venait voir ce qui se passait, du “haut” de son 4×4, tout en étant à toute petite échelle vis-à-vis de l’installation.
Denis Mariotte est un personnage qui a su garder une énergie positive et exprimer une rébellion tout en finesse ; peut-être la définition du véritable esprit punk du XXIe siècle.
- Eh qu’est-ce que ça m’fait à moi !? , M. Marin / D. Mariotte, 1989
- Violoniste, boxeur, poète, compositeur, scénographe, performer. Fondateur de la revue Rodéo
- Compositeur et guitariste expérimental
- Pour ainsi dire, chorégraphie de M. Marin, 1999
- Umwelt, chorégraphie de M. Marin, 2004