Cirque itinérant et écoresponsabilité
Un budget d’un million d’euros a été dédié au projet de recherche et développement intitulé “Vers un éphémère durable”, initié par le CIAM d’Aix-en-Provence. Lancé officiellement en mars 2024, ce projet de trois ans a pour objectif de créer un prototype de chauffage décarboné, écoresponsable et industrialisable pour les chapiteaux itinérants, afin de remplacer le chauffage au fioul utilisé par une grande majorité des chapiteaux de cirque en tournée actuellement. Cet article vise à expliciter le contenu et explorer les contours de ce projet d’envergure.

Chauffage au pellet à L’Azimut – Photo © Louis Cormerais
Montage du projet
Le Président Macron a lancé, en 2021, le plan d’investissement France 2030 dans le but de financer massivement les technologies innovantes pour la transition écologique. 54 milliards d’euros ont ainsi été investis par le Gouvernement français dans de multiples domaines. L’un des appels à projets de ce programme est spécifiquement tourné vers les activités culturelles avec l’intitulé “Soutenir les alternatives vertes dans les industries culturelles et créatives”. Le CIAM (Centre international des arts en mouvement) d’Aix-en-Provence est lauréat de cet appel à projets, en partenariat avec l’entreprise Capgemini. Le projet “Vers un éphémère durable” est officiellement lancé en mars 2024, avec le financement du Gouvernement à hauteur de 500 000 euros, la contribution de 350 000 euros de Capgemini, et un apport du CIAM et de ses partenaires de 150 000 euros. “Cela faisait plusieurs années que nous collaborions avec Capgemini en mécénat de compétences et nous leur avons proposé de s’associer pour cet appel à projets en 2021. Capgemini met à disposition son savoir-faire en termes d’ingénierie, et nous nos réseaux et notre connaissance des problématiques d’itinérance et circassiennes”, explique Chloé Béron, cofondatrice et codirectrice du CIAM à l’initiative de ce projet. Cette dernière est ingénieure, formée à l’École centrale de Lyon, au management de projets stratégiques à Édimbourg et au management de grands projets industriels à HEC Paris. C’est sa rencontre avec le domaine circassien qui l’a amenée vers l’ingénierie de projet culturel. En 2013, elle cofonde avec Philippe Delcroix le CIAM d’Aix-en-Provence, un lieu dédié aux arts du cirque, unissant la diffusion de spectacles, l’accompagnement à la création, l’enseignement et des programmes de recherche.

Deux chapiteaux, cas du projet de R & D – Photo © CIAM
Le chauffage au fioul
“En 2024, les structures éphémères itinérantes sont majoritairement chauffées au fioul. Il faut environ 19 litres de fioul à l’heure pour chauffer 2 500 m3 non isolés, ce qui émet 57 kg de CO2. Pour un spectacle de trois heures, sous chapiteau chauffé, il faut 363 litres de fioul, ce qui émet 1,1 tonnes de CO2.” Telle est la phrase-manifeste introduisant la plaquette de présentation du projet “Vers un éphémère durable” (il est à supposer qu’il s’agit d’un chapiteau d’environ 700 places et que les trois heures de représentations nécessitent seize heures de répétitions pour arriver à ce chiffre). Le chauffage au fioul est un dispositif simple et rudimentaire : il s’agit de relier au chapiteau une unité de chauffage via un gros tuyau qui envoie tout l’air chaud depuis une seule entrée. Pour éviter les risques d’incendie, l’unité de chauffage est à 5 m du chapiteau. La chaleur arrive dans le chapiteau sous forme d’air pulsé. La température ressentie par les spectateurs dépend de leur distance par rapport au point de diffusion : trop proche, il fait souvent trop chaud ; trop éloigné, il fait souvent trop froid. Les compagnies témoignent des caprices de la machine qui tombe souvent en panne mais se répare facilement, et à moindre frais. Si cette technologie n’est ni écoresponsable ni vraiment confortable, l’avantage absolu du chauffage au fioul est que la matière de combustion est accessible et disponible en quantité suffisante sur tous les territoires. Il ne revient donc pas aux compagnies de stocker, entretenir et transporter les ressources nécessaires pour leurs tournées. L’unité de chauffage est ainsi transportée vide et elle a en plus l’avantage d’être peu encombrante et très légère, optimisant donc le poids et le volume des convois.

Exemple d’unité de chauffage au fioul – Photo © Cie Quotidienne
Le projet de recherche
Le projet de recherche prévoit de répertorier les connaissances déjà existantes concernant le chauffage spécifique des chapiteaux d’une part, et concernant les technologies de chauffage les plus courantes d’autre part. La captation et la modélisation des flux d’air, des températures, de l’humidité dans les chapiteaux serviront de base à des recherches plus théoriques. Les deux chapiteaux du CIAM constitueront les cas d’études : un chapiteau de 30 m de diamètre et un chapiteau-tente. Chloé Béron explique qu’il faut répondre à une problématique primordiale de la transition écologique : celle de baisser la demande en consommation. Elle indique que s’il est important de passer à une technologie plus vertueuse, il est intéressant — quel que soit le système de chauffage — de réduire le besoin effectif de chauffage. “Une partie des compagnies de cirque, du moins à court ou moyen terme, gardera son chauffage au fioul par manque de moyens, ne pouvant pas investir dans un système moins polluant. Il sera primordial de comprendre comment ces compagnies peuvent réduire leur consommation. Nous répartissons la chaleur différemment par exemple, mettons le public à des endroits plus stratégiques, identifions quelles sont aujourd’hui les déperditions énergétiques qu’il est possible d’éviter et avec quels moyens. Quelles sont les possibilités pour améliorer cela afin que nous ayons besoin de moins de fioul au départ pour chauffer la même quantité d’air”, explique Chloé Béron. Le développement d’une nouvelle stratégie de chauffage s’appuiera sur des technologies de génération de chaleur qui ont déjà fait leurs preuves, pour les transformer et les adapter à l’itinérance, soit en les hybridant soit en les modifiant. “Mais attention : imaginons que nous trouvions fantastique une technologie de chauffage passant par une chaudière en fonte qu’il faut déplacer dans un camion sur des kilomètres. Le but de cette phase est de parvenir à un prototype d’un chauffage qui fonctionne sans fioul mais dont le bilan carbone global reste intéressant”, précise-t-elle. L’objectif final de l’ensemble du projet est d’arriver à un prototype industrialisable d’ici 2030. L’industrialisation nécessitera des partenariats et des montages de projets spécifiques pour amener le secteur à se renouveler avec des acteurs sachant industrialiser, vendre et diffuser le nouvel appareil. Chloé Béron évoque également les incidences de ce projet sur d’autres domaines. Elle parle par exemple de l’éventualité de faire évoluer certaines normes ou encore la recherche purement architecturale des chapiteaux itinérants (toiles, structures, isolation, géométrie, …).
Théorique vs empirique

Chapiteau gonflable Les Fauves, Cie EAEO- Photo © Dynamorphe
Le chapiteau de cirque a la particularité d’être à la fois un abri architectural, une scénographie, un équipement scénotechnique et parfois même un agrès ou une base d’agrès. Il a la vocation et le pouvoir d’amener le spectacle vivant partout, même dans les zones rurales les plus reculées communément appelées “déserts culturels”. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs débats traitent d’écoresponsabilité et de développement durable dans le champ du cirque itinérant sous chapiteau. Les institutions comme Artcena, Circostrada ou la chaire ICiMa du CNAC ont initié tables rondes et conférences autour de ces problématiques. L’une des initiatives qui a poussé au plus loin la réflexion sur le thème du développement durable pour les chapiteaux de cirque itinérants est celle de Louis Cormerais avec son action “Cirque durable“ et ses études empiriques in situ. D’abord éducateur environnemental, il est passé de cueilleur de plantes sauvages à régisseur de tournée pour Baro d’evel. Conjointement à sa pratique de régisseur, il a pu observer, sur la durée, le fonctionnement des tournées de cirque et initier des comportements plus écoresponsables (mise en place de toilettes sèches de tournées, incitation à de nouveaux usages concernant la gestion des déchets, utilisation raisonnée du chauffage du chapiteau pour déterminer les températures de confort). Pour appuyer ses recherches, Louis Cormerais est allé jusqu’à créer un protocole complet pour mesurer les données météorologiques des chapiteaux (températures, hygrométrie et flux d’air). Les essais de chauffage aux granulés (pellets) qu’il a initié notamment à Antony (pôle cirque Azimut) constituent selon lui l’alternative la plus évidente au chauffage au fioul des chapiteaux. Il précise néanmoins que selon ses observations empiriques, environ 80 % de l’énergie consommée pendant une tournée circassienne hivernale est celle consacrée au campement.
De la lisibilité du bilan carbone
Un chapiteau de cirque itinérant chauffé au fioul en hiver est-il plus ou moins écoresponsable qu’une salle de spectacle ? Comment calculer les émissions de CO2 pour une Scène nationale pour trois heures de spectacle alors que la salle et le hall sont chauffés tout l’hiver contrairement au chapiteau qui n’est chauffé que pendant la durée du spectacle ? Incluons-nous au calcul du bilan carbone d’une Scène nationale les émissions dues à la construction du bâtiment ? L’une des difficultés d’appréhension du bilan carbone réside dans l’inclusion ou non de telle ou telle donnée dans le calcul (déplacement des spectateurs, déplacement des salariés pour une salle de spectacle, conditions plus ou moins énergivores du montage d’un chapiteau, taille et besoins en carburant du convoi, …). L’autre difficulté d’appréhension du bilan carbone est le choix de la moyenne de comparaison (à jauge égale, à volume de salle égal, …). De la même manière, nous pouvons nous demander si une meilleure technologie de chauffage n’invisibiliserait pas d’éventuelles contreparties nécessaires pour la mise en place de cette nouvelle technologie. Faudra-t-il équiper tous les lieux accueillant des cirques d’une borne électrique à 63 A ? Est-ce que ce sera possible dans les zones rurales ? L’énergie nucléaire utilisée sera-t-elle considérée comme plus propre ? L’initiative de la Cie EAEO pour son spectacle Les Fauves intéresse par sa différenciation de ressources. Avec les architectes et plasticiens de Dynamorphe, la Compagnie a mis en place un chapiteau gonflable de 500 places maintenu avec de l’eau (lestage du pourtour), de l’air et d’électricité (pulsion d’air pour maintenir la pression). Bien que le fonctionnement soit différent des chapiteaux plus traditionnels, l’ensemble reste gourmand en eau et en électricité, et présente une logistique de montage nécessitant la mobilisation d’une grue pour décharger les containers.

Études température/hygrométrie (2021) – Document © Louis Cormerais
Art, environnement, précarité
Il est impossible de désolidariser la question du chauffage du chapiteau de l’ensemble de l’écosystème que constitue la vie en itinérance. S’intéresser au chauffage au fioul des chapiteaux de cirque itinérant nous invite à un questionnement plus large sur les conditions de vie et de viabilité de cette forme de spectacle vivant dans le contexte actuel. Le cirque itinérant, est-ce seulement une discipline artistique et technique ? N’est-ce pas également un mode de vie incluant la manœuvre de poids-lourds, la manutention des campements, le montage de chapiteau, la réparation de toutes les fuites, pannes, cassures qui surviennent au quotidien ? Plus qu’une “industrie culturelle”, l’itinérance en chapiteau est un mode de vie éminemment artisanal qu’il est nécessaire d’envisager et d’accompagner comme tel. La survie de cette corporation est actuellement d’une extrême fragilité, faisant face aux baisses des budgets alloués aux projets culturels, à la hausse du prix du carburant et aux difficultés de stockage, d’entretien et de réparation voire de remplacement des éléments du parc de matériel coûteux nécessaires à la tournée. Par conséquent, la réussite du projet “Vers un éphémère durable” se révèlera certes dans l’innovation technologique effective d’un chauffage des chapiteaux plus écoresponsable mais aussi et surtout dans l’aide réelle que la nouvelle solution apportera aux compagnies dans la poursuite de leurs projets.
Cet article a été rédigé à la suite d’un entretien avec Chloé Béron. Des échanges approfondis avec Jean Charmillot et Virginie Ferrere (Cie. Quotidienne), Sylvie Mugica et Bernard Delaire (Famille Morallès) ont contribué à l’élaboration de cet article. Des entretiens avec Louis Cormerais (Cirque durable), Laurent Cabrol (Cie Bêtes de foire), Félix Chamerois (Dynamorphe) l’ont également enrichi.
Pour aller plus loin :
– Sur le projet “Vers un Éphemere durable” : Page LinkedIn www.linkedin.com/showcase/vers-un-ephemere-durable/posts/?feedView=all
– Présentation Le cirque durable de Louis Cormerais
– Rencontre professionnelle au Théâtre Firmin-Gémier (Artcena) : www.artcena.fr/magazine/enjeux/culture-et-developpement-durable/cirque-spectacles-itinerants-et-developpement-durable
– Rencontre professionnelle au festival Circolo à Spark (Pays-Bas), Circostrada : www.circostrada.org/fr/blog/chapiteaux-quel-avenir-pour-cirque
– Répertoire des spectacles de cirque sous chapiteau Charte Droit de Cité : www.artcena.fr/sites/default/files/medias/R%C3%A9pertoireCDC2024_1.pdf