Vivre avec ses morts
Entre 2020 et 2021, en pleine pandémie, alors que les théâtres sont fermés au public, la metteuse en scène Lorraine de Sagazan renonce à une adaptation du Décalogue de Krzysztof Kieślowski pour mener des rencontres dans les théâtres déserts avec pour thème la réparation. Les personnes – près de trois cents – qui ont accepté de parler ont presque toutes spontanément évoqué un mort, le lien rompu après la disparition, le manque. C’est ainsi qu’est né Un Sacre, incantatoire pour célébrer ces morts oublié(e)s. C’est ainsi que Renata, Kali, Georges, Asma, Mathias, Zahia, Léa, L10-3 viennent raconter la (les) mort(s) dans un décor atemporel d’espace en ruine où la nature reprend ses droits. Sublime.

Un Sacre – Photo © Christophe Raynaud de Lage
Théâtre extra-vivant
Avec son désormais complice dramaturge Guillaume Poix, mais aussi seule depuis ses débuts, Lorraine de Sagazan a toujours cherché inlassablement à mettre en scène au présent. Extra-vivant, ultra-sensible, pétri à la fiction infusée et tricotée de réel, incarné par un jeu brut, son théâtre fait de fragments réactive le(s) mouvement(s) intérieur(s) des existences. Depuis l’adaptation de Démons de Lars Norén, elle creuse le même sillon. Toujours plus inspirée. Toujours plus précise. Elle ne cesse de révéler, au fil du temps, la grande femme de théâtre que nous avons perçue dès ses débuts. Un Sacre marque cependant un tournant dans son ouvrage. Pour nous permettre de tendre l’oreille à ses œuvres, elle avait jusqu’alors approché les spectateurs au plus près de la scène. Elle voulait nous faire trembler, sentir, frissonner avec le plateau. Elle voulait que nous les entendions murmurer. Petites salles, dispositif bi-frontal, tri-frontal voire quadri-frontal, nous étions toujours placés à quelques petits mètres de ce qui se jouait. Immergés. Transis.

Un Sacre – Photo © Christophe Raynaud de Lage
Hétérotopie
Un Sacre se joue en frontal dans un espace monumental. “C’est une première pour moi, le grand plateau frontal. J’ai toujours travaillé avec la proximité. Ce que je considère difficile avec le frontal, c’est la maîtrise de l’image. Tu es obligée de traiter l’image de près et de loin. C’est une vraie difficulté. Et cette difficulté n’est pas si souvent nommée. Tu peux voir un spectacle de très loin et ne pas y avoir accès. À l’entracte, tu te rapproches et tout à coup tout s’illumine dans la réception du spectacle. […] J’ai rencontré les gens dans des théâtres fermés. Je voulais à la fois reproduire un petit théâtre sur scène et affirmer le côté carton-pâte et les accessoires à vue à jardin et cour. C’est une boîte posée avec de l’espace de part et d’autre. C’est un spectacle sur le théâtre. Un spectacle qui puise sa source dans la fermeture des théâtres. Un spectacle qui contient cette interrogation sur la nécessité ou non du théâtre. Pourquoi n’avons-nous pas considéré cela comme essentiel ? Est-ce essentiel ? Je n’avais aucune idée préconçue mais partir à la rencontre des gens m’a aidée à redéfinir ce qu’était pour moi le théâtre. Ces rencontres m’ont amenée à réaliser que ce que les gens réclamaient c’était du temps et des lieux, et que le théâtre est précisément cela. Cet espace est comme un théâtre dans le théâtre, une boîte à jouer habitée par l’idée de la renaissance, du renouvellement. Cet espace représente beaucoup de choses. Il m’importait qu’il ne soit pas réaliste mais que la surface de projection soit suffisante pour que les spectateurs le ressentent, le vivent comme un lieu familier.”

Un Sacre – Photo © Christophe Raynaud de Lage
Garde rapprochée
C’est avec une garde rapprochée – jeu, écriture, costumes, scénographie, son, lumière, régie générale – désormais rompue à sa méthode de travail que Lorraine de Sagazan travaille à l’écriture de ses spectacles. “Nous répétons durant de long mois, alternant deux semaines de répétitions, deux semaines d’écriture. Quand je dis écriture, je parle aussi de l’écriture scénographique et visuelle. Nous passons un temps long dans le décor. Il faut éprouver son austérité pour accepter de faire le trajet dessiné par la dramaturgie et les monologues. De là naissent les idées.” Parmi ses compagnons de route, outre les acteur.rice.s comme Benjamin Tholozan, Jeanne Favre, Antonin Meyer Esquerré, Matthieu Perrotto, … figurent Anouk Maugein (scénographie) et Suzanne Devaux (création costumes). Le décor de théâtre abandonné – verrière au plafond recouverte de végétation – est inspiré de photographies d’urbex. Une boîte classique accompagnée d’un plafond suspendu permettant de filtrer la lumière. La décision de suspendre le plafond a été prise lors des essais lumière sur maquette avec Claire Gondrexon (création lumière). Cela permettait de laisser passer la lumière pour créditer plus encore les directions de lumière au plafond avec la verrière, à la face et au lointain. Le résultat est sidérant de beauté. Le décor, une boîte atemporelle au départ, rideaux de scène au lointain, patine soignée et à jardin, un graffiti sur le mur laissant apparaître la date 1973 et une verrière au plafond à la végétation rampante. Plein feu. Dégagement à jardin et à cour, coulisses à vue. La sobriété au départ crédite le déploiement de la fantaisie et du mouvement tout au long du spectacle.

Un Sacre – Photo © Christophe Raynaud de Lage
Fuir le réel de peur qu’il ne se sauve
Le décor évolue sans cesse. La structure praticable en bois composant le plafond (850 kg) est reprise par vingt-deux élingues sur onze tubes avec un anneau central soudé et s’accroche à 7,30 m. Elle laisse passer la lumière. Un plancher praticable en bois composé de cinquante-et-un caissons assemblés accueille le sous-sol (45 cm de hauteur) à l’intérieur recouvert de caissons de mousse sculptée et résinée pour créditer l’effet vallonné. Les acteur.rice.s ôteront bientôt les lattes du plancher une à une pour découvrir un sol de terre, recouvert de végétation et de fleurs aux limites infinies alors qu’au lointain, Georges aura traversé le mur à la faveur d’un plongeon droit vers le hors-champ. Ce même hors-champ au lointain habillé d’un cerisier rose flamboyant et d’un espace vallonné recouvert de végétation. Petit à petit, chacun des récits appelle le rituel et l’infuse – costumes, coiffes, lumière moirée arc-en-ciel sur le mur du lointain. Pour obtenir ce rendu d’une incroyable finesse, il a fallu de nombreux essais.

Un Sacre – Photo © Christophe Raynaud de Lage
“Avec Lorraine, nous cherchions depuis le début à échapper à la littéralité et à ouvrir sur un espace familier, reconnaissable mais qui puisse échapper au réalisme. Nous avons fait de nombreux essais. Par exemple, le cerisier rose au lointain est apparu en répétitions. Après les recherches de végétation rampante et après le modelage des caissons et de la partie vallonnée au lointain, nous avons réalisé qu’il manquait quelque chose dans l’espace. Pour déréaliser un peu l’ensemble. C’est ainsi que l’arbre rose est arrivé. Pour les patines, j’ai travaillé avec deux peintres, Fanny Gautreau et Myrtille Pichon. Nous avons énormément travaillé les limites pour donner l’impression que l’espace file, qu’il est infini.”

Recherche des costumes – Document © Suzanne Devaux
Vers le sacre
Peu à peu, nous sommes conduits à l’acceptation de cette vie spirituelle s’incarnant de manière incantatoire dans chacun des personnages. Peu à peu, le visage de la réalité se floute à la fiction et nous embaume d’un parfum exquis et réparateur. Jusqu’à se souvenir de nos morts. Les costumes tiennent une place fondamentale dans ce chemin. “Dès le début des répétitions, il y a eu la pleureuse corse. Encore une fois, il ne s’agissait pas de les représenter de manière réaliste mais nous avions en tête que ces pleureuses devaient agir sur le public. Nous souhaitions que les costumes aient un aspect contemporain, qu’ils puissent être portés par tout le monde mais qu’ils célèbrent, fassent honneur. Nous avons mélangé ces deux idées et avons essayé de trouver un juste milieu. Nous recherchons toujours la beauté dans les silhouettes, que les personnages eux-mêmes soient en quête de cette beauté. Une palette un peu sage, un peu calme, vient s’étayer par une harmonie colorée. Cela s’obtient par la noblesse et la puissance des matières. Chemises et robes en soie montrent que du soin a été apporté aux tenues. Au départ tout est propre, clean, puis entrent peu à peu le costume de boxeur de Georges, les coiffes dont celle majestueuse du sacre, les couleurs.” Un Sacre nous tient en éveil avec les armes du théâtre et une finesse de perception inouïe. Il y a aussi ce mystère autour de L10-3 à qui nous aurions voulu faire une vie et pour lequel le décor devient un tombeau grâce à ce graffiti – 1973, sa date de naissance. “Je voulais avoir une vie, pas être une histoire. Mais j’ai bien conscience que c’est pour moi la seule manière d’exister encore un peu. De ne pas disparaître complètement.”
Nous sortons de ce spectacle étourdis par la beauté et saisis par la puissance incantatoire. Et nous nous disons que seul le théâtre peut cela. Nous attendons avec impatience ce que Lorraine de Sagazan – qui termine tout juste un temps de résidence à Rome, Villa Médicis – va écrire sur scène cette année. L’accueil prodigieux offert à ce Sacre lui garantit le niveau de confiance et d’inspiration nécessaire pour aller plus loin dans ses recherches avec sa garde rapprochée. Lorraine de Sagazan est de celles qui font grandir le théâtre et augmente sa puissance. Elle est de celles qui cherchent sans répit de nouveaux espaces à la parole. Elle est de celles qui nous conduisent vers le sacre. Ce qui nous rend impatient de la voir à la tête d’une grande et belle maison de théâtre.