“Il faut déconstruire le discours du groupe État Islamique”
Myriam Benraad est chercheuse associée à l’IREMAM (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) et maître de conférences à l’Université de Limerick en Irlande. Cette politiste est spécialiste de l’Irak et de l’émergence de l’État Islamique au Moyen-Orient. Pour elle, le meilleur moyen de lutter contre Daech serait de produire un contre-discours qui puisse efficacement s’opposer à ses messages d’embrigadement.
Le combat de Daech au Moyen-Orient vise avant tout les Chiites. Pour quelles raisons ?
Myriam Benraad : Cette question possède plusieurs dimensions qui se rapportent à la manière dont on veut éclairer le conflit. La première est politique avant d’être religieuse. Le retour en force des haines anciennes accompagné d’une logique de militarisation est le fruit d’un contexte qui prend racine dans l’occupation américaine de l’Irak et le développement de groupes djihadistes. Ce sont les conséquences de cette occupation et de la destruction de l’État irakien qui ont conduit à l’explosion de violence à laquelle nous assistons aujourd’hui. Une violence qui est instrumentalisée par des groupes dont celui du Jordanien Abou Moussab Al-Zarqaoui, l’inspirateur de l’État Islamique en Irak. Ce dernier avait intérêt à engager une guerre civile pour s’emparer du pouvoir, notamment en cultivant un sentiment anti-chiite chez les Sunnites. Cela a permis à l’État Islamique de rallier les Sunnites, du moins temporairement. Ce groupe a pu devenir le seul acteur face à un gouvernement ultra-répressif à majorité chiite à Bagdad. Du côté sunnite, il n’existait alors aucune autre alternative que l’État Islamique.
Comment sont qualifiés les Chiites dans le discours de propagande de l’État Islamique ?
L’État Islamique a développé tout un lexique qui diabolise les Chiites, devenus l’adversaire par excellence. Sur le plan politique, ces derniers sont présentés comme les alliés des “croisés” occidentaux. Une “croisade” qui fait des Chiites les relais de l’ingérence occidentale. Sur le plan religieux, ceux-ci sont considérés comme des renégats (“rafida” ou “rawafidh” en arabe). Ils sont désignés comme ceux qui ont rejeté l’orthodoxie de l’Islam, ceux qui ont renié la bonne voie : le sunnisme.
La conjonction des registres politiques et religieux fait que les Chiites sont aussi qualifiés de “safavides”, du nom de la dynastie perse qui a régné sur l’Iran de 1501 à 1736 et qui s’est convertie au chiisme. Cela témoigne, chez l’État Islamique, d’une certaine annulation du temps car il transpose sur le présent un contexte médiéval. Lorsque l’État Islamique parle de croisés pour parler des occidentaux, il procède à une relecture de l’histoire à son avantage. De plus, il associe religieux et politique en parlant de l’alliance “croiso-safavide” qui implique une médiévalisation du discours et de l’action. Les membres de l’EI parlent d’ailleurs à longueur de temps de complots : notamment de complots judéo-croisés et maçonniques. Ils évoquent aussi fréquemment des “agents de l’Occident” engagés pour leur nuire.
Quelles sont les principales représentations que l’on retrouve dans les objets de propagandes de l’État Islamique ?
C’est un vaste sujet ! Notons d’abord que leurs magazines de propagande, traduits dans différentes langues, sont très esthétisés et comprennent souvent des infographies. L’apparence est très lisse, ce qui entre en contradiction avec la violence présente dans le contenu. L’État Islamique passe beaucoup de temps à vanter les prétendues prouesses militaires de ses combattants. Depuis que ses membres sont en déroute, il met en avant le fait que les civils sont de leur côté. Il est aussi attentif à affirmer que c’est un véritable État et non une simple organisation terroriste.
Les magazines publient également des biographies qui mettent en avant la figure du martyr et du sacrifice. Les femmes sont valorisées au travers d’appels à l’abnégation qui les pousseraient à accepter la mort de leur mari. Les épouses sont décrites comme chastes et comme étant d’une bonté infinie. L’ennemi y est diabolisé. Une rubrique intitulée “Dans les mots de l’ennemi” participe à façonner l’autre (les Occidentaux, les Chiites, les Russes, …) dans une altérité pour se présenter soi-même comme le dépositaire de l’Islam véritable.
Ces éléments de discours, vous appelez à les “déconstruire” pour mieux lutter contre leurs conséquences.
Nous assistons aujourd’hui à un débat nauséabond sur la radicalisation et la “déradicalisation”. Or il faut comprendre que la force du groupe État Islamique repose sur son discours. Il propose un message simple, caricatural et schématisé à l’extrême. C’est là que réside sa force d’attraction. Il reprend les termes des mouvements qui l’ont précédé, aussi bien originaire de l’extrême gauche que de l’extrême droite. L’État Islamique développe un discours raciste tout en mettant en avant son désir de justice contre l’oppression et de lutte contre les élites corrompues. Son influence s’étend bien au-delà des cercles djihadistes traditionnels à partir du moment où il propose un message de vengeance universel qui s’adresse aux laissés-pour-compte. Nous manquons en France d’un contre-discours qui s’oppose à celui de l’État Islamique. Il existe bien la plate-forme “Stop djihadisme”, lancée par le gouvernement, mais cela ne suffit pas. Les Américains obtiennent davantage de résultats car cela fait plus longtemps qu’ils travaillent sur ces questions avec, par exemple, la constitution de consortium d’experts et de scientifiques.
Pour revenir au Moyen-Orient, pourquoi ce discours a-t-il séduit une grande partie des Sunnites ?
Il y a plusieurs explications à cela et il faut distinguer l’Irak de la Syrie. Comme je l’ai dit, en Irak, l’État Islamique était devenu une alternative nécessaire pour beaucoup, dans un pays où il n’y a jamais eu la reconstruction d’un leadership. En Syrie, la répression de Bachar el-Assad a militarisé la révolte populaire et légitimé un discours et un phénomène djihadiste qui n’étaient pas dominants auparavant. Dans tous les cas, nous avons à faire à des sociétés civiles fragilisées, des institutions qui dysfonctionnent et à des États défaillants. En Irak et en Syrie, l’État Islamique est un incident de l’Histoire qui a profité du processus de délitement des institutions et des nations, en promettant des services, du retour à l’ordre et la réalisation d’infrastructures.
Et en Occident ?
En Europe, où le multiculturalisme est en échec, les crises du Moyen-Orient se réverbèrent sur nos sociétés. Nous pouvions anticiper leurs effets. Les fragilités sociales et politiques ont été instrumentalisées par le groupe État Islamique. L’engagement des terroristes qui ont agi en France n’était pas une fatalité. Ces personnes ont toutes basculé en étant confrontées à un message, par l’intermédiaire d’Internet ou de diverses relations. On a parfois parlé de “radicalisation express” : cela est fumeux. Il n’y a pas de profil sociologique type chez ces personnes. En revanche, il y a toujours une forme de vulnérabilité familiale, sociale, économique, liée à des discriminations… Il y a toujours une faille dans laquelle l’État Islamique réussit à s’engouffrer en proposant un projet utopique, de perfection. L’État Islamique propose une force qui permettrait à ses adeptes de dépasser leurs conditions. Les personnes qui adhèrent au message peuvent être portées par le goût de l’interdit ou l’envie de vivre une aventure existentielle. Ce qui est important, c’est l’acceptation de la mort au nom de la cause. Ce qui fait de ces gens des personnes dangereuses. Il faut donc travailler à la mise en place de dispositifs de prévention par le contre-discours. Les personnes ont été exposées à un message radical suffisamment efficace pour générer un passage à l’acte rapide. Mais l’échec des centres de “déradicalisation” montre aussi que la force de ce message est sa persistance : des personnes sont ainsi reparties en Syrie après leur passage dans un centre.
On voit, en France et plus largement en Occident, que les recruteurs de l’État Islamique utilisent fréquemment le web et les réseaux sociaux pour recruter. Est-ce également le cas en Irak et en Syrie ?
Oui, l’État Islamique utilise également les réseaux sociaux dans ces pays. Mais ces réseaux sont aussi beaucoup plus contrôlés. Ils sont infiltrés par des services de renseignement. Les membres de l’État Islamique utilisent alors souvent des faux profils pour ne pas se faire repérer.
Internet décuple la surface d’exposition du message. Cela élargit la faculté de l’État Islamique à propager son discours. Le web reste donc un enjeu essentiel dans la lutte contre ce groupe. Or on est loin du compte en ce qui concerne les moyens mis en œuvre. La politique qui consiste à suspendre les profils est inefficace dans la mesure où il est aisé d’en créer de nouveaux. C’est bien Internet qui est mis en cause au travers de ces pratiques. Mais je suis consciente des difficultés que cela pose, notamment en termes de liberté d’expression, de risque de censure. Il est bien sûr compliqué de réguler des outils comme Google, Twitter ou Telegram.
L’État Islamique publie plusieurs magazines de propagande en arabe, en anglais, en français et en allemand. Qui, au sein du groupe, réalise ces publications qui, formellement, font très professionnelles ?
Ce sont des jeunes qui sont derrière la confection de ces magazines. Aussi bien des Syriens, des Irakiens que des Occidentaux. Leurs standards sont d’ailleurs occidentaux, avec une forme d’orientalisme. Ils comparent fréquemment les djihadistes à des Saladins des temps modernes. Ils portent des turbans tout en tenant une tablette dans leurs mains. Autre exemple : l’imagerie du bestiaire. Ils se disent lions du califat. Le lion est l’animal par excellence de l’orientalisme européen, même si l’on retrouve la figure du lion dans la poésie arabe. Mais, chez eux, on est plus proche du roi lion. Un lion moderne. Et qui dit modernité dit Occident. Autant ils veulent lutter contre l’Occident, autant ils sont le produit d’une modernité dont les critères universels sont devenus occidentaux.
En Irak et en Syrie l’État Islamique dirige beaucoup sa propagande contre les Chiites. Ce qui n’est pas le cas en Occident où elle vise le mode de vie occidental. Comment l’État Islamique fait-il pour jongler avec cohérence entre ces deux discours ?
Il s’adapte et joue sur les différents registres. Il se réfère à une orientalisation qui passe par la guerre confessionnelle, la grandeur de l’Islam sunnite et la focalisation sur un califat mythique sans perdre de vue l’Occident. Un Occident dont il critique violemment les mœurs : le cas d’Orlando est là pour nous le rappeler. C’est bien la communauté LGBT qui a été visée. Lorsqu’on lit les revendications de l’attentat, on y trouve des phrases sur la “décadence” de l’Occident, ses mœurs débridées que l’État Islamique viendrait briser pour installer sa version de l’Islam.
Je reviens sur le fait que ce discours doit être déconstruit. Car les recrutés de l’État Islamique y croient. En tuant des civils on vient venger les interventions militaires occidentales et aussi rejeter un mode de vie proposé par un Occident athée et sans spiritualité, qui n’offre plus d’horizon autre que celui de l’individualiste matérialiste. En ce sens, l’islamisme est un système alternatif total.
L’État Islamique se présente comme un groupuscule violemment anti-américain. Pourtant, dans ses vidéos de propagande, il n’hésite pas à reprendre les codes des blockbusters. Comment gère-t-il cette contradiction ?
Il faut bien comprendre que les recrues de l’État Islamique ne se considèrent pas comme étant dans une situation de contradiction. Ils ne perçoivent pas ces paradoxes. C’est aussi le résultat de leur embrigadement. Des références occidentales aux jeux vidéo, aux blockbusters, nourrissent leur représentation du beau qui est très dans l’air du temps et qui est très superficielle et “bling-bling”. Les convertis français rejettent la France et l’Occident mais ils en sont les produits. Ils restent profondément Occidentaux et Français dans leurs références. C’est d’ailleurs pour cela que certains ont mal vécu leur arrivée en Syrie où on est loin du confort qu’ils ont pu connaître en France. Ils ont découvert brutalement une société effondrée et violente.
Quel rapport entretient l’État Islamique avec les arts et la culture dans les territoires qu’il occupe ? A-t-on vu émerger un art officiel ?
D’abord, l’État Islamique s’est attaqué aux arts et objets pré-islamiques, aux temples, aux églises, … Il y a eu des autodafés. Des tombeaux Yézidis ont été pillés et détruits. Tout un patrimoine archéologique a été dévasté. C’est une tragédie pour l’Humanité.
Après, l’esthétique associée à l’État Islamique est très épurée, proche de celle utilisée par les nazis. Il y a en effet l’idée de créer un art officiel, notamment au travers de défilés, ce qui fait penser aux régimes totalitaires européens du XXe siècle. L’État Islamique met en avant l’image d’un surhomme djihadiste, d’un militant supérieur. Il y a là l’idée de l’émergence d’un homme nouveau qui serait comme purifié. L’EI diffuse une culture de la guerre hyper narcissique. Ces personnes sont convaincues d’être supérieures. Il transparaît dans leurs postures une arrogance terrible.
Est-ce que des artistes irakiens ont pu développer un propos militant contre l’État Islamique dans leur travail artistique ?
Oui, notamment au travers de la réalisation de séries ou de films parodiques, ou par l’intermédiaire de caricatures. Certains ont été assassinés. Car pour les membres de l’État Islamique, les caricaturer c’est caricaturer l’Islam. Des intellectuels ont aussi été assassinés. Mais la critique est souvent produite depuis l’étranger car les gens ont trop peur pour agir depuis la Syrie ou l’Irak.
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