“Regarder, c’est choisir.”
La septième édition du Video Mapping Festival a eu lieu du 4 au 7 avril à Lille. Avec une sélection de vingt mappings sur huit sites, l’événement a attiré plus de 250 000 visiteurs. Dans les jours précédant le Festival, les conférences Image Beyond the Screen ont réuni 350 professionnel.le.s du milieu pour trois journées de rendez-vous hétérogènes : tables rondes, keynotes, groupes de travail, talent connections, remises de prix, … Au fil des années, cet événement a donné naissance à une véritable communauté internationale. Confrontant des perspectives artistiques, économiques et techniques, le Video Mapping Festival dresse un état des lieux sur la pratique et ses évolutions. Il offre une opportunité de rencontres et d’échanges actifs, en proposant de réfléchir collectivement au(x) futur(s) du vidéo mapping.

Cathédrale Notre-Dame de la Treille. Curtains de Julian Hölscher – Photo © Martina Stella
L’image au-delà de l’écran
– Du mapping à 360°
Organisé par l’association Rencontres Audiovisuelles, sous la direction d’Antoine Manier, le Festival s’inscrit dans une programmation d’événements se déployant tout au long de l’année dans les Hauts-de-France. Ici, le mapping se fait à 360° : projections, formation, recherche, résidences. Cette action pluridisciplinaire sur le territoire commence en 2017, quand les Rencontres Audiovisuelles fondent le Video Mapping European Center et la société de production Loom Prod. En 2018, la première édition du Video Mapping Festival et des conférences Image Beyond the Screen (IBSIC) ont lieu. Depuis, cet événement est devenu une référence pour un circuit de professionnels internationaux de plus en plus vaste : artistes, technicien.ne.s, prestataires, producteur.rice.s, curateur.rice.s, directeur.rice.s artistiques et bien plus encore…
Autour du mapping orbitent des corps de métier hétérogènes et en pleine évolution, variété qui emporte la pratique sur des questions très actuelles, aussi bien technologiques que politiques, esthétiques que financières. Ce dernier aspect a été l’objet de deux interventions des conférences IBSIC 2024. L’association Xn Québec et la société de conseil {CORRESPONDANCES DIGITALES] ont présenté des études sur les dynamiques, les tendances et les marchés de l’immersif. Le développement croissant des expériences immersives a fait du vidéo mapping un produit affirmé au sein des industries culturelles et créatives. Dans ce contexte, cependant, les intérêts financiers du mapping semblent prévaloir sur ses qualités artistiques.

Cathédrale Notre-Dame de la Treille. Curtains de Julian Hölscher – Photo © Rencontres Audiovisuelles
– Des approches qui évoluent
Les formats des conférences varient chaque année, en proposant des interventions toujours pertinentes aux tendances et enjeux émergents dans la pratique. Il en est de même pour le Festival : les sites des installations changent et nous observons les approches créatives évoluer avec les supports choisis. L’édition 2024 montre plusieurs propositions alternatives au classique mapping sur façade. Des bâtiments iconiques, notamment l’Opéra et la Gare des Flandres, ont été congédiés au profit de supports architecturaux originaux, comme la bouche d’aération du parking Nouveau Siècle dans 874 de Filip Roca. La variation d’échelle, portant vers des installations moins monumentales, se retrouve aussi dans le mapping interactif sur fresque Cosmic Color ! du collectif Reaali, et au sein du mapping sur le bas-relief du Temple maçonnique de Lille du Collectif Plaga du Guatemala. Parallèlement à la projection immersive de Fabio Volpi dans l’Église Saint-Maurice, nous découvrons un mapping de vidéos et lasers sur la façade néo-gothique de la Cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille, œuvré par le collectif espagnol V.P.M.. Une grande première laser pour le festival lillois qui a été jusqu’à présent centré sur le mappage de vidéos. L’iconique façade du Palais des Beaux-Arts accueille toujours le Video Mapping Contest, rassemblant le travail de sept artistes internationaux.
Diversifier et inclure
– Place à la création féminine
Les mappings de quatre artistes femmes ont investi la façade du siège du journal La Voix du Nord, sur la Grand-Place de Lille. Ce choix curatorial se situe dans la suite d’un échange entamé lors de l’édition 2023 du Festival, au sein du groupe de travail Focus on Women in Video Mapping. Le site présente les œuvres d’artistes femmes, sans pourtant revendiquer son caractère exclusivement féminin, qui reste implicite dans la programmation. En arrivant sur la place, nous découvrons les portes-fenêtres du premier étage du bâtiment grandes ouvertes. La DJ lilloise VBK est en train de jouer en live le sound design du mapping Elemental Reverie de l’artiste belge Nele Fack. L’intervention en direct au sein de la boucle de quatre mappings surprend et dynamise le spectacle, tout en constituant une contrainte dans le suivi de l’installation, qui demande la présence constante d’un technicien attentif.

Grand-Place – La Voix du Nord – Elemental Reverie Nele Fack (Belgique)/(R)hus, Parisa Karimi (Allemagne)/Naturgemälde, Rita Reis (Portugal)/Cosmique parade, Claire Trollé (France)

Grand-Place – La Voix du Nord – Elemental Reverie Nele Fack (Belgique)/(R)hus, Parisa Karimi (Allemagne)/Naturgemälde, Rita Reis (Portugal)/Cosmique parade, Claire Trollé (France)
Une place importante pour la création féminine a été créée au sein de la Grand-Place dans le Festival mais aussi dans les conférences et échanges du réseau international. Dans les jours précédant le Festival, du 1er au 3 avril a eu lieu la première résidence Women Working With Projection, dédiée aux professionnelles de la projection. Trois artistes et trois curatrices/productrices se sont réunies pendant trois jours pour traiter la question de genre et penser collectivement à des actions et opportunités à créer dans le milieu.
– WWWP
Women Working With Projection naît de l’envie de générer des opportunités inclusives. Aborder les questions de genre ce n’est pas seulement constater la présence minoritaire de femmes dans la création, la technique ou la production audiovisuelle. Aborder les questions de genre c’est reconnaître le caractère homogène des acteurs de ce milieu et, par conséquent, des regards qu’il incarne. C’est avouer la nécessité de diversifier les visions et les perspectives qui traversent la pratique, pour que la pratique elle-même puisse évoluer dans d’autres directions et sur différentes échelles. C’est aller outre les revendications de “qui projette sur le plus grand bâtiment” ou “qui empile le plus de projecteurs”. C’est parler de légitimité, de care, et des dispositifs formels à adopter dans les processus de sélection et de curatelle : par exemple les “grilles de diversité” permettant de réfléchir à des programmations artistiques plus équilibrées. C’est aussi s’interroger sur les valeurs qui connotent notre rapport à la sphère du travail, avouer la persistance d’une mentalité compétitive sans droit à l’erreur, où la vulnérabilité est considérée comme un attribut négatif. C’est accepter que l’intelligence émotionnelle soit un outil, s’interroger collectivement, en se demandant “qui représentons-nous ?”. Question qui, dans le cadre de festivals dans l’espace public comme ailleurs, est déterminante.
Il est par ailleurs intéressant d’observer comment un discours sur la diversité engendre des préoccupations sur la “qualité” des œuvres. Comme si le fait de réfléchir en matière de représentativité empêchait de proposer une “bonne” programmation. Ces questions, traitées au sein de la résidence WWWP, ont été reprises pendant les conférences. La valeur artistique du mapping a été en effet l’un des sujets centraux des échanges d’IBSIC 2024.
Images et discours
– Des images pour donner la voix
Invités d’honneur de l’édition 2024, Krzysztof Wodiczko et Michael Naimark sont des artistes pionniers du vidéo mapping. Leurs ouvrages respectifs – comme l’installation Displacements de Michael Naimark (1980-84/2005) – sont des références incontournables qui exploitent la projection sur volume avant même que le terme “mapping” n’existe. Leurs pratiques suscitent des réflexions actuelles qui vont au-delà du caractère analogique ou numérique de la technologie. Dans son intervention “Et si les monuments pouvaient parler ?”, Krzysztof Wodiczko a présenté son travail de projections monumentales participatives. Dans les projets Bunker Hill (1998) et The Tijuana Project (2001), le mapping est un moyen pour donner la voix aux habitant.e.s, leurs visages filmés et leurs discours diffusés sur des bâtiments iconiques de la ville. La projection amplifie et rend visible leurs paroles. L’artiste ne crée pas des images mais des dispositifs qui génèrent un espace d’expression pour l’autre. Le support architectural, revêtu par la projection, devient la peau d’une collectivité. Le bâtiment-monument persiste tel le témoin d’un passé certes, mais se retrouve actualisé tel le manifeste d’une présence contemporaine.

Palais des Beaux-Arts, Video Mapping Contest. Breaking the walls de Fred Ebami & Bianca Turner (France, Brésil)
Une approche similaire se retrouve au sein d’un mapping du Video Mapping Contest, sur la façade du Palais des Beaux-Arts. La mention spéciale du jury a été attribuée à l’œuvre Breaking the walls du duo franco-brésilien Bianca Turner et Fred Ebami, qui rend hommage aux travailleurs sous-représentés du monde de la Culture. Les silhouettes des laveurs de vitres, des gardiens de salle mais aussi des artistes femmes sont projetées sur grande échelle. Ces corps de métier sont mis en lumière par des images colorées et un sound design innovant, moins dans des effets majestueux que dans le bruitage, moins dans le spectaculaire et plus dans le partage d’un message. Des caractères majuscules apparaissent sur la façade du Musée en posant la question : “L’art oui, mais pour qui ?”.
– Nouveaux formats
Chaque créateur.rice s’empare du mapping en privilégiant des éléments singuliers de ce dispositif : le contenu ou le support, les images ou le message. Le bâtiment se retrouve alors connoté différemment, tel un monument, un écran, une invitation ou encore traité comme un agencement de composants architecturaux. À ce propos, le titre de la projection de Filip Roca, 874, sur la bouche d’aération du parking Nouveau Siècle, renvoie au nombre de carreaux constituant l’objet, dont la texture semi-réfléchissante fait percevoir les couleurs de manière différente selon le point de vue. Le contenu génératif déroule des nuances teintées, s’adaptant à chaque dalle comme unité mappée en soi. L’échelle réduite de l’installation permet au public de s’approcher et de se réunir autour de l’architecture. Dans cette proximité avec la projection et les enceintes, une nouvelle dynamique du “faire face” à l’œuvre s’engendre, de l’ordre du recueillement. En outre, le format est intéressant du point de vue technique : l’installation très légère compte un seul vidéoprojecteur, un Christie Roadster S+ 16K de 14 000 lumens. Sortir du paradigme classique du dispositif mapping monumental permet d’ouvrir sur d’autres solutions, plus intimes, plus écologiques, moins coûteuses en matériel et consommation énergétique, et tout aussi impactantes.

Bouche d’aération du parking Nouveau Siècle. 874 de Filip Roca (Espagne)
Le Grand Prix des Video Mapping Awards constate d’une attention grandissante pour les nouvelles applications du mapping. Remis au projet MehlWelten de l’artiste allemand Julian Hölscher, le prix, comme l’a dit le jury, “ne pouvait pas être attribué à une cathédrale”. Faisant interagir la projection avec la sculpture cinétique, l’installation permanente est une commande du MehlWelten Museum Wittenburg. La présence de mappings pérennes au sein des espaces de l’exposition est croissante et remarquable.
– Nouvelles perspectives
La prolifération d’installations permanentes s’observe aussi dans les espaces publics, où le mapping a toujours été une intervention ponctuelle et éphémère. De plus en plus de municipalités proposent désormais des mappings permanents, des parcours lumineux ou des mises en lumière habitant la ville tout au long de l’année. Les contenus peuvent varier en fonction des festivités, des occurrences, des saisons. La table ronde “Installation pérenne en vidéo mapping”, modérée par Pierre-Yves Toulot, était consacrée à ce sujet. L’échange a ouvert sur de nombreuses réflexions relatives aux financements, à l’utilité et à l’impact de ces interventions fixes dans l’espace urbain. La question des retombées de ces créations décoratives sur la pratique se pose puisqu’elles peuvent porter à assimiler le mapping au paysage citadin et le normaliser par un (non) regard quotidien.
L’échange sur les installations pérennes s’est focalisé sur la réalité du mapping en France. Mais le Video Mapping Festival de Lille présente aussi des perspectives internationales qui permettent de saisir les spécificités culturelles et les enjeux, publics et privés, de ce métier dans différents pays. L’intervention de Willy Posada, directeur de l’association Antigua Viva, est un excellent exemple de l’évolution de la scène mapping en Colombie. En à peine un an et avec le soutien des Rencontres Audiovisuelles, Antigua Viva a organisé le Festival de la Luz de Antigua qui a eu lieu en juillet 2024. Leur action sur le territoire est conséquente, à savoir que deux ans auparavant, il n’y avait seulement que quelques vidéoprojecteurs disponibles en Colombie. Antigua Viva a promu des formations pour des artistes et technicien.ne.s et a accompagné la communauté locale dans sa découverte du vidéo mapping.
Pour conclure
Il est difficile de considérer cette semaine à l’enseigne du vidéo mapping comme un événement en soi, c’est-à-dire sans la penser comme un aboutissement de sept années de rencontres, d’échanges, de créations et de réflexions collectives. L’édition 2024 marque un tournant important dans l’histoire du Festival. L’ouverture aux réalités artistiques et culturelles dont elle témoigne, ainsi que les questions de diversité et d’inclusion qu’elle soulève, relève d’une sensibilité pour de nouvelles perspectives et nouveaux langages, engagés et inclusifs. D’une technologie pour diffuser un spectacle de motifs et décorations, le mapping devient un outil d’expression des problématiques actuelles. L’installation Rêves et cauchemars sur le Crédit Mutuel Nord Europe en est un exemple. Résultat d’une résidence de création, le mapping réunit le travail de jeunes étudiant.e.s en animation de toutes nationalités. Parmi les images colorées et songeuses, d’un coup la façade se craquelle, s’ouvre et dans cette déchirure apparaissent les prises de vue réelles de bâtiments s’écroulant sous les bombardements. Alors, le caractère monumental des projections n’est plus un attribut suscitant de la fascination et de l’immersion mais devient un élément fondamental du dispositif et de ses potentiels de partage.
Ce qui émerge de cette édition du Video Mapping Festival est une impression de responsabilité partagée que nous avons, en tant qu’artistes, curateur.rice.s et producteur.rice.s travaillant dans l’espace public. Responsabilité qui implique aussi les spectateur.rice.s puisqu’un regard même peut être actif et engagé. Comme l’écrit le critique britannique John Berger (Voir le voir, 2014), “Regarder, c’est choisir”.