Dominic Huber, scénographe

Photo © Blendwerk

La dramaturgie du spectateur

Dominic Huber est un des scénographes les plus inventifs d’aujourd’hui. Il réinterroge la création scénographique dans une approche théâtrale singulière. Si aujourd’hui l’immersion est considérée comme une nouveauté, voilà plus de quinze ans que Dominic Huber expérimente la mise en scène du public et une relation différente au plateau, à l’espace et à l’acte théâtral. Ses espaces architecturés et narratifs invitent le spectateur à expérimenter l’espace, le temps et l’histoire, dans un rapport actif où il peut choisir d’être acteur, actant ou regardant.

Il commence par des études d’architecture à l’ETH de Zurich mais n’a jamais vraiment travaillé comme architecte. “Je voulais avoir accès à la structuration du temps et pas uniquement à celle de l’espace. Je l’ai trouvée dans la narration, un élément qui joue toujours avec le temps et exige une participation.” Néanmoins, sa vision de l’espace est empreinte de ses années d’architecture. Ses scénographies ne se limitent pas au plateau, il construit des environnements où l’espace du public et de la scène s’entremêle ; des scénographies qui ne se regardent pas mais se vivent, se parcourent, dans l’esprit d’une réalité augmentée.

Pendant ses études, il devient assistant de scénographie au Theater Neumarkt à Zurich. “C’était un petit théâtre qui abordait le théâtre différemment. La création d’une pièce ne partait pas de la mise en scène d’un texte, Molière ou Shakespeare sur le plateau, mais avec les comédiens et en collaboration avec toute l’équipe, ce qui était nouveau en Suisse dans les années 90’. C’est ainsi que j’ai découvert le théâtre.” Il forge son approche du théâtre dans cette relation forte à une équipe qui travaille ensemble et sur le présent. “Nous commençons par créer un monde sur le plateau avec l’ensemble de l’équipe engagée depuis le début, comme une écriture de plateau. La contribution des comédiens est certes différente.” Sa première création, Simulanten, était présentée dans un espace non théâtral, un passage souterrain à Zurich qui était un site abandonné sous un nœud de circulation.

La grande exposition Swiss Expo.02 a été un tournant pour la place de la scénographie en Suisse. Dominic Huber devient responsable du département artistique pour Strangers in Paradise. Il fonde sa société Blendwerk GmbH avec Christa Wenger, créatrice lumière. Il commence à collaborer avec différentes compagnies à Zurich, Bâle et Berlin et découvre les structures permanentes spécifiques de l’Allemagne comprenant les ateliers de décor, les conventions dans les productions, … Il ne veut pas se situer dans cette tradition allemande avec un texte et des comédiens qui répètent dans un temps déterminé, lui qui vient du monde de la création collective. Il met en scène Koppstoff au Théâtre Maxime-Gorki à Berlin, puis à Hambourg. “J’ai réalisé des mises en scène mais je suis surtout scénographe.” Il préfère travailler dans des espaces indépendants comme au Hebbel am Ufer avec Matthias Lilienthal. “J’avais envie de développer mes propres projets dans une démarche plus libre et expérimentale.” C’est ainsi qu’il commence sa collaboration avec Bernhard Mikeska sur des installations théâtrales, Rashomon :: Truth Lies NextDoor ou Marienbad :: Coming Soon, des productions 1 sur 1 où un seul spectateur peut entrer dans une structure imposante.

Hotel Savoy est une installation théâtrale personnelle créée avec une comédienne, un régisseur son et un régisseur vidéo, présentée sur la Cinquième Avenue de New York, puis à HAU1 Berlin. Une construction de quatre étages racontait quatre histoires. Les visiteurs étaient invités dans un hôtel vide et rencontraient d’anciens employés qui les conduisaient dans des coins reculés du bâtiment comme un voyage personnel à travers le passé.

Carmen Disruption – Photo © Blendwerk

Dominic Huber est davantage intéressé par le théâtre documentaire ou semi fictionnel, par la recherche sur la limite entre le réel et le fictionnel. “J’ai toujours collaboré avec des metteurs en scène qui ne considéraient pas la scénographie comme une prestation de services mais un élément essentiel dont la conception commence très tôt dans le processus.” C’est ainsi qu’il crée régulièrement avec Sebastian Nübling (Volpone, Carmen Disruption), avec l’écrivaine et metteuse en scène argentine Lola Arias (Familienbande,The Art of Making Money / The Art of Arriving, …) ou avec le dramaturge et metteur en scène japonais, Toshiki Okada (voir AS 205). NO SEX ou NO THEATER racontent des réalités sociales du Japon mais qui pourraient être le futur du monde européen.

Dans ses réflexions sur le théâtre, la scénographie du public devient primordiale, qu’elle soit frontale ou immersive. “Le théâtre pour moi est d’une part la narration et d’autre part la notion du spectateur : offrir une participation, leur donner la responsabilité d’une intrusion, pas de manière trop rigide mais plutôt comme une invitation à collaborer sur l’illusion et la narration. Le comédien travaille son texte, s’interroge sur le sens et le contexte. Le spectateur est dans la même situation et doit être sollicité, pouvoir lui donner la possibilité de s’interroger sur ce qui est réel et ce qui est fictionnel, alors que dans le théâtre classique, le public qui est sur son siège et dans l’ombre a un rôle assez pauvre. Pourquoi demande-t-on au spectateur de s’asseoir et de se taire ? N’y a-t-il pas d’autres possibilités ?” La notion de l’immersion est clairement posée. Était-ce une manipulation du spectateur ? “L’immersion devient intéressante lorsqu’elle donne du pouvoir au spectateur afin de collaborer sur la narration, que le spectateur devienne plus indépendant même physiquement.”

Dominic Huber rencontre Stefan Kaegi et le collectif Rimini Protokoll en 2007. Il trouve dans cette collaboration un vivier de création et d’expérimentation en cohérence avec ses recherches sur la place du spectateur, à commencer par Airport Kids et Heuschrecken. Le Festival mobile Ciudades Paralelas, créé avec Stefan Kaegi et Lola Arias, se déplace dans les villes où les artistes investissent des lieux, gare, librairie, tribunal, … “Présenter des pièces dans différents lieux c’est une utopie où l’élément théâtral est assez puissant pour exister dans des lieux du quotidien.” Avec HOUSE / “Prime Time”, Dominic Huber intègre dans chaque ville un bâtiment résidentiel et fait participer les habitants. Les spectateurs se tiennent debout à l’extérieur avec des écouteurs, voient et entendent ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment.

Pour Situation Rooms, créée en 2013 et en tournée à travers le monde, il imagine une scénographie complexe et ingénieuse, un labyrinthe où différents espaces s’interpénètrent, des lieux construits en relation avec l’univers de l’industrie de l’armement. Vingt spectateurs munis de casques et de tablettes numériques cheminent dans ces espaces où ils deviennent protagonistes et acteurs, dans une organisation minutieusement pensée. “On se retrouvait sur des plateaux de théâtre pour une jauge de 800 personnes alors que le dispositif ne pouvait recevoir que vingt spectateurs à la fois et un total de 120 pour la journée.”

Nachlass, pièces sans personnes, également en tournée depuis sa création en 2016, raconte huit histoires de vie et de disparition (voir AS 223). Le dispositif est une construction en ovale qui donne sur huit petites salles avec un décor reconstitué représentant les huit récits. Trente-cinq spectateurs déambulent librement dans ces différents univers. “Même si la pièce a été représentée au départ dans le Musée Martin-Gropius-Bau à Berlin, Nachlassest une pièce théâtrale, avec une narration, un début et une fin. Par contre, dans la mesure où une salle d’exposition est ouverte dès 10 h du matin, elle fonctionne mieux d’un point de vue économique alors que pour le public du théâtre, libre qu’à partir de 18 h, cela devient plus compliqué.”

Société en chantier, de Rimini Protokoll où Dominic Huber en est le scénographe, est l’image d’un chantier projeté sur la société. La pièce, qui va être présentée au Théâtre de Vidy au printemps 2020, est une recréation pour un public français à partir d’une production déjà existante. 500 à 800 personnes, divisées en huit groupes, se promèneront sur un chantier reconstitué. La scénographie envahira tout le Théâtre. Elle sera présentée à la Grande Halle de la Villette en 2021.

Concernant l’architecture théâtrale, Dominic Huber rejette la notion d’un bâtiment permanent pour le théâtre. L’espace théâtral n’aurait pas besoin de murs épais avec les rituels du foyer et des fauteuils rouges. “Ces bâtiments ne seraient-ils pas une justification pour installer un système coûteux et complexe avec des centaines d’employés ? Le théâtre doit être plus fluide. Ne serait-il pas plus judicieux de ne pas mettre de l’argent dans l’infrastructure mais dans la production et la création ?” Il retrouve cet état d’esprit davantage dans les festivals que dans le système rigide du théâtre du répertoire : éphémère, un spectacle prend place le temps d’un été puis disparaît. “Notre théâtre contemporain ne trouve pas sa place dans des configurations du type à l’italienne, ni dans lesblack boxes qui ont toujours les mêmes dimensions et deviennent finalement aussi contraignantes que celles à l’italienne. Tout ceci n’est pas très inspirant. Parfois nous n’avons tout simplement pas besoin de salle comme dans notre Festival Ciudades Paralelas.” Le théâtre ne devrait-il pas être qu’une structure provisoire pour deux ou trois ans plutôt qu’un édifice qui dure plus de cinquante ans ? La construction d’un bâtiment revêt alors un aspect davantage politique.

Prix suisse du théâtre 2019, membre de nombreux jurys et intervenant dans divers enseignements de la scénographie, Dominic Huber, donne comme référence Bert Neumann : “Les spectacles sont définis par ses scénographies. D’ailleurs, je ne les ai jamais considérés comme scénographies mais comme des créations de lieux”. Le monde du cinéma américain, et surtout David Lynch, est aussi présent dans ses créations “à travers cette forme de narration en lien avec des espaces et des ambiances”. Même s’il aime explorer le domaine de la scénographie d’exposition, il préfère le spectacle vivant et ses espaces narratifs, avec sa temporalité, un début et une fin.

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