Emmanuel Négrier

“L’émotion est consubstantielle du politique”

Photo © E. Hannoteaux

Emmanuel Négrier est directeur de recherche en sciences politiques au CEPEL (Centre d’études politiques de l’Europe latine) à l’Université Montpellier 1. Il a récemment codirigé La politique à l’épreuve des émotions avec Alain Faure. Il revient avec nous sur les dernières élections présidentielles et législatives. Des scrutins émotionnellement chargés…

Nous venons d’assister à deux scrutins législatifs marqués par une forte abstention. La politique ferait-elle de moins en moins battre le cœur des Français ?

Emmanuel Négrier : Non, il faut prendre en compte l’ensemble de la séquence. Et dans cette séquence, si l’on regarde le succès des primaires, le cœur des Français a battu la chamade en politique. Même pour un parti qui se trouve dans une situation aussi dépressive que le PS, avec une primaire mal organisée, la participation a été assez notoire. Concernant la présidentielle, beaucoup tablaient sur une abstention plus importante. En fait, on peut considérer que ces scrutins ont remporté un succès fort, mais le contrecoup a été une importante dépression législative. Cela dit beaucoup de choses sur le problème symbolique que nous avons en France à propos de la représentation du pouvoir. Ce n’est pas qu’une question de rapport de force. Les citoyens estiment que l’essentiel se joue au niveau de la représentation d’une personne. Ce qui produit le dévoiement parlementaire de la République française.

La deuxième réponse prend en compte la singularité de cette élection présidentielle. Habituellement, une fois que le leader d’un camp est désigné, les gens qui se rangent plutôt derrière la catégorie d’opinion qu’il représente n’ont pas de difficulté à voter pour lui. Mais là, des électeurs de droite se sont posés des questions pour savoir s’il fallait voter Fillon, si Macron était un vote opportun pour les plus proches du centre et, pour d’autres, si le vote Dupont-Aignan, voire FN, était envisageable. À gauche, beaucoup ont hésité à voter Hamon pour finalement diriger leur vote vers Mélenchon ou Macron.

Pour revenir aux législatives, il faut aussi parler d’“indifférence” et de “rejet” chez certains citoyens. Le fait que les gens se détachent à ce point du rendez-vous parlementaire dans une république qui est justement parlementaire, ce n’est pas l’expression d’une chose naturelle.

Est-ce que le poids des affaires a incité de nombreux électeurs à ne pas aller voter aux législatives ou est-ce que les législatives sont simplement des élections qui mobilisent peu ?

Emmanuel Négrier : Les législatives ne sont pas un rendez-vous autonome mais sont immédiatement consécutives d’une élection présidentielle. Et la responsabilité de cet état de fait revient à Lionel Jospin et à Jacques Chirac avec l’instauration du quinquennat qui a bouleversé le calendrier électoral. Or, on aurait pu imaginer que les législatives se déroulent avant l’élection présidentielle. Celle-ci aurait alors dépendu des résultats des élections parlementaires.

Macron a séduit une partie de l’électorat en renouant avec la stature de l’homme providentiel tout en jouant le jeu de rapprochement avec les médias. N’est-ce pas, à l’image de son programme, faire le pari d’un équilibre fragile ?

Emmanuel Négrier : Il y a deux choses. Il y a le côté jupitérien, vertical, très tranché, qu’on repère dans une gravité particulière que peut prendre la voix de Macron. Et il y a en même temps chez lui ce qui pourrait apparaître comme contradictoire, un jeu sur un registre intime de la personne et dans son rapport aux gens. Il apparaît parfois comme quelqu’un qui essaye de ne pas cacher ses émotions. Dans certains cas, cela peut être positif. Il y a chez lui un côté “rejet du monstre froid” et, de l’autre, la dimension “Jupiter” qui s’élève au dessus de la masse et qui entend redonner à l’incarnation du pouvoir sa force, son efficacité et son mystère.

Macron, depuis qu’il a été élu, ne s’exprime pas tellement. Il y a aussi une efficacité dans ses silences. De la retenue qui contraste avec le commentaire permanent de Hollande par Hollande.

Chez Macron, la présidence jupitérienne a son pendant dans le fait de laisser de la place à l’expression du débat, à des négociations. Nous ne sommes pas dans l’autoritarisme pur. Il laisse de la place à des forces d’horizontalité qui interviennent en contrepoids.

Le renouvellement de la classe politique invoqué par La République En Marche (REM) n’est-il pas en réalité le moyen pour le gouvernement et Emmanuel Macron d’avoir la main mise sur des parlementaires car souvent inexpérimentés ?

Emmanuel Négrier : Il y a très peu de sortants parmi les députés élus donc, effectivement, c’est un élément qui fragilise les parlementaires de la REM. Ils n’ont pas été choisis pour leur notoriété territoriale, ce ne sont pas des leaders d’opinion dans leurs circonscriptions. Ils ne peuvent donc pas combler leur manque d’expérience par une reconnaissance locale. Ils dépendent des autres car ce sont les autres qui les ont fait princes. Ces élus ne peuvent pas non plus compter sur le cumul des mandats pour résister et asseoir une certaine autonomie. La verticalisation qui affecte les parlementaires vient d’une série d’affaiblissements : du scrutin (faible participation), du peu d’enracinement territorial des élus, de leur manque d’expertise parlementaire… Enfin, il existe un décalage entre la force politique qui émerge (la REM) et les forces politiques en place sur le territoire. Dans la région Occitanie, nous avons 18 élus En Marche alors que le Conseil régional est gouverné par une union de la gauche et que 11 conseils départementaux sur 13 sont issus du PS ou proches de celui-ci. La synergie entre les pouvoirs locaux existants et ces nouveaux élus va être difficile à construire, va prendre du temps. La majorité absolue remportée par la REM affaiblit le Parlement car elle en fait un lieu où la majorité seule peut l’emporter sur toute autre considération.

Pour les nouveaux députés, la phase d’apprentissage des règles va prendre du temps mais va finir par faire son office. Un jeu de compétition pour la prise de parole, pour faire aboutir des idées, va émerger.

D’autre part, la majorité est une élite de réserve, et pas un peuple “en marche”. Elle légitime le parcours école supérieure de commerce par rapport au parcours universitaire “Science-po, ENA”. Le rajeunissement, la féminisation et la modification sociologique de l’origine des élus peuvent être une force. Tout cela peut propulser des idées politiques qui étaient jusque là broyées par un système de représentation plus traditionnel et une sociologie des élus plus classique : enseignants, fonctionnaires, … Cela peut avoir des conséquences sur la légitimité de ce qu’on appelle le “nouveau management public” (idée qui consiste à introduire dans le secteur public des méthodes de gestion et de management issues du secteur privé).

Deux choses sont fortement présentes dans le discours des “bébés Macron” : “Je vais représenter les intérêts de ce territoire”, et “Je vais essayer d’appliquer aux problématiques publiques les recettes qui marchent dans le privé”.

Quand je parle d’une capacité de renouvellement, cela peut être aussi dans le sens d’une philosophie de l’action publique qui a été jusque là difficile à faire pénétrer en France. Il y a bien eu la RGPP (Révision générale des politiques publiques), la fusion de services dans l’administration… Il y a des logiques à l’œuvre. Mais cette philosophie qui vise à gérer l’État comme une entreprise, cela n’a jamais beaucoup porté politiquement.

Après, il y a une autre chose qui affaiblit le Parlement par rapport à l’exécutif : le fait que différents élus de la majorité soient d’anciens élus Les Républicains et d’autres qui viennent des rangs de la gauche. La plupart se disent toujours appartenir soit à la droite soit à la gauche, selon les différents camps dont ils proviennent. Il peut donc y avoir des lignes de clivage qui réapparaissent derrière l’unanimisme de la REM.

De nombreux électeurs attendent-ils encore de leur Président qu’il sache se maîtriser et qu’il ne succombe pas à l’émotion ? Est-ce que l’agressivité de Marine Le Pen au débat de l’entre-deux tours explique la faible mobilisation des électeurs potentiels du FN aux législatives ?

Emmanuel Négrier : Dans le livre, nous passons en revue l’instrumentalisation des émotions collectives. Les formes de liesse, l’impression d’être transporté dans une autre dimension sont liées à la façon dont les leaders instrumentalisent les émotions publiques.

Lorsqu’il s’agit des propres émotions des politiques, c’est plus délicat. Un des chapitres montre ce qui se passe au sein de l’élite du PS. Contrairement à ce qu’on pourrait croire à propos de ces espaces saturés de calcul, l’émotion y est palpable et pas forcément réprimée. Elle peut être une source d’expression et de légitimation politique. Nous sommes, pour renvoyer à Machiavel, entre la chance et l’habilité. Je peux avoir de la chance car l’émotion touche positivement ou, au contraire, elle horripile. Elle peut aussi apparaître comme une faiblesse : les larmes de Catherine Trautmann lui ont valu des déboires. D’autres émotions peuvent apparaître comme un facteur de sincérité de l’engagement politique. Entre la larme qui tue et celle qui renforce, il n’y a pas grand chose. Il y a une part de chance. Il est impossible de considérer que celui ou celle qui fait de sa larme un instrument de pouvoir le fait en étant stratège. Et pour pleurer il faut qu’il se passe quelque chose.

Marine Le Pen joue effectivement sur ce registre. Mais je dirais que c’est moins sa colère que son impréparation qui lui a joué des tours lors du débat avec Emmanuel Macron. Sa colère était une manière de cacher la faiblesse de son impréparation. Effectivement, cela a fait d’elle une personne pas forcément à la hauteur de ce qu’elle ambitionnait. L’autre, en face, a joué sur un registre relativement efficace. Ceci dit, celui qui s’énerve apparaît généralement comme affaibli. C’est comme cela qu’on peut interpréter les colères dans le débat Royal-Sarkozy, en 2007. La colère de Ségolène Royal est apparue comme étant un peu artificielle. Lorsqu’on domine la colère, cela se voit. Elle a perdu des voix à la présidentielle suite à cela.

Après on ne peut pas faire du débat Le Pen-Macron le seul élément d’explication du score du FN aux législatives. Les résultats médiocres de ce dernier sont plus dus à la position de vaincue de Marine Le Pen à l’élection présidentielle. Cette position affecte plus les parties jeunes et populaires de l’électorat, ce sont elles qui se détachent le plus de l’élection législative. Cette colère mal jouée de la part de Le Pen a eu un rôle sur la dépression du vote frontiste sur le moment. Mais il est marginal par rapport aux autres grandes causes de la défection des électeurs.

De la même manière, est-ce que le fait que Mélenchon ait paru vexé de ne pas être au second tour peut expliquer en partie la retombée de la dynamique autour de la France Insoumise (FI) aux présidentielles ?

Emmanuel Négrier : Oui. Mais, honnêtement, ce ne sont pas des explications très fortes. L’influence de ce phénomène est limitée. Le décrochage de la FI, comme celle du FN, est lié au décrochage des électorats jeunes et populaires — qui composent l’électorat majoritaire de Mélenchon— aux élections législatives. Et puis c’est un camp vaincu. Donc, c’est la même explication que pour le FN. Le point commun Le Pen-Mélenchon, qui proposent par ailleurs des offres politiques très différentes, c’est que leurs campagnes ont été ultra personnalisées. On peut, à leur égard, parler de populisme du chef, du héros qui montre ses émotions, dans le cas de Mélenchon notamment. Ce dernier arrive assez bien à transmettre une émotion ressentie, ce qui est souvent un risque chez un élu ou un candidat. Autre similarité : le fait que les deux manipulent plutôt des passions tristes et empreintes de nostalgie : le ressenti des inégalités, de la colère, le “c’était mieux avant“, de frustration, de désignation d’un bouc-émissaire (les immigrés d’un côté et le capitalisme de l’autre). Mais il y a chez eux une grande différence : le FN entretient ces passions tristes pour les laisser vivre au sein d’un ordre très individualiste. Mélenchon passe de ses passions tristes ressenties individuellement à une conscience collective. Cette transmission de ses passions tristes au collectif se fait selon l’idée qu’elles peuvent se transformer en passions joyeuses.

La grande différence entre la FI et le FN aux législatives, c’est qu’il n’y avait quasiment que des candidats FN dans le champ politique de ce parti. Or, du côté de la FI, il y avait les communistes, des frondeurs du PS qui aimeraient aussi incarner cette tendance. Cette mouvance personnalisée par Mélenchon durant les présidentielles s’est décomposée dans le cadre des législatives. Il y a eu une sorte de perte de substance dans la personnalisation du pouvoir entre les présidentielles et les législatives. Pour la FI et les communistes, les législatives sont apparues comme une occasion manquée de construire un front uni de la gauche pour peser davantage.

Une certaine dépolitisation de la population alliée à la mise en avant des traits de caractère réels ou supposés des hommes et femmes politiques ne font-elles pas qu’on vote désormais souvent davantage pour des personnalités que pour des corpus idéologiques chez une part de l’électorat ?

Emmanuel Négrier : La personnalisation du pouvoir est effective. Et on peut la lire au travers des transformations des registres émotionnels du politique. Dans notre livre, un chapitre rédigé par Christian Le Bart est consacré aux mémoires politiques de la droite, de De Gaulle à aujourd’hui. Il a lu ce qui fait émotion. Chez De Gaulle, c’est le combat collectif, le fait de l’emporter dans une élection. Il ne parle jamais de ses émotions individuelles, jugées obscènes. Ce qui tranche avec les livres de Bruno Le Maire ou François Fillon, pleins de confidences sur leurs ressentis personnels. Nous assistons à une intimisation de l’émotion politique. L’émotion est consubstantielle du politique. Mais celle-ci transforme l’émotion collective et abstraite en une émotion plus palpable et intime. Est-ce que les gens se dépolitisent à force de sur-personnaliser leurs choix ? Oui, car la dimension politique est intrinsèquement collective. Elle fait émerger des registres liés à des idéologies. Et parler aujourd’hui de recomposition du rapport émotionnel à la politique ou de repolitisation appuyée sur les affects et l’intime sera peut être considérée par le politologue classique comme un rapport décérébré à la politique. Mais, dans un même temps, c’est pourtant là que se reconstituent des phénomènes de représentation, de légitimation, et donc de politique.

 

À lire : La politique à l’épreuve des émotions, Alain Faure et Emmanuel Négrier (co-direction), Presses Universitaires de Rennes, 2017, 304 pages, 22 €

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