La création lumière de Welfare

Procédés d’éclairage à la Cour d’Honneur

Julie Deliquet est directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Sa dernière création au Festival d’Avignon 2023 est issue de l’adaptation du documentaire Welfare réalisé par Frederick Wiseman en 1973. Le réalisateur filme un centre d’aide sociale à New York. Tour d’horizon de la création lumière à travers cet article, qui décrira l’implantation lumière et expliquera avec précision comment les images ont été créées.

Carnet de route par Jean-Gabriel Valot, régisseur lumière de cette aventure

Festival d’Avignon – Photo © Christophe Raynaud de Lage

Du film à la scène

Tout au long du documentaire, les différentes salles du centre d’aide social sont toutes bondées. Les sans domicile fixe sont perdus dans la masse, attendent. La première direction que nous a donné la metteuse en scène est de faire ressentir, de faire vivre le vide dans lequel sont plongés les protagonistes. Vide de perspectives, de solutions pour les usagers, vide de sens pour les travailleurs sociaux et errance dans les méandres de l’administration pour tous les protagonistes. Julie Deliquet et Zoé Pautet signent la scénographie et ont désiré montrer ce vide. Le sol de couleur bleu-vert reproduit les sols des gymnases aux multiples lignes colorées des différents sports collectifs. Il recouvre l’intégralité de la scène du Palais des Papes. Au début du spectacle, la majeure partie du plateau est investie par une structure tubulaire métallique constituant de petites cellules dotées de lits de camp. Des draps fixés sur les tubes font office de cloisons. Une vingtaine de personnes s’active dans le gymnase. Nous assistons au démontage du centre d’hébergement d’urgence. La metteuse en scène a souhaité que la pièce se déroule sur une seule journée, de l’ouverture au public du centre d’aide sociale jusqu’à sa fermeture. Cette journée débute lors de l’entrée spectateur en salle. L’entrée public, à la Cour d’Honneur, débute à 21 h 15, le spectacle à 22 h. C’est le crépuscule à Avignon alors que dans la fiction, c’est l’aube.

Lumière : lignes directrices

Julie Deliquet et Vyara Stefanova ont conjointement décidé d’éclairer l’espace, l’action et la Cour d’Honneur de manière naturaliste. La forme théâtrale de la metteuse en scène implique un éclairage non expressionniste. La lumière est là pour surligner, éclairer le fil de l’émotion qui surgit entre les comédien.ne.s et le public. Un éclairage naturaliste ne signifie pas un éclairage neutre car ce dernier n’existe pas. Il n’y a pas de neutralité dans le choix qui est fait quant à comment montrer une fiction, une action. C’est une décision, une direction. De plus, la réalisation d’un plein feu au théâtre est de l’ordre de l’exercice le plus difficile. Il s’agit de ne pas écraser l’espace, l’action et les comédien.ne.s par une trop forte lumière. Il ne faut pas brûler l’œil du spectateur, fatiguer son regard. Comme dans toute forme théâtrale, l’objectif est avant tout d’être juste plutôt que d’être à la recherche de l’esthétisme, au détriment d’une bonne écoute de la pièce. La lumière, sur cette création, sera également un des signes qui marquera l’évolution temporelle. L’intégralité du spectacle a été éclairé par trois états lumineux dont voici le déroulement chronologique.

Démontage de l’abri d’urgence lors de l’entrée du public – Photo © Jean-Gabriel Valot

– Éclairage artificiel nocturne du gymnase

Nous avons travaillé avec 3 Maxi-Brutes équipés de 9 lampes PAR 64 de 1 kW. Les lampes utilisées étaient un mélange de CP60 et CP61. Deux mâts sont positionnés au lointain jardin et au lointain cour, un mât est installé à la face cour. Implantés à même le plateau sur une poutre triangulée de 300 mm de section à 6 m de hauteur, ces sources seront les axes les plus bas de toute l‘implantation lumière. Les tentes et l’intégralité de l’espace sont éclairés latéralement. L’angle d’éclairage ainsi que l’absence de gélatines suggèrent un éclairage artificiel. Le jour se lève dans la fiction tandis que la nuit tombe sur le Palais des Papes. Durant l’entrée spectateur, un transfert de l’état lumineux nocturne en place à une image lumière du jour est en cours. La durée de ce transfert est de 40 minutes. Le public qui prendra place dans le gradin quelques minutes avant le début du spectacle ne verra pas cette image.

– Image lumière du jour au gymnase

L’éclairage est composé de sources HMI et de projecteurs asservis Robe Forte (LED blanche). Les murs blanchissent petit à petit, l’intégralité de la Cour d’Honneur est de plus en plus éclairée, les Maxi-Brutes baissent en intensité. Les 45 kW HMI répartis en axe de face et en axe latéral jardin installent doucement l’état lumineux prépondérant de toute la pièce : une image lumière du jour avec une seule ombre, dirigée vers la cour, au sol. Cet axe majeur de lumière étant réalisé au moyen d’un Fresnel 6 kW HMI implanté en latéral jardin. Ainsi, le choix de l’éclairage global de l’espace ne donne pas de hiérarchie dans le regard du spectateur. Tout est donné à voir de manière égale. Au spectateur de choisir librement où poser son regard.

Lorsque la pièce commence, à proprement parler, l’effet lumière du jour est installé et ne changera pas durant 90 min (excepté un effet où s’ajoute à l’éclairage global une découpe 2,5 kW HMI Robert Juliat 934NSX). Celle-ci est réglée en ponctuel (réglage du faisceau serré) sur un comédien pour le mettre en valeur sans que le public ne s’en aperçoive.

Traitement lumière du jour de l’intégralité de l’espace – Photo © Jean-Gabriel Valot

L’essentielle contrainte de travailler avec 19 sources HMI aura été la gestion des teintes différentes de chaque lampe. En effet, peu de lampes donnaient une température de couleur semblable aux autres. Vyara Stefanova, véritable orfèvre en colorimétrie, aura équilibré chaque lampe par l’emploi de convertisseurs de teinte au quart de ton près. La conceptrice lumière a une exigence colorimétrique semblable à celle d’un chef opérateur au cinéma. Il s’agit de sa formation initiale.

Les HMI pouvaient donner une teinte dure à la pierre. Cette dureté et cette pâleur relayaient un aspect peu naturel, voire irréel. L’éclairagiste aura trouvé la solution en colorant les sources HMI avec la gélatine Lee Filters 003. Le “Lavender Tint” est un filtre absorbant de manière à peu près égale les couleurs du spectre ; à ceci près que les teintes turquoise et vertes sont davantage retenues. Ce filtre réchauffe un tantinet la pierre. Nous nous en apercevons à peine. En revanche, nous n’avons plus la sensation que l’aspect de la pierre est artificiel.

– Fin de journée au centre social

Les trois Maxi-Brutes sont les principaux appareils qui éclairent le plateau. Trois fenêtres du Palais sont rétroéclairées au moyen de deux PAR 64, équipés de lampes CP62. Un PAR non gélatiné et un PAR gélatiné en Lee Filters 201 (Full CTB).

 

Conduite lumière

D’une manière générale, chaque transfert de lumière qui se produit pendant le spectacle se déroule durant une vingtaine de minutes. Le public ne peut pas s’en rendre compte. Le temps glisse petit à petit. Nous nous apercevons du changement lumineux seulement lorsqu’il donne à voir une nouvelle vision de l’espace. L’heure tourne, les usagers n’ont toujours pas l’ombre d’une solution à leurs problèmes. Tandis que le centre d’aide social se vide, la lumière du jour décroît et les sources halogènes reprennent en intensité. Les projecteurs automatiques Robe Forte réglés sur les murs du Palais changent de teintes imperceptiblement, se réchauffant peu à peu. Les deux projecteurs Fresnel 4 kW HMI implantés en face ne sont pas complètement éteints. La pierre doit toujours exister. L’extinction totale de la pierre reviendrait à vouloir la cacher ; or c’est impossible. Le meilleur moyen d’oublier un élément majeur d’un espace est de le faire vivre avec l’action.

Directions et implantation lumière

Les choix d’implantation sont assez limités à la Cour d’Honneur. Les accroches se situent à la périphérie de l’espace. De plus, la hauteur d’accroche induit un éclairage zénithal, par conséquent avec très peu d’angle.

– Face “dite” basse

Une accroche a été réalisée sur toute l’ouverture du gradin, nous pouvons la nommer face basse. Celle-ci est à 15 m de hauteur par rapport au niveau du plateau et la portée des faisceaux est de 30 m. Le mur du lointain de la Cour d’Honneur est éclairé par deux HMI Fresnel 4 kW avec un angle parfaitement plat. Afin de gommer les arrondis de ces deux faisceaux, deux découpes HMI 2,5 kW 934SNX sont dédiées au bas du mur. Enfin, deux projecteurs asservis Robe Forte entrent en action pour lier le sol avec le mur du lointain. Réglées avec une grande focale, ces machines éclairent aisément le sol et le premier tiers du mur du fond. Dotée d’une matrice LED blanche à 6 000° K, la lumière des Robe Forte se mélange avec les HMI (5 600° K) de manière très efficace. Les murs latéraux de la Cour sont éclairés, notamment depuis la face, par deux Fresnel 2,5 kW HMI réglés en face croisée. Ces quatre sources sont implantées aux extrémités jardin et cour de la face basse.

– Face haute

Les sources sont implantées à l’intérieur des créneaux du monument. L’axe est à 26 m de hauteur par rapport au niveau du plateau et la portée des faisceaux est au minimum de 45 m. Nous avons fait le choix d’utiliser cette face de trois manières différentes pour éclairer les comédien.ne.s :

– Un axe constitué de deux découpes 2,5 kW HMI 934SNX pour éclairer le bas du mur du lointain. Ces deux projecteurs sont utilisés également pour estomper l’arrondi des faisceaux des Fresnel mais aussi pour donner davantage de présence aux comédien.ne.s qui stationnent au lointain de la scène ;

– Un axe constitué de quatre découpes 2,5 kW HMI éclairant uniquement le sol ;

– Un axe constitué de douze découpes halogènes, Robert Juliat 710, équipées en lampes halogènes 2,5 kW, gélatinées en Lee 501 + dépoli Rosco 119. Cet axe éclaire également uniquement le sol.

Au vu des portées exceptionnelles qu’offre la Cour d’Honneur, toutes les découpes auront été réglées au petit net couteau. Par conséquent, nous disposions de la puissance de flux maximum et pouvions utiliser du dépoli pour estomper les marques des couteaux sans perdre trop de puissance.

Le gymnase peu avant sa fermeture – Photo © Jean-Gabriel Valot

Axes latéraux jardin et cour

– Fresnel HMI 6 kW

L’éclairage au sol de l’intégralité du décor est pris en charge par un Fresnel 6 kW donnant un axe latéral depuis le jardin de la Cour d’Honneur. Cette source garantit la cohérence de l’image et crée l’ombre unique au sol. Le réglage de l’intensité des autres sources, surtout celles en vis-à-vis du Fresnel 6 kW, sera limité par l’apparition de l’ombre produite par ces dites sources.

– Des automatiques Robe Forte à jardin et à cour

À noter que les Robe Forte sont doté d’un zoom 5°/55°. Par conséquent, chaque machine pouvait éclairer l’intégralité du plateau. Encore une fois, ces sources étaient parfaites pour une recherche de cohérence d’image.

– Deux Robe Forte, un à jardin et un à cour, sont réglés en latéral sur le sol afin d’augmenter le focus sur les comédien.ne.s, sur les places prépondérantes qu’il.elle.s occupaient sur cette immense scène ;

– Deux Robe Forte réglés sur le mur en vis-à-vis pour le traitement lumière du jour. À nouveau, ces asservis à couteaux étaient là pour gommer les arrondis des faisceaux Fresnel HMI ;

– Un Robe Forte dirigé vers le mur du lointain. Dans la mesure où ces machines éclairaient le mur du fond avec un angle d’environ 40° par rapport au plan du mur du lointain, elles offraient un traitement “matièré” de la pierre. Il fallait tenir compte des ombres portées provoquées par les fenêtres quant au réglage de l’intensité de ces machines

– 2 découpes HMI 2,5 kW 934SNX par côté

Celles-ci sont dédiées soit à un éclairage ponctuel sur les comédien.ne.s, soit à travailler encore une fois sur le bas du mur du lointain. En effet, pour contrecarrer la puissance des Fresnel de face et pour que ce plein feu ne soit pas dénué d’arêtes, il fallait surligner les passages entre un plan horizontal et un plan vertical. De plus, cet éclairage du bas du mur du lointain en latéral apportait du relief sur les sujets et le mobilier à éclairer.

Contre-jours

– 4 Robe Forte

Les contre-jours interviennent en deuxième et troisième parties de la pièce. Vyara Stefanova a introduit cet axe pour avoir “davantage de prise” avec l’espace, que le sol prenne une valeur et une place différentes dans la perception que le spectateur avait de l’espace et de l’action.

Implantation lumière. Plan de masse et d’élévation sud – Document © Vyara Stefanova & Jean-Gabriel Valot

Sol

– 25 m linéaire de rampes LED blanc chaud/blanc froid implantées au bord du plateau. Les rampes avaient pour rôle essentiel de rehausser les visages mais aussi d’unifier la lumière sur le plateau et le mur du lointain ;

– 4 découpes ETC S4 Lustr 3 implantées de manière à réaliser un éclairage latéral, deux appareils par ogive au lointain du plateau ;

– 2 rampes Dalis pour éclairer en douche le sol sous les ogives ;

– 3 Maxi-Brutes 9 lampes PAR 64 1 kW. C’est une source apparentée à la famille des “blinders” en version ultra puissante. De par son encombrement et l’ampérage qu’il demande pour l’alimenter, cet appareil n’est pas utilisé, ou très rarement, dans le domaine du spectacle vivant. C’est une source majoritairement utilisée au cinéma pour réaliser de grands axes d’éclairage. En effet, cet appareil est bien trop puissant pour des dimensions normales de salles de spectacle. À l’origine, ces sources nécessitent une alimentation de 45 A pour alimenter les neuf lampes. Ces trois appareils ont été loués à la société Transpalux. Cette dernière, à notre demande, a effectué la transformation de son alimentation afin d’alimenter les neuf lampes séparément.

Rétroéclairage des fenêtres

Trois fenêtres ont été rétroéclairées. Celles-ci signifiaient un hors-champ du centre d’aide sociale. Les fenêtres allumées indiquaient la présence des travailleurs sociaux qui n’étaient pas en contact avec les usagers. Chaque fenêtre était éclairée au moyen de deux PAR 64 équipés en lampes CP62. Une source sans gélatine, la deuxième gélatinée en Lee 201 (Full CTB).

La temporalité de la création

Le montage du décor et l’implantation lumière ont débuté le 22 juin, la répétition générale étant le 4 juillet. À noter que 850 spectateurs étaient présents dans la salle durant cette dernière répétition. Nous disposions de douze nuits de travail et onze soirées en répétitions pour finaliser la création. La première nuit, de 20 h à 4 h du matin, était destinée exclusivement aux premiers réglages physiques des projecteurs. Les répétitions avaient lieu de 20 h à 1 h du matin ; le service lumière, chaque nuit, prolongeait le travail jusqu’à 4 h du matin. Nous avons bénéficié d’une météo favorable. Le premier soir de répétitions a été impacté par le mistral et une seule tranche horaire (de 1 h à 4 h du matin) a été annulée pour cause de pluie. Le savoir-faire de l’équipe lumière de la Cour d’Honneur est exceptionnel. Deux régisseurs en salle, cinq électricien.ne.s réparti.e.s dans tous les secteurs du monument. Nous avons constaté une écoute professionnelle, bienveillante et permanente envers l’équipe de création. En effet, la plupart des membres de cette équipe travaille à la Cour d’Honneur chaque été, depuis plus de dix ans. Ce faisant, ils connaissent les difficultés et les pièges de cet espace. Ainsi, pour certains choix d’implantation, nous avons pu bénéficier de leur expérience pour mener à bien l’éclairage de Welfare, et ce dans une gestion optimale du temps.

Équipe du Théâtre Gérard Philipe

– Mise en scène : Julie Deliquet

– Collaboration artistique : Anne Barbot & Pascale Fournier

– Direction technique : François Sallé

– Régie générale : Pascal Gallepe

– Régie plateau : Bertrand Sombsthay

– Régie lumière : Jean-Gabriel Valot

– Régie son : Pierre de Cintaz

– Scénographie : Julie Deliquet & Zoé Pautet

– Éclairage : Vyara Stefanova

– Costumes : Julie Scobeltzine

– Musiques : Thibault Perriard

– Marionnettes : Carole Allemand

– Habillage : Nelly Geyres

 

Équipe lumière de la Cour d’Honneur

– Régie générale adjoint : David Hanse

– Régie lumière : Julien Louisgrand

– Électricien.ne.s : Paul Argis, Didier Barreau, Stéphane Bazoge, Eva Espinosa, Julie Martin

– Électricien volant : Maxence Pesenti

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