Coup de froid sur le point chaud

Faisceaux hétérogènes et spectacle vivant

Les transitions technologiques de ces dernières décennies ont profondément modifié les pratiques et esthétiques de l’éclairage scénique. Les sources LED ont rendu caducs l’usage et le rendu des sources dites traditionnelles, avec des faisceaux devenus plus homogènes et uniformes marquant la disparition du point chaud. Cet article interroge les conséquences esthétiques de cette disparition du point chaud dans la construction du visuel scénique.

Exploitation au plateau d’une source à point chaud LED, avec Orane Bernard et Yann Louvrier – Photo © Élie Martin

Qu’est-ce que le point chaud ?

La définition communément admise du point chaud le définit comme la partie centrale la plus intense d’un faisceau lumineux. Cette définition sous-entend que nous observons l’impact d’un faisceau lumineux hétérogène, dont la concentration de la lumière en son centre est visible à l’œil nu. Cette zone de surbrillance produit une sensation de densité lumineuse et de chaleur, tant ces sensations sont associées s’agissant d’incandescence. Nombre d’éclairagistes règle d’ailleurs les faisceaux des PARs de dos, par ressenti du point chaud sur la nuque. Cette surbrillance au centre du faisceau n’est pas le fruit d’une volonté mais est plutôt issue des caractéristiques optiques des sources halogènes. Cette caractéristique, que d’aucuns nommeraient défaut, a été intégrée par les éclairagistes et corrigée ou amplifiée selon les sources. Les sources dotées d’un point chaud affirmé sont souvent qualifiées de “sources à point chaud”, parmi lesquelles les lampes PAR, les projecteurs focalisables à lentilles Fresnel et les sources basse tension à miroir parabolique type BT ou Svoboda. Cette zone de surbrillance peut varier en surface et en intensité selon le type et le réglage de l’appareil. Bien que nous parlions de point chaud, il ne s’agit pas d’un point mais plutôt d’une surface plus ou moins étendue.

 

Clichés du faisceau d’une découpe ADB DW105 montrant les deux réglages possibles en modifiant la position de la lampe : faisceau étal – Photo © Élie Martin

Des sources LED sans point chaud ?

Les sources LED n’exploitent pas les mêmes principes optiques que les sources à incandescence. Pour les sources focalisables, le principe était jusqu’alors simple et éprouvé : il s’agissait de projeter au plateau l’image d’un “point source”, filament ou arc, concentrée et modifiée par des lentilles, miroirs ou verres correcteurs. La lumière des sources LED, elle, est produite par un COB c’est-à-dire une matrice regroupant un nombre important de LED sur une petite surface. L’image projetée de cette matrice demande à être traitée pour être utilisable à la scène, soit en la diffusant soit en la collimant. Nous sommes ainsi passés de systèmes optiques conçus pour un point source de quelques cm2 à un point source dont la surface peut aller jusqu’à plusieurs dizaines de cm2, rendant obsolètes nombre de principes optiques utilisés jusqu’alors. Ainsi, comme l’affirme Ludwig Lepage, chef produit chez Robert Juliat, il n’est plus vraiment possible d’obtenir un projecteur plan convexe avec de la LED : “C’est un réel problème. Chez Robert Juliat, cela fait quelques années que nous proposons des Fresnel LED avec une répartition homogène plutôt propre. Mais nous avons été obligés de développer des versions PC car tout le monde veut des PC, sans savoir pourquoi”.

Deuxième réglage : faisceau concentré au point chaud – Photo © Élie Martin

Ce passage à la LED, dicté par l’urgence de la transition écologique à laquelle le spectacle vivant doit s’atteler, s’effectue progressivement dans les salles car il suppose des investissements conséquents. Néanmoins, cette bascule vers la LED ne doit pas nous faire croire que la question de l’écoresponsabilité de l’éclairage scénique est close : que faire des milliers de carcasses de PARs dont les lampes disparaissent du marché, de tous ces blocs de gradateurs bientôt obsolètes et de toutes les sources LED de première génération bientôt hors service ?

Plusieurs fabricants ont développé des modules de conversion d’une source halogène en source LED, tels que les modules Sully et Sully4C Robert Juliat, les Source 4WRD II ETC ou le système ReLite de Coemar. Cependant, ces modules se heurtent à des limites optiques, mécaniques et thermiques puisqu’ils doivent prendre place dans des carcasses qui ne sont pas prévues pour eux.

Vous avez dit perfection ?

En dehors des manuels de physique, la source de lumière parfaite n’existe pas et les projecteurs que nous utilisons en spectacle vivant sont souvent, d’un point de vue optique, d’assez piètre qualité, avec des défauts optiques tels que la coloration ou la déformation des bords du faisceau, et une répartition inégale de la lumière marquée par une surintensité du centre du faisceau, défauts que les praticiens de la scène ont appris, au fil des ans, à mettre au service de l’artistique.

Le repos pendant la Fuite en Égypte, Rembrandt, 1644

Les sources à LED n’ont pas moins de défauts optiques, mais ce ne sont pas les mêmes : ombres colorées pour les sources couleurs, difficulté à obtenir des ombres nettes, sauts de gradation dans les basses intensités. Leur caractéristique majeure reste l’homogénéité du faisceau, avec un impact uniforme quelle que soit l’intensité. La diversité des faisceaux lumineux est ainsi réductible aujourd’hui à trois types : Beam/faisceau très serré – Spot/faisceau homogène permettant la projection d’une image (gobo, couteaux, iris) – Wash/faisceau homogène à bord flou.

Avec la disparition du point chaud, c’est le faisceau composite, hétérogène, organique, qui s’efface pour laisser place à des faisceaux plus homogènes et plus lisses. La palette des qualités et textures de faisceaux s’est amoindrie, pour céder la place aux effets de mouvement et de couleur.

De l’usage du point chaud

La notion de point chaud offre différentes fonctions pratiques aux éclairagistes : il permet de désigner la zone couverte par un faisceau lumineux. Par exemple, en réglage, il sert à guider la main de l’opérateur ou à régler des PARs en plein jour. En jeu, il peut servir de repère pour les interprètes. Mais le point chaud est d’abord un outil esthétique et dramaturgique permettant de faire varier la distribution et la densité de la lumière. Avec ses jeux de contraste de brillance, il crée des zones actives et des zones inertes. Il permet de dévoiler progressivement l’espace sur une montée d’intensité et de guider subtilement l’œil du spectateur, toujours attiré par le point le plus lumineux d’une image. Cette question du point chaud constitue aujourd’hui un bon point d’observation des mutations de l’éclairage scénique et il suffit de lancer un concepteur lumière sur le sujet pour comprendre l’importance que tient le point chaud dans la palette des possibilités expressives de la lumière ainsi que l’inquiétude liée à sa disparition progressive. L’éclairagiste Frédérique Doyon pointait ainsi, dans un article paru en 2019, la disparition des PARs qui, avec les BT et les Svobodas, n’ont à l’heure actuelle aucun équivalent en LED, bien que représentant une part substantielle des plans de feux : “Je me demande si la disparition du PAR n’est pas particulièrement douloureuse en danse contemporaine, où nous travaillons sur de petits plateaux, avec une attention aux détails, aux états de corps, à une intimité avec le public, …”.

Une source à point chaud LED bricolée artisanalement- Photo © Élie Martin

Bien que le point chaud soit un phénomène et un terme propre au spectacle vivant, il est possible d’en observer ailleurs ces principes esthétiques. Rembrandt a étudié l’utilisation du clair-obscur par Caravage et en a exploité les principes dans ces lithographies. En jouant sur la densité des hachures et donc sur la profondeur de morsure de l’acide, il crée toute une palette de contrastes entre des zones très claires et d’autres très sombres. Ces palettes de nuances de gris créent de la profondeur dans les gravures et permettent une hiérarchisation du regard. Exploiter le point chaud au plateau permet de creuser les zones d’ombre dans le sens de la profondeur et de guider l’œil vers des zones plus brillantes, où la lumière est plus compacte.

Mutation des pratiques

Cette bascule vers des sources LED bouleverse également les pratiques. Alors qu’avec l’incandescence un régisseur lumière pouvait dépanner n’importe quelle source, une panne sur une source LED demande au mieux de commander un ensemble de pièces détachées au constructeur, au pire de devoir renvoyer l’appareil à l’usine. Nous sommes dans une période paradoxale où la diversité des faisceaux lumineux s’est réduite pour se concentrer autour de trois types de faisceaux, du plus serré au plus large. Pour autant, la quantité de références différentes ne cesse d’augmenter sans que des standards technologiques ne semblent émerger. Nous pouvons ainsi noter de grandes disparités optiques et colorimétriques d’une marque à l’autre, faisant qu’il est devenu difficile en tournée de reproduire la même lumière d’un lieu à l’autre. En ces périodes de “non-reproductibilité” de la lumière, certaines productions se retrouvent alors tentées de partir en tournée avec leur propre matériel ce qui, d’un point de vue écologique, n’est guère satisfaisant. Cette technologie demande également plus de temps d’encodage et suppose que les opérateur.rice.s soient formé.e.s. Si elle n’entraîne pas de réduction significative des temps techniques, nous ne voyons pas non plus de baisse notable de la quantité de projecteurs dans les plans de feux.

Sobriété

Première page du Manifeste de l’ACE

L’écologie du spectacle vivant pourrait-elle rimer avec sobriété ? Cela pourrait être l’occasion d’une forme de radicalisation des esthétiques lumineuses. Plutôt que de subir une décroissance forcée, nous pourrions envisager une décroissance des plans de feux et faire le choix de réduire la quantité de sources et de ressources que nous utilisons ; ceci pour concentrer nos créations autour de quelques sources choisies avec soin en termes de type, de qualité optique et d’emplacement.

Laisser une place plus grande à l’obscurité sur les plateaux, travailler avec le contraste, avec la lumière naturelle, utiliser la vidéo comme source de lumière ou choisir le low-tech, de nombreux chemins alternatifs se tracent aujourd’hui.

L’ACE(1) a récemment publié un Manifeste des conceptrices et concepteurs lumières pour des projets d’éclairages raisonnés et engagés dont plusieurs points sont tout à fait applicables au spectacle vivant comme par exemple “1 : Réhabiliter le plaisir de la pénombre et de l’obscurité” ou encore “10 : Construire un laboratoire d’idées”. Ce manifeste est consultable sur le site de l’ACE.

Expérimenter pour réinventer

Chaque période de transition technologique génère ses bouleversements et inquiétudes. Les fabricants, qui sont aujourd’hui moteurs de cette transition, ont proposé ces dernières années de nombreuses tables rondes et rencontres sur la transition vers la LED, abordée chaque fois dans ses dimensions technologiques et écoresponsables. Nous manquons d’un espace de réflexion et d’expérimentation pour interroger les répercussions artistiques de cette transition, pour mettre en synergie les considérations techniques, esthétiques et dramaturgiques de la lumière, comme cela se fait à l’Ircam pour le son et commence à se faire à l’UCL ou à l’ENSATT. Ce remplacement des outils traditionnels connus et apprivoisés par de nouvelles sources LED se fait dans un temps et des budgets souvent contraints. Les éclairagistes ne disposent pas du temps nécessaire à ce travail de défrichage, ni d’un lieu ou d’une structure ressource. Les expérimentations restent locales et isolées, sauf lorsqu’une tournée permet d’en partager les résultats.

Une technique ne peut évoluer qu’avec l’art qui l’utilise”, disait Chéreau. Gageons que le point chaud n’a pas dit son dernier mot et que les artisans de la lumière sauront en retrouver l’éclat et la singularité.

(1)   Association des concepteurs lumière et éclairagistes, www.ace-fr.org
Facebook
LinkedIn

Coup de froid sur le point chaud

Facebook
LinkedIn

CONNEXION