[temps-lecture]

Cirque-fiction et scénographie de la cruauté

Bovary Madame arrive à la Comédie de Clermont

Après trois semaines de représentations en Suisse, le nouveau projet de Christophe Honoré, Bovary Madame, fait ses premières françaises à La Comédie de Clermont jusqu’à demain 18 octobre 2025. Sortie des ateliers de construction de décor du Théâtre Vidy-Lausanne, la scénographie transgresse les époques et laisse le rêve de litinérance circassienne s’installer dans nos cœurs palpitants de cette fin de quart de siècle, toujours empreint de romantisme. Thibaut Fack, qui signe la scénographie du projet, nous confie les différentes visions qui ont traversé ce cirque-fiction, dessiné à la frontière du réel des architectures de Patrick Bouchain.

Vue d’ensemble de la scénographie, lors des répétitions des 26 et 27 août 2025 au Théâtre Vidy-Lausanne – Photo © Laurent Champoussin

Christophe Honoré est écrivain, cinéaste, et metteur en scène. Quelles différences cela fait-il de travailler au théâtre avec quelqu’un qui manipule les images comme peut l’être un profil de cinéaste ?

Thibaut Fack : Ce que Christophe Honoré me demande lorsque nous travaillons ensemble n’a pas grand-chose à voir avec l’image. Lorsqu’il s’engage dans la production d’un spectacle de théâtre, il fait pleinement un spectacle de théâtre. Il ne travaille pas comme un réalisateur qui viendrait faire au théâtre de l’image, mais traite vraiment du volume, des enchaînements de scènes, du regard des publics qui se portent au plateau. Là où c’est réellement différent pour moi, c’est son approche du théâtre en construction permanente, selon cette méthodologie propre à l’écriture de plateau. C’est dans ce cadre que Christophe me demande de travailler sur un lieu qu’il a déjà en tête bien en amont des répétitions au plateau, un lieu dans lequel la fiction va se dérouler. S’il ne sait pas exactement à quoi ressemble ce lieu, il me suggère un cahier des charges ; en l’occurence ici, avec Bovary Madame, l’action se déroule dans un cirque. 

Détails de l’écran, lors des répétitions des 26 et 27 août 2025 au Théâtre Vidy-Lausanne – Photo © Laurent Champoussin

L’imaginaire du cirque est pluriel. Comment a-t-il imprégné l’espace de l’action qui se trouve à l’origine dans une campagne normande fictive du début XIXe siècle ?

T. F. : La distorsion temporelle intéressait Christophe dès le début des réflexions. Flaubert écrit à son époque sur la campagne, l’humidité, la terre. Il écrit également sur la ville, Rouen, le fiacre, lOpéra. Christophe souhaitait s’imprégner de ces éléments à la lumière d’une fiction dans laquelle Emma ne serait pas morte. Le spectacle commence ainsi, Madame Loyale s’adresse aux publics : “Tout le monde sait une chose, tout le monde sait au moins une chose, c’est qu’Emma Bovary s’est suicidée en avalant de l’arsenic”. Puis elle se tourne vers Emma Bovary qui lui répond : “Je ne suis pas morte”. Entre l’époque de l’écriture et la nôtre, Emma est devenue une sorte de mythe de la littérature française, occidentale, probablement mondiale. Il fallait que nous explorions cette figure à la fois pétrie du XIXe siècle et sa présence à nous, publics du XXIe siècle, de manière réelle, non pas comme une reconstitution historique. De son côté, le cirque fait référence à la cruauté mise en place autour du personnage d’Emma Bovary, perçue comme une bête de foire. Nous avons travaillé différents types de chapiteaux en textile, en plastique, plus ancrés dans l’époque du XIXe siècle, jusqu’aux architectures circassiennes plus pérennes à l’image du Cirque d’Hiver construit en 1852 à Paris, par exemple. Nous avons finalement poussé l’idée d’un cirquemontable, en prolongement de celles de l’architecte Patrick Bouchain, que ce soit au Théâtre équestre Zingaro à Fort d’Aubervilliers (1989) ou bien à l’Académie Fratellini de Saint-Denis (2003). Le spectre était donc très large à l’origine, mais permettait à Christophe d’être projeté dès le début dans un endroit où la fiction pouvait se fabriquer. 

Modélisation 3D. À la demande de Christophe qui souhaitait que l’éclairagiste Dominique Bruguière construise ses intentions sans l’influence de la modélisation, Thibaut n’a pas inséré de projecteurs dans ses rendus 3D – Document © Thibaut Fack

Scène de cirque, la scénographie est construite selon un plateau circulaire grâce à la présence de gradins. Elle joue également avec un écran installé à mi-hauteur, qui se révèle au-dessus de ces mêmes gradins. Comment avez-vous dessiné cette alliance ?

 
Thibaut Fack

T. F. : De toutes les déclinaisons de l’image du cirque que nous avons évoqué, situant l’action dans une perspective contemporaine de fiction datée, la scénographie finale est bien plus poreuse que cela. Loin de l’image d’Épinal, d’une jolie petite image inoffensive du cirque romantique, l’idée originale s’ancre dans ce dispositif de cruauté. Il était ainsi important de ramener du contemporain dans la scénographie, dans les outils et dans l’esthétique mais aussi beaucoup plus vraie. La présence d’un écran LED de 2 m x 3 m nous fixe dans un rapport contemporain à l’espace de la représentation. L’emprunt de ce genre d’outils vient de références allemandes, chez Frank Castorf par exemple. Sans réalité tangible, la présence d’un écran dans un cirque s’associe également à une pièce d‘intérieur de maison avec un piano, deux chaises Napoléon III qui représentent vraiment l’endroit archétypal de l’ennui de Madame Bovary. Ces lieux réalistes mis ensemble coexistent, coïncident, se frottent un peu, mais fabriquent un imaginaire que la scénographie historique de Christoph Marthaler ou Duri Bischoff a pu nous enseigner ces dernières décennies.

Détails des gradins, lors des répétitions des 26 et 27 août 2025 au Théâtre Vidy-Lausanne – Photo © Laurent Champoussin

De manière plus concrète, pouvez-vous nous dire quels sont les matériaux utilisés pour la fabrique de cette scénographie ?

T. F. : Ce sont les ateliers de construction du Théâtre Vidy-Lausanne qui ont fabriqué les éléments constitutifs de la scénographie. Elle est faite de beaucoup de bois, moins de serrurerie qui n’est pas forcément la spécialité de la maison. Si nous n’avions pas conscientisé cela avec Christophe, c’est une chose qui infuse un projet et ses projections scénographiques. Facilement démontable, ce cirque en bois ne tombe pas dans la série d’échafaudages métalliques, encore très présents de nos jours. Il fallait que nous nous raccrochions à des matériaux avec une date et une histoire. Pourtant, tout le travail des garde-corps, travail titanesque de tubes coudés, soudés et faits à la mesure des gradins, ont représenté énormément d’heures et fabriquent l’histoire de l’espace. Tous ces éléments s’ancrent dans un tapis de danse bleu qui, recouvert de fibres végétales hydratées, s’apparente à de la terre.

Coupe à La Comédie de Clermont
Plan d’implantation à La Comédie de Clermont

Bovary Madame est à la Comédie de Clermont jusqu’au 18 octobre 2025 avant une tournée nationale. Au Quartz – Scène nationale de Brest les 5 et 6 novembre, au Théâtre National de Bretagne à Rennes du 12 au 22 novembre, à La Coursive à La Rochelle les 2 et 3 décembre, à la Scène Nationale de l’Essonne, Théâtre de l’Agora les 9 et 10 décembre avant de conclure l’année à Bonlieu Scène nationale d’Annecy les 17/18/19 décembre.

 

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