“Le besoin de culture naît d’un besoin de consolation”
Le philosophe Michaël Foessel est Professeur à l’École polytechnique. L’auteur du Temps de la consolation revient avec nous sur les mouvements de recueillement qui ont suivi les attentats du 13 novembre. Des attaques qui ont ciblé un mode de vie et des pratiques culturelles.
AS : La consolation est le sujet de votre dernier ouvrage. Pouvez-vous nous en donner votre définition ?
Michaël Foessel : La consolation désigne les discours et les actions qui consistent à apporter une réponse à la douleur et à la perte de l’autre. C’est une chose compliquée car le consolateur n’a pas le même ressenti de douleur ou de perte que la personne faisant l’objet de cette consolation. Il s’agit pour le consolateur de répondre à celui qui ressent cette perte en première personne. Cela peut réconforter, mais cela n’abolit pas la douleur. On peut définir la consolation comme l’ensemble des gestes et des actes qui ouvrent une alternative à la mélancolie.
Selon vous, que disent de notre rapport culturel au recueillement les mouvements d’hommages qui se sont manifestés dans toute la France suite aux événements du 13 novembre ?
D’abord, cela montre qu’il existe un besoin de consolation qui ne touche pas uniquement celles et ceux qui ont été directement affectés par la perte. Il s’exprime ici le sentiment que ces morts furent un peu les nôtres. Car les victimes des attaques avaient des modes de vie largement partagés par d’autres. Puis, ces mouvements témoignent du fait que la demande de consolation et le chagrin sont aussi une manière d’être ensemble. Dans un pays comme la France, la communauté ne se fonde plus sur des certitudes, sur une foi ou une croyance du religieux mais davantage sur le sentiment de partager une histoire dans laquelle il y a perte et chagrin. En ce sens, le chagrin n’est pas forcément triste, il est aussi ce qui fait tenir ensemble.
N’y a-t-il pas dans l’ampleur de ces mouvements une forte expression de la loi de proximité ? Dans la mesure où ils ont été motivés par une reconnaissance de soi dans l’autre assassiné ?
Il faut d’abord nuancer la notion d’ampleur. Car l’expression de ces hommages a été rendue plus difficile par la mise en place de l’état d’urgence et les mesures sécuritaires qui ont été adoptées. Il y a eu de nombreux gestes de recueillement singuliers et autonomes. Concernant la proximité avec les victimes, je dirais que celle-ci est inévitable et plus sensible lorsqu’on imagine que ceux qui sont attaqués nous ressemblent. Mais il existe d’autres victimes du terrorisme au Liban et en Syrie et notre tristesse peut aussi se manifester en solidarité avec elles. Car, après tout, il y a un point commun entre les migrants qui fuient l’État Islamique et tous ceux qui, sur notre territoire, en ont été les victimes. Mais le discours politique et médiatique a rendu plus difficile cet imaginaire de la solidarité dans le chagrin au-delà des frontières.
La solidarité avec les victimes de l’EI dans des pays “lointains” existe. Mais elle n’est pas vraiment développée dans le discours médiatique. La rhétorique barbares/civilisés, Islam/Occident est bien plus présente. Ce traitement arrive alors que la France et l’Europe sont prises dans des mouvements idéologiques identitaires.
Après le choc des attentats, de nombreux rassemblements se sont organisés en mémoire des victimes, et des mémoriaux improvisés sont apparus dans les villes. Sont-ce là des formes de consolations collectives ?
Bien sûr. On a vu apparaître des monuments de fleurs, avec des bougies. La consolation est aujourd’hui plus difficile qu’avant car il n’y a plus de rites, de Dieu et d’instances reconnus par tous. Éléments par lesquels les gens accédaient à ladite consolation. La cérémonie de deuil des Invalides était un moment nécessaire mais l’on ne peut pas exiger de tous qu’ils se reconnaissent dans ces symboles. Il y a donc eu des expressions qui ont laissé de la place à l’invention et à l’originalité. Consoler c’est parler de ce qui a été perdu. Le deuil national est nécessaire mais il est arrêté dans le temps, contrairement aux actes singuliers. Il n’est certes pas bon de s’installer dans la mélancolie, mais il est regrettable de limiter arbitrairement la durée du deuil alors qu’on ne statue pas sur celle de l’état d’urgence.
Dans une période marquée par des tensions sociales et la montée de l’extrême droite, doit-on craindre un abandon rapide de ces mouvements de compassion collective pour un repli sur des réflexes de haine ?
La solidarité fondée sur la seule la sympathie ne dure pas. La question est : comment gérer l’après ? La dimension du temps s’apprécie selon la façon dont elle est interprétée. Parmi les interprétations privilégiées il y a l’esprit de vengeance, c’est évident. Va-t-il l’emporter ? Je ne sais pas mais la vengeance a le privilège d’apparaître plus “réaliste” que la tristesse. L’époque dans laquelle les événements ont lieu est importante. Nous aurions pu, par exemple, les interpréter comme la preuve d’une solidarité de fait avec les migrants car, comme eux, nous sommes frappés par l’État Islamique. D’un point de vue logique, cette interprétation aurait pu l’emporter. Mais cela n’a pas été le cas du fait de l’ambiance majoritairement hostile aux étrangers qui règne aujourd’hui en France. C’est une question “d’hégémonie culturelle” aurait dit Gramsci.
De quelle hégémonie culturelle voulez-vous parler ?
Il s’agit d’un discours identitaire et culturaliste qui progresse à mesure que la crise sociale et économique s’aggrave. Ce discours n’a pas rencontré beaucoup d’opposition, y compris au sein de la création artistique. La souffrance s’est majoritairement traduite de manière identitaire ou culturelle, au mauvais sens du terme. Cette hégémonie culturelle induit une représentation du monde confirmée par tous les événements qui adviennent. L’arrivée des migrants en Europe, la crise grecque, les attentats sont interprétés comme des preuves que la France et l’Occident sont attaqués et que les “civilisations” sont en guerre.
Cette hégémonie n’est pas suffisamment contrée dans les sphères de l’art et de la pensée ?
La légitimité des intellectuels à parler médiatiquement est remise en cause, parfois pour d’excellentes raisons. Mais l’intervention se fait aussi depuis le “lieu” de son travail : au théâtre, dans l’œuvre, dans la philosophie ou dans la sociologie… Le tout n’est pas de signer des pétitions. C’est aussi de tenter de montrer dans notre lieu qu’il y a d’autres interprétations possibles des événements.
L’art constitue évidemment une alternative aux simplifications abusives. Mais, bien souvent, celles-ci prêchent aux convaincus. La situation des anciennes « avant gardes » esthétiques ou intellectuelles est aujourd’hui rendue plus fragile, sans doute en raison d’un excès de compromissions. Je suis frappé par le peu de représentations théâtrales de la crise sociale, du chômage et de la précarité. Contrairement aux représentations de la violence, du fanatisme et du terrorisme qui sont fréquentes. L’art c’est aussi la façon dont une époque met en scène le présent. Et, de ce point de vue, en France, ce qui transforme nos vies, c’est aussi la pauvreté et la précarité. Nous ne pouvons pas dire que les représentations soient très nombreuses dans ce champ. Bien sûr la littérature « réaliste » a fait l’objet d’usages idéologiques trop nombreux pour que l’on puisse y revenir aussi facilement. Mais il y a d’autres formes de représentation du réel social.
Pourquoi, selon vous, les terroristes du 13 novembre se sont-ils attaqués à un lieu culturel comme le Bataclan ?
Ils ont voulu s’en prendre à une forme de vie égalitaire dont la “fête” me semble un exemple frappant. De plus, les attentats se sont produits dans des lieux parisiens ou de banlieue où demeure une relative mixité ethnique et sociale.
Après, la haine que ces gens-là vouent à la musique, au spectacle et à l’art, a joué un rôle évident. Tout comme la proximité des lieux des attentats du 13 novembre avec ceux de Charlie Hebdo. L’image et la représentation leur sont insupportables parce qu’elles marquent une distance avec le réel, donc la possibilité d’une critique. Nous la retrouvons d’ailleurs dans la destruction des vestiges de Palmyre. J’ajouterais qu’ils attaquent le maillon faible de la société française : des populations qui sont susceptibles d’être solidaires avec l’Islam et les musulmans de France.
Est-ce que, selon vous, ces événements traumatisants peuvent avoir un impact, à court et moyen terme, sur les pratiques culturelles des Français ?
Je sais comme tout le monde que les théâtres se sont vidés durant la semaine qui a suivi les événements, ce qui est logique. Après, pour la suite, il est difficile d’évaluer l’empreinte que cela laissera dans les pratiques culturelles. Mais si l’accès aux lieux culturels est rendu plus difficile par des mesures de sécurité innombrables, il est évident que cela favorisera le fait que les gens préfèreront rester chez eux. Ce sont des lieux de fête et de liberté qui ont été visés. Ce qui ne veut pas pour autant dire des lieux “d’insouciance”, plutôt des espaces dédiés à un relâchement des contraintes sociales et économiques.
Est-ce que cela peut modifier sensiblement notre rapport au lieu de spectacle ? Alors que celui-ci, ainsi que la salle de concert sont des lieux de partage, voire de fête ?
Je passe une partie de l’année à Berlin et il me semble, en comparaison, que les lieux de vie collectifs à Paris sont déjà altérés par des mesures sécuritaires et hygiénistes. La fête en tant qu’expérience de l’égalité s’accommode difficilement de la peur. L’assurance de neutraliser “la nuit” pourrait être de faire de son accès un privilège par les tarifs, les mesures de sécurité ou les interdits …
N’est-ce pas déstabilisant de voir des vigiles et des policiers déployés devant les salles de spectacles, qui sont des lieux sécurisants ?
C’est déstabilisant, oui. Mais cela renvoie encore au même problème : si nous disons qu’il faut rendre libre l’accès à ces lieux, nous sommes considérés comme inconscients. Si l’on regarde les choses en face, la meilleure manière d’éviter la violence c’est de fermer les salles de spectacles. Car les vigiles et les contrôles multiplient les temps d’attente. Or en multipliant les temps d’attente, on peut faire encore plus de victimes.
Prenons l’exemple du Liban et d’Israël, deux pays qui éprouvent des problèmes de sécurité : il y existe encore des lieux festifs et/ou de spectacles. Bien sûr, des mesures de sécurité sont mises en œuvre. Mais ces pays ont compris qu’il fallait les rationaliser et ne pas les multiplier car sinon cela deviendrait ingérable. Accorder plus de confiance à la société civile c’est aussi diminuer les risques de tensions.
Rapidement après les attentats, plusieurs personnalités de l’univers culturel ont présenté le fait de se rendre au spectacle comme une forme de résistance. Ce terme de “résistance” est-il adapté à la situation ? N’est-il pas déplacé lorsqu’on pense aux pays qui subissent quotidiennement la guerre de plein fouet ?
Je n’emploie pas le terme de résistance aussi spontanément. Dire que d’aller boire un verre en terrasse est un acte de résistance est exagéré. Mais, ce qui est certain, c’est qu’il faut transiger le moins possible avec ces formes de vie visées par les terroristes. Dans tous les cas, il faut continuer à vivre là où les autres veulent rendre la vie impossible. C’est une manière de ne pas donner raison au terrorisme et dans ce sens c’est souhaitable.
Ne trouvez-vous pas inquiétant que l’une des seules réponses que l’État ait proposée à ces effroyables attaques soit un durcissement de sa politique de sécurité ?
Oui, c’est inquiétant. Mais ce n’est pas nouveau. Il y a le moment de la consolation et du deuil. Puis on reprend l’offensive et on adopte des mesures sécuritaires. Cela crée de graves problèmes de cohérence puisque ce qui a été attaqué ce sont des formes de vie libres et résistantes à l’égard du sécuritaire. Aussi, après le 11 septembre, nous sommes en mesure de faire le bilan de cette course à la sécurité. Celle-ci ne nous protège en rien et affecte nos libertés démocratiques. On nous présente les choses comme si d’un côté il y avait les bisounours et de l’autre les réalistes. Or les bisounours sont ceux qui ont été tués. Ceux qui, bien qu’issus de classes sociales et d’origines différentes, vivent ensemble. Ces tentatives de résister à la spécialisation sociale et ethnique insupportent les terroristes.
Peu d’intellectuels se sont exprimés face au prolongement de l’état d’urgence. Doit-on attendre que le monde de la pensée, de l’art, de la culture et des lettres mette davantage ce sujet en débat et en perspective ?
Oui. Une des grandes peurs de l’époque c’est de paraître naïf dans le meilleur des cas et, au pire, complice de la violence qui nous est faite. Il y a cependant des prises de position qui commencent à arriver sur l’extension constitutionnelle de l’état d’urgence. Ces événements ont eu lieu dans un contexte idéologique français et européen qui n’est pas propice au discours de tolérance. Il faut l’exprimer malgré tout car, contrairement à ce que l’on peut croire, l’opinion publique n’est pas radicalisée. Mais celle qui s’exprime, notamment dans les urnes, est plutôt identitaire. L’un des rôles des intellectuels et des artistes c’est d’être le porte-parole de ceux qui ne s’expriment plus dans les urnes, dans les médias et dans la rue puisqu’on leur interdit de le faire…
La culture, en tant que vecteur de partage d’émotions, n’a t-elle pas une vertu de consolation ?
Pour des raisons philosophiques, l’Homme est séparé de la vérité. Il la recherche car il ne la possède pas de manière immédiate. Or, le détour principal pour y accéder passe par ce que nous appelons la culture. Ce n’est pas pour rien que les fanatiques en tous genres y sont opposés. Pour eux, la vérité est présente sans discussion. Il n’y a donc pas de détour à faire par l’image ou le son pour la retrouver. On en dirait autant du besoin de culture. Il naît d’un besoin de consolation face à la conscience qu’il manque quelque chose dans le monde. Ce qui fait la vie spirituelle c’est la recherche d’un sens qui n’est pas disponible. La culture vient de là. Le spectateur et l’auditeur désirent accéder à un sens qui ne nous est pas donné. Le sociologue Georg Simmel l’explique dans La Tragédie de la culture : aucune œuvre n’offrira la réponse définitive à ce besoin de signification.
À lire : Le Temps de la consolation, Michaël Foessel, Le Seuil, 2015, 275 p.