“L’Europe est un pays singulier”
Sylvain Kahn est professeur agrégé à Sciences Po et spécialiste des questions européennes. Pour lui, l’Europe est un espace de vie sociale, politique et culturelle original qui “influence le monde”. Il est l’auteur, avec le géographe Jacques Lévy, de l’ouvrage Le Pays des Européens, publié l’an dernier aux Éditions Odile Jacob.
À quoi renvoie ce terme de “Pays européen” auquel vous faites référence dans le titre de l’ouvrage que vous co-signez avec Jacques Lévy ?
Sylvain Kahn : On parle souvent de l’Europe comme si c’était quelque chose d’extérieur. Cependant, lorsqu’on regarde comment l’ensemble européen fonctionne, on se rend compte que ce n’est pas du tout une extériorité mais un espace de vie qui, comme tous les espaces de vie, est différencié et nuancé. Mais nous l’avons tous en tête et il ne nous est pas exotique. Il y a beaucoup de liens tissés entre les Européens, que ce soit des flux touristiques, des informations qu’on entend à la radio, qu’on voit à la télévision ou sur Internet. Nous sommes beaucoup plus sensibles à ce qu’il se passe en Espagne ou en Lettonie qu’aux nouvelles qui concernent le Brésil ou le Venezuela, pays dont on parle lorsqu’il s’y déroule des événements paraissant dramatiques.
Les Européens partagent des caractéristiques de vie sociale qu’on ne trouve pas dans d’autres régions du monde. C’est dans l’ensemble européen que la tolérance est la plus grande au monde envers l’abolition de la peine de mort, l’IVG ou encore la liberté sexuelle et les orientations sexuelles. C’est aussi en Europe que s’est développée l’urbanité, une forme de cordialité dans les relations sociales liées au développement des villes. En Europe, depuis le Quattrocento, ce qui va de paire avec le développement urbain, c’est le développement de l’individualisme, de l’anonymat, de l’initiative individuelle, de la banque, de la finance, du capitalisme et de la créativité. Cela s’exprime à la fois dans la libre entreprise, dans la création culturelle, dans la curiosité scientifique ou dans la recherche en sciences sociales. Par ailleurs, dans un autre registre, il n’existe pas d’autres régions du monde qu’en Europe où il y a un tel maillage de transports transfrontaliers. Si ces réseaux de communication existent c’est parce qu’on s’en sert.
Oui mais ces réseaux de transport ne sont-ils pas utilisés que par une partie seulement des Européens ?
S. K. : Oui, évidemment. Mais le fait qu’il y ait une proportion importante de gens qui ont ces pratiques est un signe très fort. Les flux touristiques se sont complètement démocratisés en cent ans. Cependant, le grand changement de ces soixante-dix dernières années est que les Européens se sont dits : “On va créer ce qu’il manque à cette interdépendance en fondant quelque chose qui ressemble à un État, l’Union Européenne”. Si on prend la carte de l’Europe, plus aucun pays n’est aujourd’hui relié ou intégré à ce que j’appelle le système territorial de l’UE. Que ce soit par la politique européenne de voisinage, par l’espace économique européen ou encore par les 152 accords bilatéraux que la Suisse a pu signer avec l’UE. Le système politique européen s’étend aujourd’hui jusqu’à la Géorgie. À partir du moment où vous avez une société européenne qui s’est dotée d’institutions politiques, de politiques publiques, d’agents publics et même d’une monnaie, vous avez un pays.
Pourtant l’Europe apparaît plus que jamais fracturée et divisée, avec la montée des partis d’extrême droite ou dits “europhobes”…
S. K. : Je ne parlerais pas de fractures. Il y a des débats, des oppositions, des différences, … et pour l’instant cela se passe de manière plutôt civilisée. Lorsqu’un pays est traversé par des dissensions on ne dit pas qu’il est menacé de disparaître. La France de 1940 à 1944 était vraiment divisée au sens géographique, territorial et politique. Aujourd’hui ce n’est pas le cas de l’UE. Même Viktor Orbán en Hongrie, Jarosław Kaczyński en Pologne ou Matteo Salvini et la Ligue lorsqu’ils étaient au pouvoir en Italie n’ont pas voulu sortir de l’Europe. Entre ceux qui disent “il faut faire une Europe qui respecte plus les Droits de l’Homme” et ceux qui estiment qu’il faut une Europe hospitalière, il y a des débats. Mais l’Europe et la société européenne se sont construites depuis au moins l’Humanisme et les guerres de religion sur une opposition très forte entre la tradition des Lumières et la tradition des anti Lumières. Cette opposition témoigne, dans une certaine mesure, du fait qu’il existe une société politique européenne. Lorsque que le gouvernement polonais a voulu durcir encore la législation sur l’IVG, il y a eu un million de personnes dans la rue. Cela a reçu un écho immédiat dans toutes les sociétés européennes et les Polonais qui manifestaient ont appelé à la solidarité des Européens.
Par ailleurs, le populisme se construit sur un rejet des élites. Mais ce rejet vaut à toutes les échelles. Les partis populistes, lorsqu’ils arrivent au pouvoir, rejettent les dirigeants et les fonctionnaires européens parce que ce sont des élites et moins parce que ceux-ci seraient attentatoires à l’indépendance de leur nation, même si dans le discours on trouve les deux éléments. Le populisme indique que la communauté populaire doit gouverner par elle-même, sans médiation, sans représentant. Certains disent “c’est la Flandre” d’autres “c’est la Catalogne”. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’extrême droite flamande très xénophobe ne rejette pas la construction européenne.
Il y a-t-il vraiment une volonté d’une majorité d’Européens de faire société ?
S. K. : Lorsqu’on regarde les deux derniers Eurobaromètres (enquêtes très sérieuses faites sur des panels de 15 000 à 20 000 personnes), on se rend compte que partout où il y a l’euro, l’attachement à la monnaie unique est majoritaire dans les opinions publiques. Les gens ont compris que l’euro les protège davantage qu’il ne les plombe, même si on pourrait faire l’euro mieux, autrement et avec d’autres priorités. Sur la défense c’est la même chose : il existe une demande sociale de politique de défense européenne. Il faut quand même voir qu’elles sont les situations aujourd’hui en Estonie, en Lettonie ou en Suède où on rétablit le service militaire et où le gouvernement distribue des prospectus expliquant que faire en cas d’invasion. Nous en sommes là dans plusieurs pays d’Europe. Un peu partout on ne comprend pas trop ce qu’il pourrait se passer avec la Russie et on estime que les États-Unis sont en train de nous lâcher. Tout seul on se préparera moins bien que si on agit ensemble à 500 millions d’habitants.
Mais est-ce que cette Europe est suffisamment reconnue sur la scène internationale ?
S. K. : Elle est reconnue là où elle a du poids : dans le cadre des négociations commerciales, à l’OMC ou dans les relations bilatérales. Ce qui a du poids dans le monde c’est le marché intérieur européen. Puis, sur le plan de la détermination, à faire avancer des solutions politiques, militaires ou diplomatiques, l’influence de l’Europe est différente selon les régions du monde. Dans certaines sous-régions d’Afrique, comme la zone saharo-sahélienne ou la République démocratique du Congo, les Européens possèdent des leviers et cherchent à les utiliser avec plus ou moins de bonheur. Ils sont considérés comme des acteurs pouvant avoir un rôle important. Dans toute la région qui est à l’Est de l’UE et à l’Ouest de la Russie, l’Union est considérée comme un acteur de premier plan. Les Géorgiens aimeraient pouvoir compter sur les Européens, les Ukrainiens aussi, ainsi que les républiques de l’Ex-Yougoslavie. Des pays comme la Corée du Sud, le Japon et le Canada considèrent que l’Europe est un pays important dans le monde, avec lequel ils partagent une certaine vision des relations internationales, de la lutte contre le réchauffement climatique, du commerce, …
Est-ce que l’Union Européenne a les moyens d’être un élément moteur dans la lutte contre le réchauffement climatique et d’entraîner d’autres puissances dans son sillage ?
S. K. : Si un jour le monde lutte vraiment contre le changement climatique on pourra dire que ce sera en s’inscrivant dans les efforts faits par les Européens depuis les années 90’. Mais pour l’instant, l’UE n’arrive pas à avoir ce rôle moteur. On a beaucoup parlé des Accords de Paris. Il vaut mieux qu’ils aient eu lieu mais c’est quand même une importante régression par rapport aux accords de Kyoto. Grossièrement, nous sommes toujours dans la logique de Copenhague avec une trajectoire, des accords non contraignants et aucun contrôle. Il y a juste des engagements. Ce qui est très intéressant avec les Accords de Paris, qui sont quand même le fruit de la méthode européenne, c’est que de nombreux territoires, à toutes les échelles, ont déclaré s’inscrire dans leur sillage. La vraie dynamique des Accords de Paris est là. Des villes et des régions ont déclaré : “On se reconnaît dans les Accords de Paris, notre gouvernement central pourra dire ce qu’il veut, nous on avance”. Mais sinon, l’UE n’a pas les moyens de tordre le bras de la Chine, des États-Unis, ni de l’Inde ou de la Russie… Elle le pourrait concernant l’Australie ou le Canada. Mais la méthode choisie par les Européens depuis des décennies est de ne pas être dans le rapport de force. C’est l’idée qu’il faut convaincre, y compris dans les relations internationales. Je sais bien que des Européens sont intervenus en Libye ou en Irak. Le tableau est toujours nuancé. Mais dans l’ensemble, en matière de relations internationales, les Européens ont renoncé à la politique de la canonnière dans leurs rapports entre eux et avec le reste du monde. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les Européens ont été à l’avant-garde de la lutte contre le réchauffement climatique. C’est l’idée qu’il faut se mettre d’accord sur des normes communes, une fois qu’on s’est entendu sur un diagnostic partagé, puis sur un objectif commun avec la création éventuelle d’institutions supranationales de contrôle. On estime qu’une fois que les acteurs se sont engagés à agir, ils vont accepter d’être contrôlés et peut-être de se faire mettre à l’amende si on leur dit qu’ils n’ont pas respecté leurs engagements. Ce que je viens de décrire là est en fait le fonctionnement de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qui comprend un organe de règlement des différends. Les États-Unis viennent d’ailleurs d’en bénéficier au détriment de l’UE qui a été jugée coupable d’avoir subventionné de manière illégale Airbus. Et les Européens acceptent la sanction.
Pour revenir au changement climatique, s’il y a bien une région du monde où on est soucieux de ce sujet à une échelle étatique, c’est dans l’UE. Aux États-Unis, cela s’exprime plutôt au niveau local, dans certaines villes. Les Européens sont porteurs de ça, y compris en incluant les nationalistes européens et les citoyens souverainistes qui n’aiment pas tellement l’UE et les élites. Pensons au fameux slogan gilet jaune “Ne pas opposer la fin du monde aux fins de mois”. Rien que dire cela est déjà être Européen au sens de s’inscrire dans cette société européenne. Réfléchir en même temps à son niveau de vie et au réchauffement climatique est une chose qu’on trouve dans le débat européen. On ne l’observe pas tellement ailleurs, en tout cas pas à cette échelle-là. L’Europe est vraiment un espace, une société et un pays singulier dans le monde, et non pas un pays particulier. Ce qui est particulier ne vaut que pour lui-même et ne peut inspirer personne. Alors que ce qui est singulier peut être une source d’inspiration ou simplement de réflexion pour d’autres. Dans la singularité, il y a des éléments qu’on peut retrouver autre part. Il suffit d’habiter six mois ailleurs dans le monde pour se sentir Européen et percevoir cette singularité. C’est souvent en étant hors de l’Europe qu’on rencontre des gens qui vont nous dire “vous êtes Européens”.
Le modèle européen et la “méthode” européenne peuvent donc inspirer ?
S. K. : L’Europe influence le monde. L’UE soutient l’idée qu’il faut convaincre les autres plutôt que de les contraindre et les forcer. C’est un immense changement car les Européens, pendant deux à trois siècles, n’ont été quasiment que dans la contrainte, la conquête, la force, le mépris dans leur rapport au monde. Nous sommes vraiment rentrés dans une période postcoloniale. On peut toujours trouver des buttes témoins du néo-colonialisme. Mais ce n’est plus le paradigme dominant. Je crois que l’Europe a des choses à dire au monde, qu’elle intéresse le monde. Si tellement de personnes veulent venir en Europe, avec tous les drames que l’on connaît, ce n’est pas seulement pour bénéficier de la Sécurité sociale ou pour trouver du travail. Les gens savent bien qu’en Europe la vie est moins violente, même si elle est souvent dure, qu’il y existe une liberté. Ce n’est pas rien. Aux États-Unis, il existe des endroits où les femmes ne peuvent plus avorter. La seule région du monde où la liberté religieuse est vraiment complète, où le blasphème n’existe pas, c’est en Europe. La sortie des religions est un phénomène universel, mais surtout chez les Européens. Des tas de gens dans le monde entier rêvent de cela. La liberté en Europe ce n’est pas simplement de pouvoir voter et avoir plein de partis politiques. Il n’y a pas qu’en Europe que cet ensemble existe. Mais en Europe, pour l’instant, tout cela est acquis et dominant. Y compris concernant les pratiques libertaires qui sont minoritaires du point de vue de leur nombre d’adeptes, qu’elles soient sociales, sexuelles ou littéraires. Il y en a toujours davantage en Europe qu’ailleurs et les gens, même s’ils ne sont pas pratiquants, considèrent que c’est important que cela existe. Lorsque les illibéraux arrivent au pouvoir, c’est quand même en Europe que ces espaces demeurent les plus protégés. La question est aujourd’hui de savoir si les Européens vont être capables de formaliser tout cela ?
À lire : Le Pays des Européens, Sylvain Kahn et Jacques Lévy, Éditions Odile Jacob, avril 2019, 224 pages, 19,90 €