Copie conforme
Rohtko, pièce mise en scène par Łukasz Twarkowski dans une scénographie de Fabien Lédé, a été présentée aux Ateliers Berthier en février 2024. Quatre heures de mouvements, de vidéos, de musiques, de danse ; ce spectacle, présenté en trois langues (anglais, chinois et letton), pose la question de la marchandisation de l’art contemporain et le mythe de l’authenticité, à l’heure des NFT. Tout est construit sur la dualité entre la copie et l’original, jusque dans sa scénographie mobile.

Photo © Fabien Lédé
Łukasz Twarkowski, metteur en scène et vidéaste polonais, collaborateur artistique de Krystian Lupa, a fondé l’Identity Problem Group, un collectif interdisciplinaire qui combine les arts visuels et performatifs avec la littérature et l’art sonore. Après une annulation aux Printemps des Comédiens en 2022, il est invité pour la première fois en France avec Rohtko. La pièce a été créée au Théâtre Dailes à Riga, en Lettonie. Mark Rothko était Letton. Tout commence par un détournement orthographique, une inversion de lettre, Rohtko à la place de Rothko, le nom du peintre. Cela nous annonce la ligne directrice de la pièce, l’ambiguïté dans le monde de l’art, entre un original et un faux qui n’ont pas le même prix tout en étant exactement pareils.
Une des plus grandes escroqueries
En 2004, un tableau de Mark Rothko, Untitled 1956, est vendu par Ann Freedman, patronne de la célèbre galerie d’art new-yorkaise Knoedler & co, au couple de collectionneurs Eleanore et Domenico De Sole, président de Sotheby’s, pour 8,3 millions de dollars. Sept ans plus tard, nous découvrons qu’il s’agissait d’un faux. Cette toile, comme quelques Jackson Pollock, Willem de Kooning, Robert Montherwell, Barnett Newman, a été peinte par un certain Pei-Shen Qian (devenu professeur de maths) dans son garage, dans le Queens. Les experts n’ont rien vu ou n’ont pas voulu voir, et cette escroquerie est devenue un gigantesque scandale de contrefaçon aux États-Unis. Łukasz Twarkowski s’appuie sur cette histoire vraie pour poser cette question : qu’est-ce qui fait la valeur d’une œuvre d’art ? En quoi le faux est moins bon que l’œuvre originale alors qu’il suscite les mêmes émotions chez le spectateur ? L’œuvre serait-elle moins belle une fois sa valeur marchande perdue ? “L’Occident donne la primauté à l’original contrairement à l’Extrême-Orient. D’après Byung-Chul Han,(1) les deux signes chinois que nous traduirions par ‘original’ en français signifient littéralement une ‘trace authentique’. Pour eux, l’original est juste la trace ou le reflet d’une idée. Dans l’histoire de l’art chinois, il est arrivé plusieurs fois qu’une copie ait plus de valeur, soit plus chère que l’original car elle était jugée mieux faite, plus fidèle à l’idée qui préside à l’œuvre.”

Photo © Fabien Lédé
Superposition temps et espace
La pièce se passe à différentes époques, depuis 1960 à nos jours, et est située dans un restaurant chinois. Ce choix n’a rien à voir avec la nationalité du faussaire ni avec la philosophie chinoise sur le vrai et le faux mais, tout simplement, en référence au restaurant de Mister Chow, situé sur la 57e avenue à New York, la cantine de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol. En réalité, Rothko n’a pas pu le fréquenter mais nous savons qu’il aimait manger chinois. “Tous les restaurants chinois du monde sont plus ou moins les copies des uns des autres.” Le restaurant devient le lieu de rencontres entre les acteurs du monde de l’art contemporain où les discussions autour de sa marchandisation restent centrales. Tout en mangeant et buvant, ils dénoncent la consommation de l’art. Nous retrouvons Mark Rothko qui refuse l’accrochage de sa peinture dans le restaurant Four Seasons, un lieu où les gens boivent et mangent plutôt que regarder l’œuvre. La scénographie, réaliste et mobile, est composée de trois modules : deux représentent deux restaurants chinois gémellaires, totalement identiques avec tables et chaises de couleur verte et des lampes rouges, chacun avec un aquarium ; le troisième module est une cuisine complètement praticable. Fabien Lédé explique : “Nous ne voulions pas simuler, d’où cette cuisine fonctionnelle où nous mangeons réellement”. Les restaurants ont trois portes, deux de chaque côté et une à l’arrière, permettant différentes compositions en liaison avec le module de la cuisine grâce à un sas intégré. À l’image d’un tunnel temporel, cette connexion crée des passages entre différentes époques. Deux écrans sont installés sur le plateau, et un écran large et rectangulaire descend des cintres, permettant une démultiplication des points de vue. Les scènes doublées par les caméras en direct et projetées sur le grand écran au-dessus du décor permettent des scènes en miroir, jouant sur une récurrence dans l’image et les attitudes.

Photo © Fabien Lédé

Tournette – Photo © Mahtab Mazlouman
Chorégraphie des changements
La pièce débute par un plateau très sobre. Uniquement deux écrans sont installés, dont l’un représente deux restaurateurs chinois en train de cuisiner et l’autre un livreur de Wolt.(2) Il se déplace d’un écran à l’autre et finit par sortir sur le plateau en se présentant comme étant l’acteur de la pièce. “J’aime bien cette idée de surprendre les spectateurs. Au départ, ils ne voient que deux écrans analogues sur la scène et s’imaginent un théâtre faussement expérimental sans aucun décor. Puis tout s’ouvre sur une scénographie monumentale où nous découvrons les deux modules des restaurants chinois très colorés et la guérite de la cuisine”, explique Fabien Lédé. Dans la première partie, informative avec la présentation des personnages, les deux modules des restaurants sont côte à côte. À partir du deuxième acte, une recomposition des deux modules avec la cuisine, grâce à des sas intégrés puis séparés, s’installant sur la tournette et créant un paysage plus complexe. L’arrière du décor devient visible. “Nous affirmons le côté décor en nous concentrant sur un intérieur fini et un extérieur brut qui a une très belle esthétique.” À la scène finale, le restaurant devient une galerie qui représente un restaurant. Les murs deviennent blancs. Le premier module devient une galerie d’art avec l’enseigne chinoise fake, et le deuxième expose un restaurant chinois. “C’est une installation représentant un restaurant. D’un côté tout le mobilier du restaurant disparaît et devient un white cube avec un aquarium de présentation, et de l’autre nous sommes dans un Christo inversé, les murs sont lisses pour mettre en valeur l’objet du restaurant comme une œuvre d’art. Une référence à Duchamp où l’objet banal devient objet d’art.”

Photo © Fabien Lédé

Décor – Photo © Mahtab Mazlouman
“Nous commençons par la scéno.”
Łukasz Twarkowski explique : “C’est la scénographie qui définit le point de départ de la pièce. Elle détermine la dramaturgie, le déroulement, la façon de se rencontrer, de discuter. C’est un No man’s land qui participe à la définition des différentes relations. Nous avons une première période de travail qui dure trois à quatre mois sans décor puis six à sept semaines dans une partie de la scénographie, et quatre semaines dans la scénographie complète. Si la première idée était l’implantation d’un restaurant chinois, nous n’étions pas totalement sûrs sans un laboratoire avec les acteur.rice.s et leurs improvisations dans différentes dispositions. Nous commençons sur le plateau par faire des essais. La vidéo est présente dès la première période. La scénographie ne peut pas être totalement prête puisque c’est le plateau qui nous dicte les changements et, petit à petit, les choses se stabilisent. Ces deux restaurants jumeaux, entre réalisme et image abstraite, représentent davantage un espace psychique”. Fabien Lédé, scénographe de la pièce et peintre à l’origine, collabore depuis sept ans avec Łukasz Twarkowski. “Nous avons une façon très particulière de travailler. Tout le monde est tout le temps présent sur le plateau pour participer à la création. Nous ne commençons pas avec un texte. La scénographie est pensée sans que l’histoire ne soit fixée. Je dois créer des possibilités de mouvement et de changement. Je crée déjà des espaces au moment des répétitions qui donnent envie de s’y mouvoir avec le multi-écrans. Il faut éviter les décors trop figés à l’avance pour laisser la possibilité d’expérimenter jusqu’à la fin et réorganiser le plateau si nécessaire. Nous nous sommes posés la question de l’élément central et l’idée du restaurant comme lieu de rencontre des artistes est venue rapidement, avec la possibilité de recomposer les lieux. Pour moi, représenter l’arrière du restaurant avec sa cuisine où les repas sont préparés renvoyait au théâtre et ses coulisses.”

Photo © Fabien Lédé
Dimensions et contraintes
Le plateau du Théâtre Dailes est une des plus grandes scènes d’Europe (16 m x 16) m avec des coulisses de 5 m de largeur de chaque côté et un plateau de 16 m qui se déplace en wagon. C’est une conception russe avec une impressionnante machinerie. “Nous réfléchissons en fonction du lieu de création et la composition scénographique est davantage mise en valeur dans le théâtre où elle a été pensée tout en gardant une flexibilité dans sa modularité. L’espace des Ateliers Berthier de 14 m x 14 m était le minimum possible pour cette scénographie et nous n’avons pas pu avoir les perspectives que nous souhaitions.” Chaque module du restaurant mesure 5 m x 4 m x 3 m de hauteur et la cuisine 2 m de largeur, composée d’une structure en aluminium avec un plancher et des murs en bois. L’éclairage y est intégré. La tournette mesure 13 m x 13 m. Le transport du décor a nécessité cinq semi-remorques. “La grande problématique est l’objet écran. Comment le transformer pour qu’il ne soit pas uniquement un écran. Pour Łukasz, la vidéo doit se positionner en avant-scène. Ce n’est pas la même chose quand les acteur.rice.s sont devant ou à l’arrière. Ici, le panneau LED de 12 m x 3 m (de la même dimension que le restaurant) termine en hauteur le décor et donne de nouvelles possibilités de perspective. À la fin de l’acte 1, les quatre mêmes modules sont installés. Cette image renvoie à la peinture de Rothko : la décomposition des deux aplats abstraits avec une ligne de démarcation au milieu qui peut être représentée par les lumières qui sont au-dessus du restaurant. L’objet écran est brut mais participe pleinement à la composition totale. C’est un effet d’écrasement qui, en s’ouvrant, donne une respiration et une autre perspective à la scène.” Dans la seconde partie, la mobilité est effectuée grâce à un plateau tournant qui procure de nouvelles profondeurs. Les deux modules des restaurants sont sur la tournette. Il n’y a que la cuisine et les deux écrans sur pieds qui restent fixes dans le lointain. “Nous avons considéré que c’était moins cher de construire et d’avoir notre propre tournette plutôt que de la louer dans chaque théâtre”, précise Łukasz Twarkowski. Le plateau tourne trois fois en entier, une première fois à 270° puis à 180°.

Coupe longitudinale côté cour – Document © Odéon
La part importante de l’humain
La mobilité de la scénographie est possible grâce aux technicien.ne.s qui font partie de la pièce. Habillé.e.s en combinaison blanche comme des travailleur.se.s dans les musées, il.elle.s poussent les modules et changent les décors. “Nous cherchions une synergie en intégrant les technicien.ne.s dès le début dans la création. Il.elle.s sont connecté.e.s à la scénographie. Cette manière de travailler est un investissement pour un théâtre porteur du projet.” La place importante donnée aux technicien.ne.s au sein de l’équipe est visible lors des saluts. Deux machinistes de Riga accompagnent l’équipe et collaborent avec six machinistes de l’Odéon afin d’adapter des positions, répéter et apprendre les mouvements. “Déplacer les grosses structures avec une musique très forte, dans une ambiance sombre, de la fumée, exige des répétitions et une réadaptation.” Les déplacements de chaque module nécessitent quatre technicien.ne.s. À l’entracte, il.elle.s mettent en position les restaurants du deuxième acte, rajoutent les jalousies à 3 m de haut et mettent en place les accessoires pour la préparation de la cuisine.
Il n’y a pas de répit dans cette avalanche d’images et de mouvements qui interroge la marchandisation de l’art. La scénographie, d’une grande maîtrise et judicieusement utilisée, se déploie dans une mobilité chorégraphiée. Une dramaturgie plus élaborée aurait apporté davantage de profondeur à ce spectacle puissant et de qualité.
(1). Essayiste et philosophe sud-coréen, théoricien de la Culture (source : Wkipedia)
(2). Entreprise finlandaise de livraison de repas et marchandises
Rohtko, pièce créée le 12 mars 2022 au Théâtre Dailes à Riga en Lettonie et présentée du 31 janvier au 9 février 2024 aux Ateliers Berthier
– Texte et dramaturgie : Anka Herbut
– Mise en scène : Łukasz Twarkowski
– Scénographie : Fabien Lédé
– Vidéo : Jakub Lech
– Chorégraphie : Paweł Sakowicz
– Musique : Lubomir Grzelak
– Costumes : Svenja Gassen
– Lumière : Eugenijus Sabaliauskas