Picture a Day Like This

Simplicité élaborée et quête initiatique

Voici un couple de créateurs qui devient rare dans le paysage théâtral aujourd’hui. Dans une belle alliance, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau cosignent la mise en scène, la scénographie et la lumière de l’opéra Picture a Day Like This (Imagine une journée comme celle-ci), créé par George Benjamin et Martin Crimp au Théâtre du Jeu de Paume lors du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Leur exigence d’atteindre l’essentiel, leurs interrogations et leurs recherches approfondies ont mené à une pureté spatiale emprunte d’une dimension poétique, que nous retrouvons souvent dans leurs créations.

Picture a Day Like This au Festival d’Aix-en-Provence - Photo © Jean-Louis Fernandez

Picture a Day Like This au Festival d’Aix-en-Provence – Photo © Jean-Louis Fernandez

Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau avaient déjà collaboré avec ce duo en 2006 pour Into the Little Hill, une commande du Festival d’Automne et de l’Opéra de Paris et considèrent Picture a Day Like This comme une suite. Pour Martin Crimp, cet opéra représente d’abord un retour à l’idée de fable, de conte de fées et de monde magique, tout en reprenant la forme d’une quête. Un message qui renvoie à différents mythes et légendes à travers le monde.

Un parcours initiatique

Cet opéra en un acte et sept tableaux commence par un drame qui a déjà eu lieu en hors-champ : la Femme “Woman” a perdu son fils, mort dans ses bras, et refuse de l’accepter. Elle a entendu parler d’un monde où les humains peuvent connaître une seconde naissance si, en une journée, elle parvient à trouver une personne véritablement heureuse et à obtenir un bouton de la manche de son vêtement. Elle rencontre des personnages surprenants, apparemment heureux ; mais derrière cette façade, elle découvre des vulnérabilités profondes qui les fracassent. Les Amants, en extase sexuelle mais qui finissent par se séparer, l’Artisan qui crée les plus beaux boutons du monde mais qui tente de se suicider, une compositrice mondialement adulée mais confinée dans sa solitude, un collectionneur comblé à qui il ne manque que l’amour de la Femme. Ému par son chagrin, ce dernier lui ouvre la porte du jardin où elle rencontre Zabelle, la femme heureuse, un double d’elle qui n’existe pas, comme le jardin qui lui aussi est virtuel. La quête du bonheur est alors vouée à l’échec. “Cette traversée afin de comprendre que pour être vivant, il faut accepter d’être vivant.

Picture a Day Like This au Festival d’Aix-en-Provence - Photo © Jean-Louis Fernandez

Picture a Day Like This au Festival d’Aix-en-Provence – Photo © Jean-Louis Fernandez

Bâtir l’invisible du texte

Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma expliquent : “Le livret est composé d’une succession de scènes hétéroclites qui pouvaient paraître hétérogènes. Il n’y avait pas de ramification et nous devions trouver ce qui les reliait. Nous avons considéré le texte comme un ensemble d’indices pour trouver un message plus profond qui n’apparaît pas au premier plan. Le thème est assez universel, une mère qui voudrait redonner vie à son enfant mort. C’est l’aventure d’une âme, un voyage mental, qui va l’amener à accepter la mort. L’espace est mobile, tout change autour d’elle, les autres partenaires entrent et sortent alors qu’elle ne parvient jamais à quitter le lieu. Elle se retrouve dans une chambre où les amants font l’amour ou chez un milliardaire-collectionneur qui a des barreaux à ses fenêtres, sans que nous sachions comment elle y est entrée. C’est donc bien dans sa pensée qu’elle se déplace. L’œuvre pose cette obligation sans donner de conclusion puisqu’elle finit par une forme d’ellipse”.

Maquette - Photo © Marie-Christine Soma & Daniel Jeanneteau

Maquette – Photo © Marie-Christine Soma & Daniel Jeanneteau

Un imaginaire commun

Le personnage du collectionneur leur donne une première clé. Il est différent, en connaît davantage sur la Femme, dirige et manipule, mais surtout possède tous les tableaux, des chefs-d’œuvre qu’il énumère. “À travers une phrase, nous avons compris que toutes ces figures étaient reliées par la question de l’art, et la thématique était en lien avec la figure de l’artiste. L’art peut conjurer la mort et la finitude du monde. La création artistique a un rapport avec le désir d’éternité. Ainsi, nous avons imaginé les entrées et sorties des personnages, comme si c’étaient des œuvres d’art. Les amoureux comme une living sculpture, l’Artisan, une idole d’art brut dans sa vitrine, la compositrice parle de l’art ainsi que le collectionneur. Le jardin est aussi l’œuvre d’un artiste et pas une simple vidéo. Ce fil que nous avons tiré a donné une cohérence à l’ensemble de l’œuvre.” Un deuxième lien se trouvait dans la première scène où des femmes sont venues auprès de la Femme quand l’enfant est mort, à l’image des pleureuses. Ces officiants qui participent au deuil interviennent tout au long du voyage et font le lien entre les différentes scènes en manipulant aussi les éléments.

Plan d’implantation global - Document © David VG

Plan d’implantation global – Document © David VG

Un fil invisible révélant l’espace

Un des enjeux de la scénographie était de présenter un enfermement et un voyage, un espace clos et un déplacement, un enfermement qui n’est que pour elle. “Il n’y a pas de destruction, le lieu reste intact et clos. Pourtant, entre la première et la dernière image, quelque chose s’est passé. L’idée structurante de la scénographie est un dépôt de musée. Ce sont des lieux avec des châssis qui roulent et une fois tout rangé, ils restent très abstraits et très vides. Mais la scénographie pourrait aussi faire penser à un ascenseur ou à une morgue, comme en témoignent nos recherches iconographiques. Cette idée de lieu de passage nous plaisait. La morgue aussi est un lieu de passage.

Trois pans de murs, composés de panneaux réfléchissants et mobiles, ceinturent le plateau et obstruent l’espace. Chaque personnage est représenté par un élément spécifique : le lit pour les Amants et la cage de verre pour l’Artisan glissent sur scène, à jardin ou à cour ; la Compositrice apparaît au centre sur un tapis roulant et la maison du Collectionneur est représentée par plusieurs panneaux recouverts de tulle, créant un labyrinthe sur la scène. Pour le jardin de Zabelle, le mur de fond s’ouvre et deux projections, œuvres créées par l’artiste à la face et au lointain, donnent une profondeur à l’espace et ajoutent à l’envoûtement du jardin irréel. Le sol en pente, composé d’éléments techniques, permet les différentes translations et donne une dynamique aux présences et aux assises des corps.

Plan d’implantation global, arrière - Document © David VG

Plan d’implantation global, arrière – Document © David VG

Les réserves aseptisées en inox des musées reflètent des images troubles, opalescentes et voilées. Lors de nos recherches en maquette, et surtout pendant le travail au plateau, la présence du reflet a pris une signification plus importante. La Femme reste dans un habitacle étanche mais les reflets produisent une sensation d’infini. Ils permettent de raconter son immense solitude, entourée de ces reflets qui montrent la multiplicité des êtres qu’elle rencontre. Ce paradoxe nous intéressait. Tous les panneaux sont susceptibles d’être traversés alors qu’elle est enfermée et c’est à l’intérieur de cet enfermement qu’elle doit retrouver son chemin et marcher. D’autre part, les personnages peuvent être perçus sous d’autres angles que l’angle dominant. Les trois comédiens ne sont réellement visibles que dans les reflets. Le regard devient donc multiple et pas uniquement orienté sur le personnage principal. Ainsi, nous ne nous focalisons pas sur une individualité ou un destin particulier. La question devient plus large, plus universelle.

La difficulté de l’éclairage pour les reflets a été intégrée dès le début. La lumière reste simple, pas de face sauf pour l’Artisan et le Collectionneur. L’éclairage par le sol donne une élévation aux objets lumineux. Tout est organisé autour d’un foyer froid, à l’image de la bougie chez de La Tour. Une simplicité que défend Marie-Christine Soma : “Cela crée des images de façon inconsciente. Nous travaillons sur des souvenirs, des réminiscences, comme l’éclairage de la caverne. J’aime bien les images qui tiennent sur peu de chose et une économie de moyen que je défends. Comment travailler sur la mémoire profonde des gens ? Nous n’avons pas besoin de les emmener dans un état d’excitation, dans la surabondance d’effets. Ce n’est pas la peine d’aller concurrencer le show business, les concerts, mais au contraire, de retirer et d’aller vers l’essentiel, vers ce que nous avons au fond de nous, même si nous avons l’impression de l’avoir oublié. Il suffit de peu de chose pour réanimer ces sensations et ces émotions”.

D’une apparente simplicité, la scénographie s’avère être plus complexe qu’elle ne donne à voir. Le Théâtre du Jeu de Paume permet une proximité où les spectateurs se retrouvent proches des protagonistes mais le plateau est contraint avec des coulisses de 1,50 m. “Malgré une ouverture de cadre de 7,50 m, nous voulions un espace scénographique le plus large possible et donner l’impression des entrées et sorties de grands châssis. Pourtant, il n’y avait aucun dégagement. Nous avons alors intégré, dans les changements, les contraintes des techniciens.

Nomenclature globale - Document © David VG

Nomenclature globale – Document © David VG

Une simplicité complexe…

Objet simple et épuré mais une horlogerie.” C’est ainsi que Fréderic Lyonnet, chef de l’Atelier de décor d’Aix-en-Provence et directeur technique adjoint du Festival, décrit la scénographie. “Du côté de la technique, nous avons pris du plaisir à travailler avec une équipe exigeante, disponible et en lien avec la réalité. Elle voulait une homogénéité technique. Si un élément technique était visible, il fallait le reproduire partout. Tout était dans la précision des détails, les alignements. Dès que nous travaillons avec des décors aussi parfaits, il faut reprendre au moindre défaut. Dans cette scénographie très pure, réfléchissante par le sol et les murs, tout défaut pourrait être visible. Les châssis s’ouvrent et se translatent avec des manipulations silencieuses.

Les panneaux sont des châssis recouverts de CP 5 mm, ignifugés dans la masse, un Dibond miroir collé par-dessus. Afin de garder l’effet miroir sans être réfléchissant, la solution a été un vernis hydrosoluble ayant l’avantage d’une reprise facile, nettoyable à l’eau chaude. Les tulles sont un produit métallisé avec un enjeu pour la confection puisqu’ils devaient être bien tendus. Le sol est en stratifié M1, noir formica et brillant, un praticable souple pour des problèmes de poids et de hauteur. Il est construit sur un principe de costières pour pouvoir faire coulisser, uniquement au pied. Le lit et la vitrine sont des objets lourds à cause de la surface vitrée et la lumière intégrée. Sans traverses et sans appuis, il était nécessaire d’utiliser du polycarbonate d’épaisseur 12 mm. Ils sont guidés et roulent en appui sur le plateau. Comme les châssis béquillés sont sur des socles roulants, les roues d’appui sont situées à l’arrière afin de les guider. Pour un coulissement fluide et sans frottement, des roues à blocage directionnel ont été ajoutées. Le tapis roulant est implanté dans la partie centrale avec une motorisation intégrée et une commande à variation de vitesse avec un choix de sens, avant/arrière. “Nous nous sommes occupés de la partie mécanique, découpe laser et assemblage, puis nous avons sous-traité à Artefact la partie motorisation et réducteur.” La projection de la vidéo s’effectue de face et en rétro simultanément. Le mur du lointain s’ouvre pour faire apparaître le cyclo de la rétroprojection. “L’image au lointain est bloquée par le cyclo alors que celle de face, projetée sur les tulles, les traverse et habille la totalité du volume. Au moment où elle arrive sur le lointain, elle est reprise par la rétroprojection. L’ouverture se fait latérale, du centre vers les coulisses, car nous n’avions pas la capacité de l’ouvrir totalement et deux manipulations ont été nécessaires pour ranger les châssis. C’était un vrai travail de plateau avec la grande contrainte du Jeu de Paume et son manque de coulisses. La dimension globale du décor, sa largeur intérieure avec la vitrine et le lit sont celui du mur à mur de la cage de scène, donc pas de marge. Nous avons redimensionné les cadres pour trouver la place de stockage en coulisses qui d’ailleurs bloquaient la circulation. Donc les tulles sur les châssis sont “dévelcrotés”. La vitrine polycarbonate à l’arrière est coulissante afin que l’artiste puisse rentrer et se positionner à l’intérieur.

Implantation du décor - Document © FLy

Implantation du décor – Document © FLy

Penser la tournée

Cet opéra a bénéficié de cinq coproductions : Londres, Strasbourg, Naples, Cologne et Luxembourg. La scénographie s’implantera sur des plateaux de tailles différentes car celui de Naples est par exemple deux fois plus grand. “Travailler sur la modularité a permis de ne pas refaire à chaque fois le décor. Nous ajoutons des sols, des châssis au lointain et changeons les dimensions des cadres de tulle qui coulissent. Le choix a été d’élargir à chaque fois le décor d’une trame, de 2 m à 4 m. Des châssis prévernis et des panneaux vierges Dibond miroirs non vernis sont fournis pour, face à un imprévu, les reconstruire. En fonction du sol où il est monté, il faut réajuster et porter une intention bien particulière pour s’assurer l’horizontalité et bien caler les différentes fermes. Tout dépend de la qualité d’ajustement des costières qui aura un impact sur le reste du décor avec des guidages en silence et en souplesse. Les châssis seront transportés par paires, face contre face, avec un jeu de 2 cm entre les deux, protégés avec du polyane. Concernant l’écoconception, nous remarquons les limites de ce décor puisque nous ne pouvons pas intégrer des éléments standards. Cependant, la pièce va être beaucoup jouée avec un transport léger. La mutualisation d’un projet dans sa globalité est aussi importante. Le seul défaut en termes d’assemblage réside en l’utilisation de Dibond miroirs collés sur le châssis puisque nous sortons de la filière bois pour le recyclage. Mais, en fin de vie, les éléments de planchers sont réutilisables ainsi que la voilerie. Finalement, la taille du projet avec des volumes raisonnables par rapport à son utilisation diminue l’impact par spectateur.

Branché sur un autre cerveau.

Cette expression de Marie-Christine Soma résume cette collaboration artistique que ce duo de créateurs décrit ainsi : “Depuis le temps que nous travaillons ensemble, nous avons surmonté les difficultés. Nous nous augmentons mutuellement en commençant au départ dans une parole libre et non maîtrisée et, souvent, c’est dans la parole de l’autre que la solution est trouvée. Nous découvrons par les fonctionnements, les rencontres, des choses que nous ne pouvons pas modéliser, les hasards heureux qui amènent à une satisfaction des découvertes, quelque chose qui prend vie. Nous sommes responsables de ce que nous faisons et acceptons par avance de nous confronter aux contraintes que nous nous sommes données. C’est la base de notre collaboration. Une fois notre chemin trouvé, nous en faisons une force. Si nous avons l’impression de subir, nous échouons. Comme lorsque la scénographie ou la lumière ne sont pas assumées par le metteur en scène puisque la réflexion n’a pas été commune dans le concret et qu’elle est restée au niveau du fantasme. Nous ne fantasmons pas, nous connaissons le métier. Quand nous avons dessiné, nous en avons foi. Cela nous évite d’avoir des regrets”. Daniel Jeanneteau insiste : “La scénographie n’est pas un objet d’art mais un objet vivant. S’il ne prend pas vie, il est mort. Je trouve aujourd’hui assez dépassé de parler de la place du metteur en scène ou du scénographe, nous travaillons tous sur l’espace et son sens”.

 

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